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L’exception n’étant pas source des droits subjectifs

Titre I. Le contenu du paradigme

Section 2. L’aspect matériel du paradigme

A. L’exception n’étant pas source des droits subjectifs

178. Le droit d’auteur français confère aux créateurs des droits subjectifs sur leurs œuvres530. Le droit subjectif se définit comme une « prérogative individuelle reconnue et sanctionnée par le Droit objectif qui permet à son titulaire de faire, d’exiger ou d’interdire quelque chose dans son propre intérêt ou, parfois, dans l’intérêt d’autrui »531. Dans le contexte du droit d’auteur, ces droits subjectifs consistent principalement en un pouvoir juridiquement sanctionné d’exclure les tiers de l’usage de l’œuvre.

L’existence de ce droit subjectif donne naissance au devoir du public de ne pas empiéter sur le terrain réservé à l’auteur 532 . Les exceptions étant des espaces d’impunité, volontairement soustraits par le législateur du monopole d’exploitation a priori absolu, elles

530 C. COLIN, « Devoir d’auteur », RIDA, n° 224, avr. 2010, pp. 160-249, spéc. pp. 161-163.

531 G. CORNU, Vocabulaire juridique, 10e éd., PUF, 2014, p. 374. Pour Dabin le droit subjectif représente une « prérogative, concédée à une personne par le droit objectif et garantie par des voies de droit, de disposer en maître d’un bien qui est reconnu lui appartenir, soit comme sien soit comme dû », J. DABIN, Le droit subjectif, Dalloz, 1952, p. 105. En caractérisant le droit subjectif, Roubier propose trois conditions : 1° Il faut une prérogative à laquelle le bénéficiaire du droit peut prétendre. Il ajoute que cette prérogative doit prendre forme d’un avantage et non pas d’une charge. Cette exigence nous permet de distinguer nettement des droits subjectifs et des simples applications du droit objectif. Pour expliquer cette différence, Roubier prend l’exemple suivant : « si le législateur décide que le père survivant est le tuteur de ses enfants légitimes, il formule une règle qui sera invoquée, quelle que puisse être sa signification concrète dans tel ou tel cas ; c’est un devoir pour le père de prendre cette tutelle (…) ; mais c’est aussi une prérogative qu’il peut réclamer si on voulait la lui enlever ». Une telle règle appliquée indépendamment de son caractère bénéfique ou désavantageux à l’égard de son destinataire ne constitue pas un droit subjectif. 2° Il faut que la prérogative en cause puisse être transmise à d’autres, car le droit subjectif est assimilable à un bien. 3° Il faut que la prérogative comporte la possibilité de renonciation, P. ROUBIER, Droits subjectifs et situations juridiques, Dalloz, 2005, p. 129.

Pour aller plus loin, sur la question d’existence même du droit subjectif, v. : L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Tome I, E. Boccard, 1927, pp. 15-22. Sur l’incompatibilité du droit subjectif avec la théorie pure du droit en raison du caractère extérieur par rapport à la puissance de l’État, v. : H. KELSEN, « Aperçu d’une théorie générale de l’État », Revue du droit public et de la science politique, Tome XLIII, 1926, pp. 561-646, spéc. pp. 572-573 et pp. 576-577.

532 C. COLIN, op. cit., p. 163.

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ne sont pas, selon la doctrine majoritaire française, porteuses de droits subjectifs ainsi compris533.

179. Admettre que les utilisateurs jouissent de droits subjectifs consacrés par les exceptions, et par conséquent dire qu’ils peuvent exiger que le monopole cède devant les types d’usages couverts par les exceptions serait une négation de la vision du droit d’auteur consacrée par la loi du 11 mars 1957.

Rappelons que le droit d’auteur français tel qu’issu de ce texte est garant du lien entre les créateurs et leurs œuvres, et non pas gardien de l’environnement socioéconomique dans lequel les auteurs vivent534. La réticence générale du législateur à l’égard de la vision sociale du droit d’auteur, et le principe d’interprétation in favorem auctoris des règles du droit d’auteur qui en découle, conduisent la plupart des auteurs à admettre que les exceptions ne sont pas assimilables aux droits des utilisateurs pouvant donner naissance à une créance quelconque sur le titulaire des droits d’auteur535.

180. En outre, la doctrine remarque que la dissociation s’impose eu égard au principe de fonctionnement de l’exception. Ainsi, comme le remarque S. Dusollier, « le privilège dont bénéficie un utilisateur pour effectuer une copie privée d’une œuvre n’est en rien exclusif et coexiste avec les libertés identiques de toute autre personne se trouvant dans les conditions de l’exception. Le bénéficiaire d’une exception ne peut exclure une autre utilisation identique de l’œuvre et le public se partage à l’identique la liberté d’usage ou d’exploitation de l’œuvre ou de l’invention. Cette absence d’exclusivité est précisément ce qui rend difficile la qualification de l’exception en un véritable droit, en tout cas en droit civil »536.

Si les exceptions aux droits de l’auteur ne consacrent pas des droits subjectifs au profit des utilisateurs, elles leur confèrent certaines prérogatives, hiérarchiquement inférieures aux droits de l’auteur, sous forme de facultés.

533 A. STROWEL, « Droit d’auteur et accès à l’information : de quelques malentendus et vrais problèmes à travers l’histoire et les développements récents », in S. DUSOLIER, J. C. GINSBURG, P. B. HUGENHOLTZ, A. LUCAS, A. STROWEL, Le droit d’auteur : un contrôle de l’accès aux œuvres ? Bruylant, 2000, pp. 5-24, spéc. p. 16.

534 H. DESBOIS, « Le droit moral », RIDA, n° spécial XIX, avr. 1958, pp. 121-159, spec, p. 127.

Dans le même sens, F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, 2e éd., Economica, 2014, p. 72.

535 F. POLLAUD-DULIAN, op. cit., p. 796.

536 S. DUSOLLIER, « Du gratuit au non-exclusif : les nouvelles teintes de la propriété intellectuelle », in IRPI, Vers une rénovation de la propriété intellectuelle ? LexisNexis, 2013, pp. 29-48, spéc. pp. 38-39.

127 B. L’exception étant source d’une faculté

181. Il est de l’essence des droits subjectifs, même les plus absolus, comme le droit de propriété, de porter, à côté des avantages, des devoirs à l’égard des tiers537. Le droit consacre toujours des « situations juridiques » définies comme des conglomérats de droits et de devoirs, plutôt que des droits subjectifs purs538.

C’est dans cette optique que Roubier distingue des « situations juridiques subjectives » créant « principalement des droits plutôt que des devoirs » et des « situations juridiques objectives » qui, quant à elles, « tendent à reconnaître des devoirs plutôt que des droits »539. Si on se lance dans l’analyse des droits subjectifs de l’auteur dans ce cadre conceptuel, on les range intuitivement dans la première de ces catégories540. Le droit d’auteur confère des droits subjectifs au titulaire, mais il lui demande également de supporter une « servitude » sous la forme d’une exception. Dans cette perspective, en refusant aux exceptions le caractère des droits subjectifs, on ne saurait complètement nier leur portée juridique en les assimilant à des tolérances. Hélas, cette assimilation abusive intervient souvent dans la perspective de dissociation des exceptions et des droits du public541.

Certes, les exceptions ne sont pas des prérogatives permettant aux utilisateurs d’exiger un certain comportement du titulaire. Néanmoins elles sont indéniablement des règles consacrées par le droit objectif qui énoncent, par le biais de l’affirmation ferme, que « l’auteur ne peut interdire » un modèle de comportement à suivre.

182. De cette formule semble découler l’octroi aux utilisateurs d’une faculté, d’une option d’effectuer une copie destinée à l’usage prive, de parodier, de citer…542. Cette faculté n’est pas une simple possibilité de fait, mais, pour reprendre le vocabulaire de Roubier, une possibilité légale d’option en vue de la création d’une situation juridique543. L’exercice de cette option par l’utilisateur déclenche toute une série de conséquences juridiques, dont la plus importante semble être la possibilité de repousser l’action en contrefaçon.

537 C. COLIN, op. cit., pp. 163-165, P. ROUBIER, op. cit., p. 53. Dans le même sens, L. JOSSERAND, De l’esprit des droits et de leur relativité, Théorie dite de l’abus des droits, Dalloz, 2006, pp. 321-322.

538 P. ROUBIER, op. cit., pp. 52-53, C. COLIN, op. cit., p. 165.

539 P. ROUBIER, op. cit., p. 54.

540 C. COLIN, op. cit., pp. 160-249, spéc. p. 165.

541 Par exemple, E. DREYER, « Illicéité de la copie privée dont la source est elle-même illicite », note sous Cass. crim., 30 mai 2006, inédit, D., 2006, pp. 2676-2680, spéc. p. 2678.

542 C. COLIN, op. cit., p. 171.

543 Pour Roubier, la faculté est « une option ouverte par la loi entre différents partis déterminés, qui permet à son bénéficiaire de faire naître (ou d’empêcher de naître à une situation juridique nouvelle) », P. ROUBIER, op. cit., p. 164.

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183. Comme le remarque F. Pollaud-Dulian, l’exception est avant tout un moyen de défense, à ne pas confondre avec un droit subjectif544. L’utilisateur agissant dans les limites de l’exception et attaqué par le titulaire peut ainsi réclamer l’application, à son profit, des règles du droit objectif non érigées en droits545. L’exception apparaît donc comme une règle du droit objectif protégeant, à travers l’octroi de facultés non assimilables aux droits subjectifs, certains intérêts des utilisateurs546. En tout état de cause, puisqu’on est en présence d’intérêts juridiquement protégés et de prérogatives consacrées par le droit, en aucun cas il ne s’agit d’une simple tolérance.

184. Une précision s’impose toutefois. Une telle interprétation des prérogatives, conférées aux utilisateurs par les exceptions, ne peut se justifier que si l’on partage l’opinion de F. Ost, selon laquelle les intérêts et les droits subjectifs se situent « (…) sur une ligne continue qui mesure des différences de degré et non de nature »,547 et que l’on refuse à la fois la dissociation et la fusion totale de ces deux concepts. En effet, il se peut que le droit objectif protège certains intérêts, plus ou moins légitimes, par le biais de mécanismes autres que la reconnaissance des droits subjectifs.

À cet égard, il convient de rappeler la définition du terme « intérêt » d’A. Gervais.

Celui-ci l’assimile à une « “utilité”, matérielle ou morale, actuelle ou future, en général égoïste, mais parfois altruiste, d’une personne, physique ou morale “porteuse” (…) d’intérêt »548. Cette utilité, poursuit-il « consiste pour son “porteur” à avoir la possibilité matérielle soit de satisfaire des besoins, soit d’obtenir des avantages, soit d’éviter des inconvénients »549.

Les intérêts ainsi conçus se situent sur le plan de l’être (de l’utilité et de l’existence).

Les droits subjectifs relèvent bien évidemment de la sphère du devoir-être 550 . Ces deux éléments entretiennent pourtant une relation étroite. La reconnaissance d’un droit suppose nécessairement l’existence d’un intérêt, mais l’existence d’un intérêt n’implique

544 F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, op. cit., p. 796.

545 C. COLIN, op. cit., RIDA, n° 224, avr. 2010, pp. 160-249, spéc. p. 203.

546 Dans ce sens, L. GUIBAULT, Copyright Limitations and Contracts, An Analysis of the Contractual Overridability of Limitations on Copyright, Kluwer Law International, 2002, p. 107: « (…) users of protected works have an objective right to accomplish the acts permitted under the copyright act. Since the user’s objective right derives from the reflex effect of the law, its scope is strictly limited to the wording of the copyright act. It is not transferable and confers no independent right of action to enforce it ».

547 F. OST, Droit et intérêt, entre droit et non-droit : intérêt, FUSL, 1990, p. 35.

548 A. GERVAIS, « Quelques réflexions à propos de la distinction des “droits” et des “intérêts” », in Mélanges à l’honneur de Paul Roubier, Tome I, Dalloz, Sirey, 1961, pp. 241-252, spéc. p. 241.

549 Ibidem.

550 Ibid., pp. 241-242.

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pas forcément la reconnaissance d’un droit551. Certains intérêts, les plus dignes et les plus légitimes, se trouvent érigés au rang de droits (ex. les droits de l’auteur). La satisfaction des intérêts les plus illicites est sanctionnée sur le plan de la responsabilité civile et/ou pénale (ex. la contrefaçon).

185. Entre ces deux extrêmes, il existe selon A. Gervais, des intérêts purs et simples dont la satisfaction n’est ni interdite ni encouragée par le système de protection sociale, ainsi que des intérêts légitimes qui peuvent déclencher une certaine protection « en creux ».

À cette dernière catégorie d’intérêts correspond « une obligation faite aux tiers de tenir compte des intérêts légitimes » et un quasi-droit limité pour leur porteur « à obtenir que lesdits intérêts ne soient pas méconnus »552. Il y a par conséquent plusieurs catégories et plusieurs degrés de protection offerte aux intérêts par le droit objectif553.

Il semble que les exceptions peuvent être classées dans la dernière portion de ces catégories intermédiaires des intérêts juridiquement protégés présentées par A. Gervais.

N’étant pas des droits subjectifs, elles déclenchent une certaine protection en creux de la part du droit objectif, qui consiste à octroyer une faculté à l’utilisateur. La possibilité d’exercer cette faculté ne peut pas être paralysée par l’action en contrefaçon.

186. Telle semble être la nature subjective des prérogatives conférées aux utilisateurs par le droit d’auteur français. L’esprit de ce dernier se concilie mal avec l’idée d’un droit subjectif découlant de l’exception. En outre, une dérogation sous forme de tolérance consacrée par le droit objectif serait un concept étonnant. En revanche, la coexistence de deux types de prérogatives, d’une part de droits subjectifs reconnus aux auteurs, d’autre part de facultés dont bénéficient les utilisateurs, s’inscrit parfaitement dans le cadre du paradigme consacré par la loi du 11 mars 1957.

Du point de vue de l’auteur, les exceptions créent une sorte de devoir de supporter l’utilisation qui aurait pu être interdite en l’absence de toute dérogation. L’existence de ce devoir particulier place l’auteur dans une situation juridique subjective, qui fait naître des droits plutôt que des devoirs. Inversement, du point de vue des utilisateurs, l’exception les place dans une situation juridique objective créant des devoirs plutôt que des droits.

187. L’idée de déséquilibre harmonieux et préétabli, supposant une hiérarchisation des intérêts en présence, trouve ainsi son reflet également sur le plan des prérogatives que

551 Ibid., p. 243.

552 Ibidem.

553 F. OST, op. cit., p. 37. Dans le même sens, P. ROUBIER, op. cit., p. 49 : « On a cru aujourd’hui pouvoir donner le nom de droit à toute une série de prérogatives, qui permettent par des moyens divers d’obtenir tel ou tel avantage. Cependant on a perdu de vue que le droit objectif peut protéger tel ou tel bien qui lui paraît particulièrement précieux par des moyens qui ne consistent pas dans la création d’un droit ».

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le droit d’auteur objectif confère aux titulaires des droits d’auteur et aux utilisateurs des œuvres de l’esprit.

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Conclusions du Chapitre 2

188. Avec la loi du 11 mars 1957, les exceptions aux droits de l’auteur, nées en dehors du droit d’auteur objectif, ont été absorbées par ce dernier. Désormais, la matière repose sur une idée de déséquilibre, programmé et préétabli, entre les droits d’auteur et les intérêts des utilisateurs. Dans le cadre de ce paradigme consacré par le législateur, la tâche d’atténuation de l’absolutisme des règles du droit d’auteur n’appartient plus au juge. Celui-ci, jadis libre de modeler les contours des droits exclusifs et d’y apporter des dérogations, est désormais lié par une liste fermée d’exceptions, inscrite dans la loi. Grâce à cette nouvelle technique de formalisation, l’exception aux droits de l’auteur a réussi à affirmer sa spécificité organique de sorte qu’elle possède de nombreuses caractéristiques qui lui sont propres.

189. Vu la nature, tant objective que subjective, de l’exception, celle-ci constitue l’artère vitale de la politique d’autarcie du droit d’auteur personnaliste, qui se croit capable d’anticiper ses imperfections et de les éliminer à l’aide de ses propres méthodes.

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Conclusions du Titre 1

190. L’analyse du processus historique de formation du modèle français de l’exception aux droits de l’auteur est révélatrice de deux phases de construction du paradigme qui règne désormais en la matière. En premier lieu elle décrit le droit d’auteur à la recherche d’une norme dérogatoire cohérente. En deuxième lieu, elle véhicule l’image d’une tâche accomplie.

À ce stade d’analyse, l’exception issue de la grande codification du droit d’auteur apparaît comme une norme aboutie, reflétant, de manière convaincante, les choix idéologiques et politiques propres à la tradition du pays ayant donné naissance au droit d’auteur.

Toutefois, on ne saurait avoir une vision complète du paradigme français des exceptions en nous concentrant uniquement sur ce qui peut être expliqué en son sein et en passant sous silence ses limites. Celles-ci existent bien, ce qui n’étonne guère, car comme le souligne T. Kuhn, « (…) aucun paradigme accepté comme base de la recherche scientifique ne résout jamais complètement tous ses problèmes »554.

Celui élaboré en matière des exceptions aux droits de l’auteur ne fait que confirmer cette règle.

554 T. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 1983, p. 117.

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