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L’ouverture progressive de la courte citation à la société de l’image et du numérique

Titre II. Les limites du paradigme

Section 1. La perte de contrôle sur les contours des exceptions

A. L’ouverture progressive de la courte citation à la société de l’image et du numérique

215. La question de la relation entre l’exception pour courte citation et la citation conforme aux bons usages inscrite au sein de la directive n’est pas véritablement tranchée par la jurisprudence française. Les décisions françaises s’abstiennent de tirer des conséquences de cette divergence entre l’exception française et celle prévue par la directive 2001/29/CE.

À cet égard, évoquons l’affaire dans laquelle il s’agissait des reproductions intégrales de vignettes des œuvres d’Hergé portant sur les aventures de Tintin. Devant la Cour d’appel de Versailles615, l’argument tiré de l’incompatibilité entre l’exception de courte citation et celle prévue par la Convention de Berne et par la directive société de l’information a été soulevée616, toutefois les juges du fond l’ont balayé en estimant, de façon traditionnelle, « (…) que la citation s’entend par nature d’un extrait, d’un passage, d’une œuvre constituant un tout, et qui a pour finalité d’illustrer la pensée de son auteur » et en ajoutant « que dans le cas d’une bande dessinée, même si les dessins sont accompagnés de textes, il s’agit essentiellement d’une œuvre graphique dont seule une reproduction, totale ou partielle, peut traduire les formes et l’esthétique ».

Le pourvoi formé contre cette décision a été rejeté par la Cour de cassation617, pour laquelle les reproductions intégrales n’entrent pas dans le champ d’application des textes internationaux évoqués, et qui estime qu’elles « (…) n’étaient, en tout cas, pas faites conformément aux bons usages et dans la mesure justifiée par le but poursuivi et, partant, qu’elles ne pouvaient relever des exceptions prévues par lesdits textes ».

216. Cette solution est critiquable. Selon P. Sirinelli, elle s’explique par l’absence

« d’obligation générale d’interprétation des exceptions françaises à la lumière du texte de la

615 Versailles, 17 sept. 2009, n° 08/04297, RTD Com., 2010, p. 114, obs. F. POLLAUD-DULIAN, RLDI, n° 55, déc. 2009, p. 17, obs. L. COSTES.

616 « Considérant que les sociétés F. et F. DIRECT concluent : - que la France a ratifié la version de la convention de Berne dite de l’Acte de Paris entrée en vigueur le 10 juillet 1974 et que cette version dispose en son article 10.1 que "sont licites les citations tirées d’une œuvre, déjà rendues licitement accessibles au public, à condition qu’elles soient conformes aux bons usages et dans la mesure justifiée du but à atteindre...", formulation retranscrite dans l’article 5.3 d) de la directive 2001/29 du 22 mai 2001 sur l’harmonisation du droit d’auteur et des droits voisins (…), - que l’article 10.1 de la convention de Berne, dont les sociétés F. demandent l’application directe, ainsi que l’article5.3 de la directive concernent tant les œuvres littéraires que les œuvres et/ou objets protégés et que ces textes mettent fin au concept restrictif de "courte citation" auquel le jugement entrepris se réfère ; (…) ».

617 Cass 1re civ., 26 mai 2011, inédit, RLDI, n° 73, juill. 2011, p. 26, obs. M. TREZEGUET, RTD Com., 2012, p. 120, obs. F. POLLAUD-DULIAN, D., 2012, p. 2844, obs. P. SIRINELLI.

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directive européenne du 22 mai 2001 »618. Ce dernier principe aurait été, selon le même auteur consacré par la Cour de cassation dans un arrêt du 22 janvier 2009619.

En réalité, la jurisprudence précitée de la Cour de cassation consacre un principe selon lequel le juge national ne saurait interpréter les exceptions internes à la lumière des dispositions de la directive 2001/29/CE, tant que cette dernière n’est pas encore transposée en droit national, la transposition des exceptions demeurant facultative.

Dans ce cas, selon la Cour de cassation, la liste des exceptions facultatives ne peut pas « servir au juge national de règle d’interprétation pour étendre la portée d’une disposition de la loi nationale à un cas non prévu par celle-ci ». A contrario, rien ne s’oppose à ce que le juge national interprète à la lumière de la directive une disposition du droit interne correspondant à une exception prévue par la directive.

Dans cette optique, comme le fait à juste titre remarquer C. Caron, « (…) le droit de citation de l’article L. 122-5, 3 °, du Code de la propriété intellectuelle pourrait peut-être être interprété à l’aune de l’article 5, 3, d) de la directive qui est dédié à l’exception de citation. Dans ce cas, le texte communautaire n’est pas utilisé, pour reprendre les termes de la Cour de cassation, afin “d’étendre la portée d’une disposition de la loi nationale à un cas non prévu par celle-ci” puisqu’il s’agit d’interpréter le droit de citation français par référence à l’exception communautaire dédiée à la citation »620.

217. Par conséquent, rien ne semble s’opposer aujourd’hui à ce que la conformité de l’exception française pour courte citation avec la vision différente de cette dérogation consacrée par le droit supranational soit assurée par le juge du droit d’auteur. D’ailleurs, ce processus d’adaptation semble déjà être en cours. Dans la plupart des cas, les censures opérées par la Cour de cassation, défendant l’architecture de l’exception de citation issue de la loi du 11 mars 1957, ne concernent que les reproductions intégrales. De ce fait, elles laissent ouverte la question de la licéité des citations fragmentaires autres que littéraires. Cette inertie de la Haute Juridiction engendre, depuis des années, la prolifération de décisions de juges du fond s’éloignant du cadre traditionnel de la courte citation, cantonné au domaine littéraire, et ce au profit de la conception de citation conforme aux bons usages pouvant être appliquée dans n’importe quel domaine d’expression artistique.

618 P. SIRINELLI, obs. sous Cass 1re civ., 26 mai 2011, inédit, D., 2012, pp. 2844-2847, précitée, spéc. p. 2845.

619 Cass. 1re civ., 22 janv. 2009, Bull. I, n° 8, précité.

620 C. CARON, note sous Cass. 1re civ., 22 janv. 2009, Bull. I, n 8, CCE, n° 4, avr. 2009, comm. 33 précitée.

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218. Ainsi, de plus en plus souvent, l’adjectif « courte » est interprété sous l’angle purement quantitatif sans tenir compte de sa dimension qualitative, ce qui permet d’appliquer l’exception en dehors du domaine littéraire. Le raisonnement basé sur la règle d’interprétation lege non distinguente nec nostrum est distinguere, appliqué au droit de la courte citation621, a conduit les juges du fond à admettre le jeu de l’exception au bénéfice des extraits d’une œuvre audiovisuelle incorporés dans une autre œuvre audiovisuelle622, et cela malgré la sensibilité du domaine impliquant des investissements considérables623, ou bien pour les citations musicales624 qui, selon la doctrine traditionnelle éveillent des sensations et ne contiennent aucun élément de « jeu d’idées », condition nécessaire de la citation licite625.

Pour certains auteurs, ces nouveaux errements jurisprudentiels en matière d’exception pour courte citation marquent l’ouverture du système des exceptions au « passage récent d’une société de l’écrit à une société de l’image et du numérique »626. Cette ouverture s’accompagne d’une certaine redéfinition jurisprudentielle des contours d’une exception consacrée par le législateur, prenant la forme de leur assouplissement. Ceci étant, la redéfinition de l’équilibre voulu par le législateur en matière d’exception de citation ne s’arrête pas aux tentatives de libéralisation de ses conditions. À titre de curiosité, nous observerons que parfois le juge français procède à la restriction de son champ d’application en ajoutant à la loi une condition qu’elle ne prévoyait pas.

621 Le raisonnement bien exposé dans un jugement du TGI Paris, du 15 mai 1991, n° 11527/90, JurisData n°1991-603361, dans lequel le fait de montrer des peintures exposées dans un théâtre à l’occasion d’une émission télévisée a été considéré comme étant une courte citation : « Attendu qu’aux termes de l’article 41-3 de la loi du 11 mars 1957, un auteur ne peut pas interdire “les courtes citations justifiées par le caractère critique... ou d’information de l’œuvre dans laquelle elles sont incorporées “; Attendu que ce texte ne comporte aucune limitation de son champ d’application à un type d’œuvres littéraires notamment comme le soutient à tort la SPADEM; qu’il concerne l’ensemble des œuvres artistiques telles les peintures, les sculptures ».

622 TGI Paris, 14 sept. 1994, RIDA, n° 164, avr. 1995, p. 407. Dans cette décision, la possibilité de citer une œuvre audiovisuelle dans une autre œuvre audiovisuelle est reconnue implicitement, bien qu’en l’espèce le jeu de l’exception n’ait pas été admis en raison de la taille excessive du fragment « cité » (17 minutes 36 secondes incorporées dans une émission de 58 minutes). Pour la même possibilité de se prévaloir de l’exception sur le terrain analogique des droits voisins, v. : Paris, 15 juin 1989, RIDA n° 143, janv. 1990, p. 321, note P.-Y. GAUTIER, RTD Com., 1990, p. 210, obs. A. FRANCON, D., 1990, p. 293, obs. T. HASSLER.

623 V., sur ce point : L. BOCHURBERG, « Le droit de citation en matière audiovisuelle », Gaz. Pal., 27-28 oct. 1995, pp. 1198-1203.

624 Implicitement, TGI Paris, 12 sept. 2007, RIDA n° 214, oct. 2007, p. 359.

625 H. DESBOIS, Le droit d’auteur : droit français, convention de Berne revisée, Dalloz, 1950, p. 357.

À cet égard, F. Pollaud-Dulian constate la chose suivante : « (…) on voit mal comment une œuvre musicale ou d’art plastique (dans laquelle s’insérerait la citation) pourrait être qualifiée d’œuvre à caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information », F. POLLAUD-DULIAN, Le droit d’auteur, 2e éd., Economica, 2014, pp. 860-861.

626 B. GALOPIN, Les exceptions à usage public en droit d’auteur, LexisNexis, 2012, p. 296.

157 B. La naissance de la courte citation non aléatoire ?

219. La réécriture jurisprudentielle des contours de l’exception pour courte citation prend parfois la forme d’ajout d’une condition non prévue par la loi. À cet égard, il convient d’évoquer la très médiatisée affaire Martinière, tranchée par le TGI de Paris627. En l’espèce, après avoir numérisé un certain nombre d’œuvres, sans avoir fait, à l’origine du programme, aucune distinction entre les ouvrages libres et ceux sous droits628, la société américaine Google a lancé un service permettant un tirage automatique de courts extraits des œuvres numérisées (de quelques phrases, reprenant le terme recherché par l’utilisateur, présentées sous forme de bandeaux de papier virtuel), ainsi que de leurs références comportant le titre, l’image de la couverture du livre, le nom de l’auteur et les détails relatifs à la publication, et leur mise à la disposition du public totalement gratuite629. L’internaute pouvait ainsi s’assurer que le contenu de l’ouvrage qu’il recherche correspondait bien à ses intérêts.

Abstraction faite de la question controversée de la loi applicable au litige630, il faut remarquer que dans le jugement commenté, le juge a refusé d’admettre le jeu de l’exception française pour courte citation dans le cas spécifique du moteur de recherche Google book search. Pour fonder sa solution, il a notamment soutenu « que l’aspect aléatoire du choix des extraits représentés dénie tout but d’information tel que prévu par l’article L. 122-5, 3 ».

220. Comme le souligne la doctrine, cette décision, bien que rendue par une juridiction de première instance, « a une portée symbolique dans la mesure où elle entend marquer

627 TGI Paris, 18 oct. 2009, JCP, n° 9, 1er mars 2010, 247, note A. LUCAS, JCP, n° 17, 26 avr. 2010, 486, obs. J. GINSBURG, P. SIRINELLI, CCE, n° 5, mai 2010, étude 11, obs. F.-M. PIRIOU.

628 Au début de son existence le programme Google Book Search concernait quinze millions de livres.

V. : L. MAUREL, Bibliothèques numériques : le défi du droit d’auteur, Presses de l’Enssib, École supérieure des sciences de l’information et des bibliothèques, 2008, p. 26.

629 J. HUET, E. DREYER, Droit de la communication numérique, Lextenso, LGDJ, 2011, p. 268.

630 La numérisation des œuvres ainsi que leur mise à disposition du public ont eu lieu aux États-Unis.

Si l’application du droit américain et de la doctrine du fair use ne garantissait pas à Google le gain de cause en raison de la flexibilité, et donc l’imprévisibilité, de ladite exception ouverte, la condamnation en application du droit français était beaucoup plus probable. V., sur ce point not. : A. STROWEL, Quand Google défie le droit, Plaidoyer pour un Internet transparent et de qualité, De Boeck & Larcier 2011, pp. 37-38.

En premier lieu, la question du droit applicable pouvait a priori être résolue par référence à l’article 5. 2° de la Convention de Berne selon lequel « (…) l’étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l’auteur pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d’après la législation du pays où la protection est réclamée », ce qui, malgré les apparences combattant en faveur d’application du lex fori, implique selon la jurisprudence de la Cour de cassation la désignation du lex loci delicti. Dans ce sens, Cass. 1re civ., 5 mars 2002, Bull. I, n° 75, D., 2002, p. 2999, note N. BOUCHE, D., 2003, p. 58, note M. JOSSELIN-GALL, JCP, 2002.II.10082, note H. MUIR WATT, Revue critique de droit international privé, 2003, p. 440, note J.-M. BISCHOFF. Cette argumentation soutenue par Google n’a pas été suivie par le TGI de Paris qui s’est prononcé en faveur de l’application de la loi française, en tenant compte des liens plus étroits du litige avec la France. Pour aller plus loin, v. not. : F.-M. PIRIOU, obs. sous TGI Paris, 18 oct. 2009, CCE, n° 5, mai 2010, étude 11, précitées.

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un coup d’arrêt en France au processus de la numérisation d’ouvrages (…) »631, et a provoqué un grand débat doctrinal sur la lecture de l’exception pour courte citation.

Le jeu de ladite exception ne semble pas possible en l’absence de toute œuvre seconde incorporant les citations et justifiant le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information632. Néanmoins, dans un passé pas si lointain, il a été admis par l’Assemblée plénière de la Cour de cassation la licéité d’une base des données comportant des résumés signalétiques d’articles des journaux633.

En outre, l’affirmation par le tribunal d’un principe appelé par la doctrine, avec une dose de plaisanterie, « l’aléa chasse la citation »634 dépasse le cadre de l’interprétation stricte de l’exception pour courte citation, dans la mesure où l’on assiste à une sorte de réécriture jurisprudentielle des conditions légales de celle-ci par l’ajout d’un critère étranger à la loi635.

Dans cette optique, il nous semble regrettable que le jugement commenté, frappé par appel interjeté par la société Google, n’ait pas été censuré par les juridictions d’ordre supérieur, en raison de la résolution amiable du conflit. Les décisions précitées marquent une certaine émancipation des juges du fond dans le cadre de la détermination de la balance d’intérêts en matière d’exception pour courte citation. Son interprétation créative démontre que l’avènement du numérique a bouleversé la vision traditionnelle du déséquilibre harmonieux, bâti, à l’ère de l’analogique, autour des exceptions rigides et statiques. Ce dernier est aujourd’hui soumis à des forces destructrices, dont la source se trouve justement dans l’institution que le législateur français n’a pas cherché à associer dans la définition du déséquilibre harmonieux caractéristique pour le droit d’auteur français.

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