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L’emprunt littéraire dans le droit d’auteur moniste

Titre I. Le contenu du paradigme

Section 2. Le droit de citation – une exception admise contra legem

A. L’emprunt littéraire dans le droit d’auteur moniste

80. Malgré la limitation du droit exclusif de reproduction aux usages publics, celui-ci, tel que décrit par la loi de 1793, était un droit absolu dans la mesure où il ne supportait aucune dérogation au profit des usages rentrant dans son champ d’application. Autrement dit, le législateur révolutionnaire n’avait prévu aucun cas, dans lequel la vente, la distribution ou la cession de la propriété de l’ouvrage sans consentement du titulaire serait licite.

Parallèlement, l’article 425 du Code pénal incriminait au titre de contrefaçon, et ce sans aucune exception justifiée par les dimensions de la reproduction ou bien par le but dans lequel elles auraient été faites248, « toute édition d’écrits, de composition musicale, de dessin, de peinture ou de toute autre production imprimée ou gravée en entier ou en partie, au mépris des lois et règlements relatifs à la propriété des auteurs ». Il en résulte qu’a priori, chaque emprunt d’une forme, chaque citation d’une œuvre de l’esprit, et ce quelle qu’en soit la taille (quelques passages ou bien la reproduction in extenso), et quel qu’en soit le but (scientifique - illustration, ludique - parodie, pastiche, information - revue de presse), sans le consentement des titulaires étaient susceptibles de violer les droits d’auteur lorsqu’ils étaient incorporés dans un ouvrage publié249.

81. Néanmoins, la doctrine s’est très tôt emparée d’un argument selon lequel il serait irraisonnable d’interdire tout emprunt sans tenir compte de sa taille et du contexte de son incorporation dans l’œuvre citante. A cet égard, Renouard écrivait qu’« au privilégié appartient le droit exclusif d’exploitation vénale de l’ouvrage de domaine privé : à toute personne appartient la jouissance intellectuelle de l’ouvrage. Interdire à tout écrivain la citation de ses devanciers, refuser aux progrès de la science et de la discussion publique l’emploi de tout passage d’un ouvrage de domaine privé, ce serait tomber dans l’exagération »250.

248 M. NAST, note sous Cass. crim., 19 mars 1926, D.P., 1927.I.25, spéc. p. 26.

249 Le plagiat suppose nécessairement un élément de publicité, par exemple sous forme de vente ou de location de l’œuvre plagiée. Plus généralement il doit s’agir d’une usurpation de la paternité à l’extérieur de la sphère de l’usage privé, car on ne devient pas plagiaire exclusivement devant sa propre conscience.

V., sur ce point : A. CHAUVEAU, F. HELIE, Théorie du Code pénal, Tome VII, E. Legrand, 1842, p. 559 : le plagiat consiste dans « l’action de publier sous son nom et comme si on en était l’auteur ; des ouvrages ou des portions d’ouvrages qui ont été composées par un autre », nous soulignons.

250 A.-C. RENOUARD, Traité des droits d’auteurs dans la littérature les sciences et les Beaux-arts, Tome II Jules Renouard et Cie libraires, 1839, p. 17, E. POUILLET, Traité théorique et pratique de la propriété littéraire et artistique et du droit de représentation, 3e éd., Imprimerie et Librairie Générale de Jurisprudence, 1908, pp. 540-541 : « Si la loi punit la contrefaçon partielle, elle n’interdit pas le droit de citation. Il est clair que citer un passage d’un ouvrage soit pour le discuter, soit pour en tirer un argument au profit d’une opinion ou d’une doctrine que l’on émet est légitime et légal. Le droit réservé à l’auteur, tout exclusif qu’il est, ne saurait aller jusqu’à empêcher cela. La citation non seulement ne cause aucun préjudice à l’auteur cité, mais même

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Nombreux furent ainsi les exemples jurisprudentiels dans lesquels les juges atténuèrent l’absolutisme des règles octroyant à l’auteur le droit exclusif de reproduction, au profit de celui qui emprunte et incorpore dans son propre ouvrage quelques passages d’autrui.

82. À titre d’exemple, dans l’affaire tranchée par la Cour de cassation le 3 juillet 1812251, une plainte était dirigée par l’éditeur de la traduction de l’ouvrage Géographie de Pinkerton, contre le sieur Malte-Brun, auteur du Précis de Géographie universelle et coauteur de Géographie de toutes les parties du monde. Les raisons de la plainte de l’éditeur se résumaient au fait par le prévenu d’avoir copié dans son ouvrage, à partir de celui de Pinkerton, un nombre très important de pages et d’alinéas, et que les ouvrages ci-dessus mentionnés n’étaient qu’« un assemblage maladroit des pages nombreuses que le sieur Matle-Brun a découpées çà et là dans les livres d’autrui »252, sans que soit indiquée dans lesdits ouvrages la source des emprunts ni le nom de Pinkerton. La Cour de cassation, tout en reconnaissant les caractéristiques du plagiat dans les agissements de M. Malte-Brun, a jugé qu’ils « ne constituaient pas le délit de contrefaçon prévu par la loi ».

Il ne fait aucun doute que le plagiat253, consistant en un emprunt d’idées à un auteur et en leur expression sous une forme différente de celle de l’ouvrage original, n’est pas une violation du droit d’auteur, au nom de la règle fondamentale selon laquelle ce dernier ne protège que la forme de l’expression littéraire et artistique254. Le plagiat d’idées, habillées sous une forme originale, « n’est justiciable que du bon goût » dit un auteur255. S’il est

ne porte aucune atteinte à sa propriété privative : elle y rend bien plutôt hommage, par cela même qu’elle la reconnaît et la proclame. Refuser le droit de citation, ce serait supprimer le droit, pourtant inviolable, de la critique littéraire ».

251 Cass. crim., 3 juill. 1812, S., 1812-1814.I.143, Journal du Palais, 1812, p. 535, V. également, pour les commentaires approfondis de cette décision : F. DE LAGLADE, Répertoire de la nouvelle législation civile, commerciale et administrative…, Tome IV, Nêve, Firmin Didot, 1824, p. 648 et suiv. et P. A. MERLIN, Repertoire universel et raisonné de jurisprudence, Tome XII, 5e éd., J.-P. Roret, Garnery, 1827, p. 473 et suiv.

252 P. A. MERLIN, loc. cit.

253 Défini dans le langage commun comme un « acte de quelqu’un qui, dans le domaine artistique ou littéraire, donne pour sien ce qu’il a pris à l’œuvre d’un autre », Grand Larousse Universel, 1997, Tome XII, p. 8177.V. toutefois, pour l’explication de la signification du terme « plagiat » en droit romain, désignant

« le crime de celui qui dérobe, tient dans les fers, vend ou achète un homme libre, ou même l’esclave d’autrui » : E. LAGRANGE, Manuel de droit romain ou explication des institutes de Justinien, 8e éd., J.-B. Mulot, 1861, p. 594.

254 « (…) ce n’est pas la reproduction de la pensée que la loi incrimine ; c’est la reproduction de l’ouvrage, quand cet ouvrage a revêtu la pensée d’une forme matérielle ; c’est cette forme qui est l’objet de la protection légale parce qu’elle est saisissable, et qu’elle peut être l’objet d’une propriété ; c’est l’ouvrage, l’édition imprimée ou gravée, parce que cet ouvrage ou cette édition font seuls partie des choses commerciales », A. CHAUVEAU, F. HELIE, op. cit., p. 554.

255 E. BLANC, Traité de la contrefaçon en tous genres et de sa poursuite en justice, H. Plon, Cosse, 1855, p. 155.

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grossier et maladroit, il sera désapprouvé par les destinataires de l’ouvrage, mais en aucun cas ne pourra constituer une violation des droits d’auteur256.

La qualification juridique des emprunts faits à l’ouvrage d’autrui devrait être différente lorsque le « plagiat » d’idées s’accompagne d’une reprise partielle de la forme protégée.

Tel était le cas dans l’affaire précitée jugée par la Cour de cassation en 1812. Non seulement le prévenu a présenté comme siennes les idées exprimées par Pinkerton, mais aussi ses ouvrages contenaient de nombreux passages, repris au mot près, de l’œuvre de ce dernier.

Pourquoi alors la Cour de cassation relaxa-t-elle le plagieur ?

83. On ne saurait comprendre cette décision particulièrement laconique de la Cour de cassation sans faire référence aux conclusions de M. l’avocat général Daniels qui éclairaient les fondements de la licéité des emprunts littéraires dans la première moitié du XIXe siècle. Ainsi, l’avocat général prend d’abord position sur la nature du droit d’auteur.

L’ouvrage de l’auteur, dit-il, « est un bien qui lui appartient, et dont il a seul le droit de disposer, comme tous les autres citoyens disposent des choses dont ils sont propriétaires »257. Il en résulte que « quand on contrefait les productions d’un auteur, on commet contre lui le crime de vol »258. Ayant posé ces principes, M. Daniels se penche sur leur portée et se demande si « l’auteur, qui a inséré dans son ouvrage et littéralement copié la centième ou la millième partie d’un autre ouvrage tout récemment publié, doit être puni comme si, sur une somme de cent mille francs que possédait son voisin, il lui en avait enlevé mille ou cent francs ? »259

84. Certainement, l’absolutisme du texte régissant l’exclusivité du droit de reproduction dicterait une réponse affirmative. Cependant aux yeux de l’avocat général, la propriété littéraire et artistique diffère significativement de celle que détient le propriétaire sur les biens tangibles. Elle est territoriale et non reconnue par toutes les nations civilisées260, elle est temporaire et non transmissible à l’infini par voie de succession261. Tout cela pousse l’avocat général à conclure qu’il ne pourrait y avoir de contrefaçon que lorsque le plagiat porte réellement atteinte aux intérêts pécuniaires de l’auteur, et que lorsqu’il y aurait vraiment un préjudice au débit de l’ouvrage original262. Ces conclusions ont trouvé un accueil favorable de la part de la Cour de cassation.

256 A. BERTRAND, Droit d’auteur, 3e éd., Dalloz, 2010, p. 270.

257 P. A. MERLIN, op. cit., p. 474.

258 Ibidem.

259 Ibidem.

260 Ibid., p. 475.

261 Ibid., p. 476.

262 Ibid., p. 477.

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On peut y voir l’émergence d’une exception d’origine jurisprudentielle, au profit des actes de plagiat littéraire bénins qui ne constituent pas des cas de pillage portant réellement atteinte à l’original. L’emploi de cette exception s’est ensuite généralisé dans la jurisprudence postérieure263. Il est important de préciser qu’une telle exception ne constitue pas une limite naturelle du droit de reproduction, car à la différence du copiage pour l’usage privé, l’hypothèse de plagiat, quelle que soit sa gravité, est a priori couverte et rendue illicite par l’exclusivité attachée au droit de reproduction dans sa forme issue de la législation révolutionnaire264. Cette exception, dans sa forme embryonnaire, présentait deux faiblesses.

85. La première tient au fait que le contenu de la notion de préjudice séparant les domaines du plagiat négligeable de celui constitutif d’un délit de contrefaçon est flou par nature. Ce qui n’est pas sans nous rappeler la jurisprudence assez chaotique de la première moitié du XIXe siècle, qui élevait la notion abstraite de préjudice matériel au rang de critère exclusif de licéité de l’usage privé. Ceci étant, la jurisprudence postérieure a réussi à dissiper une partie des incertitudes concernant les critères du plagiat préjudiciable, par la consécration de critères quantitatifs ainsi que de critères qualitatifs selon lesquels, pour qu’il y ait ne constituent le délit de contrefaçon qu’autant qu’ils sont assez considérables pour porter réellement atteinte à la propriété de l’auteur ». Dans le même sens, Cass. crim., 24 mai 1855, S., 1855.I.392 : « (…) si les lois qui protègent la propriété littéraire, atteignent et punissent toute espèce de contrefaçon, partielle ou totale, elles n’ont pas défini en termes exprès et limitatifs les faits qui constituent la contrefaçon partielle, et elles s’en rapportent à la conscience et à l’appréciation souveraine des juges pour reconnaître, en fait, dans quelles circonstances et d’après quels caractères le délit de contrefaçon peut et doit résulter de la reproduction partielle d’un ouvrage ; - Attendu que l’arrêt constate que les articles empruntés à la Biographie universelle n’en forment point une partie importante ; que ces articles sont comme perdus au milieu des huit volumes du Dictionnaire de la conversation ; que ces deux ouvrages n’ont ni le même but ni la même destination ; qu’il ne peut donc résulter de cette reproduction partielle aucune concurrence nuisible et aucun préjudice pour l’ouvrage intitulé Biographie des frères Michaud, et pour les droits de la dame Thoisnier-Desplaces (…) ».

264 Dans cette optique l’avocat général Daniels remarque : « On ne prétendra pas, ce semble, que la loi du 19 juill. 1793, en déclarant que les auteurs auront le droit exclusif de vendre leurs ouvrages et d’en céder la propriété en tout ou en partie, ait voulu défendre toute citation littéraire d’un ou de plusieurs passages d’un ouvrage déjà imprimé ; et cependant il faudrait aller jusque-là ; il faudrait dire qu’il n’est pas même permis d’imprimer la pensée d’un auteur qui, par exemple, est dans la persuasion d’avoir trouvé la solution d’un problème, jusqu’alors réputé insoluble, si les mots en tout ou en partie n’admettaient aucune exception, et si la question de contrefaçon devait être jugée d’après les mêmes principes que le vol d’une somme d’argent ; délit dans l’appréciation duquel il importe peu de savoir quelle est la quotité de la somme d’argent que le voleur a prise, si, sur cent mille francs, il a seulement enlevé cent francs ou mille, ou même trois ou quatre cents francs », P. A. MERLIN, op. cit., p. 476.

265 T. corr. de la Seine, 16 janv. 1812, F. de LAGLADE, op. cit., p. 650. Pour les décisions postérieures reprenant les mêmes critères, V. not. : Paris, 30 mai 1857, Pataille, 1857, p. 246, T. corr. de la Seine, 17 avr.

1858, Pataille, 1858, p. 245.

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Dans l’affaire Malte-Brun, l’avocat général Daniels s’est penché sur la question de savoir si les emprunts devenaient automatiquement licites lorsque le « plagieur » rendait dûment hommage à l’auteur de l’œuvre originale en indiquant son nom et la source des passages litigieux, bref, lorsqu’il citait et ne plagiait pas.

86. À cette époque, la réponse qui s’imposait était : « non ». Selon l’avocat général Daniels, « La conservation de la propriété littéraire est le principal objet de la loi, il n’entrait pas dans le plan du législateur de s’occuper également de la célébrité de l’auteur. Lorsqu’on a pillé son œuvre, et que cette entreprise fait réellement préjudice à sa propriété, c’est à raison de ce préjudice que le Plagiat prend les caractères de la contrefaçon défendue par la loi (…) ; n’importe que le prévenu ait cité ou non l’ouvrage qu’il a copié, il suffit qu’il ait voulu s’approprier les bénéfices résultant du débit de l’ouvrage qu’un autre avait fait »266.

87. Il ne saurait en être autrement, car les lois révolutionnaires sur le droit d’auteur étaient avant tout une « charte » des droits patrimoniaux267, et les considérations relevant du droit moral lui étaient étrangères268. Cependant avec la reconnaissance progressive des attributs du droit moral, et surtout des droits à la paternité de l’œuvre269, l’exception prétorienne a soustrait du champ du droit exclusif de reproduction les emprunts négligeables et non préjudiciables aux intérêts pécuniaires des titulaires. Elle a ainsi dû s’adapter au système du droit d’auteur dualiste, celui-ci reconnaissant, outre les prérogatives économiques, les attributs personnalistes.

266 P. A. MERLIN, loc. cit.

267 P. MOURON, « De la propriété incorporelle de l’auteur en droit français », RIDA, n° 245, juill. 2015, pp. 265-367, spéc. p. 275.

268 A. Bertrand défend le caractère purement économique du droit d’auteur issu des lois révolutionnaires. Il justifie son opinion par l’absence de tout « embryon de droit moral » dans lesdites lois ainsi que par la référence expresse de M. Le Chapelier au système anglais, qui après avoir exposé sa célèbre phrase concernant « la plus sacrée, la plus légitime de toutes les propriétés (…) » soutient « qu’il est extrêmement juste que les hommes qui cultivent le domaine de la pensée tirent quelque fruit de leur travail et qu’il faut que pendant leur vie, et quelques années après leur mort, personne ne puisse, sans leur consentement, disposer du produit de leur génie » pour ensuite conclure « voilà ce qui s’opère en Angleterre pour les auteurs et le public, par des actes qu’on nomme tutélaires, voilà ce qui se faisait autrefois en France par des privilèges que le roi accordait et ce qui sera dorénavant fixé par une loi, moyen beaucoup plus sage et le seul qu’il convienne d’employer ». Ces éléments justifient, selon lui, le caractère purement économique des lois révolutionnaires sur le droit d’auteur, A. BERTRAND, op. cit., p. 7. Dans le même sens, Y. GENDREAU, « La nature du droit d’auteur selon le nouveau Code civil », Revue juridique Thémis, vol. 27, 1993, pp. 85-108, spéc. pp. 90-91, F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, 2e éd., Economica, 2014, pp. 542-543.

269 T. com. Paris, 30 mars 1835, Gazette des Tribunaux, n° 2927, p. 525, Paris, 17 déc. 1838, Gazette des Tribunaux, n° 4140, p. 172.

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