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L’inadaptation au progrès de la technique

Titre I. Le contenu du paradigme

Section 1. La licéité des usages privés – une limite admise praeter legem

B. L’inadaptation au progrès de la technique

75. Le passage d’un usage personnel se limitant à des copies manuscrites vers un usage privé impliquant le recours aux techniques de reproduction mécanique telles que les microfilms, les magnétophones, la photocopie ou la xérographie 238, et la croissance de l’importance des œuvres de l’esprit dans la société du XXe siècle a progressivement démontré l’insuffisance d’une situation où le domaine de l’usage privé se trouvait en dehors de la législation sur le droit d’auteur, ainsi que l’impossibilité de maintenir ce statu quo239.

Le modèle révolutionnaire, fondé sur la logique selon laquelle le droit d’auteur ne s’intéressait qu’à la reproduction en vue d’une utilisation publique n’a pas résisté à l’épreuve du temps face à l’affinement progressif de la ligne séparant « ce qui est public (de) ce qui est privé »240.

Ce phénomène s’est manifesté sur plusieurs niveaux, et en premier lieu, au niveau des sujets auxquels les règles du droit d’auteur s’adressent. Les usagers, les créateurs et les juges ont pu remarquer que le statu quo ne permettrait pas de résoudre les nouveaux problèmes causés par le développement des nouvelles technologies. Le modèle issu des lois révolutionnaires, situant la question d’usagé privé en dehors de la législation, montrait ses une prime serait donnée à l’indélicatesse, les postes qui, sans scrupule, auraient émis des disques dont l’enregistrement n’aurait pas été autorisé étant avantagés par rapport à leurs concurrents plus soucieux des intérêts des compositeurs. Ce sont là, dira-t-on, des considérations de pure équité, qui ne peuvent prévaloir contre l’autorité des textes : il n’y a pas édition sans communication à un tiers quelconque, et la station ne procède à aucune communication avant l’émission par ondes hertziennes, qui constitue une représentation publique, non une reproduction. Mais quelque soit la fidélité due à l’économie des lois, il faut bien reconnaître que les règles d’interprétation reçoivent plus de ductilité en face des dispositions aussi peu adaptées aux nouvelles applications de la science que celles de la loi de 1793 », H. DESBOIS, note sous T. com. de la Seine, 18 janv.1937, D.P., 1938.II.25, précitée.

238 M. SAPORTA, « Les reproductions mécaniques et leur usage privé », RIDA n° 1, oct. 1953, pp. 65-89, spéc. p. 69.

239 Selon M. Saporta, «  de l’usage “personnel” légitimement toléré et se présentant sous la forme de la copie manuscrite, on est passé peu à peu à une notion d’usage privé beaucoup plus large présentant un danger.

Heureusement, dans divers pays (…), un certain état de coutumes s’est établi d’après lequel la reproduction microfilmée de livres dans les bibliothèques ne peut avoir lieu sans qu’il soit tenu compte du droit de l’auteur.

En Allemagne, un projet d’accord a été mis sur pied récemment, en marge de la loi tendant aux mêmes buts et malgré qu’il n’ait pas encore abouti complètement il est certain que le mouvement qui se dessine en faveur du contrôle, par l’auteur, de certains usages privés de son œuvre finira par se traduire un jour ou l’autre dans la réalité législative », ibidem.

240 H. WISTRAND, op. cit., p. 314.

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limites une fois confrontées aux usages qui tout en présentant sur le plan organique les apparences des reproductions privées, étaient en réalité des usages publics d’un point de vue fonctionnel.

Ainsi, M. Saporta conseillait, dans les années cinquante du siècle passé, de « réagir contre une certaine tendance à ne protéger l’œuvre intellectuelle que contre son usage public et ceci indépendamment du fait que l’usage dit “privé” tend à ce confondre de plus en plus, avec un certain usage public dans la mesure où l’accès des personnes privées aux œuvres de l’esprit va se trouver facilité au point que le “public” aura la possibilité de se prévaloir de cette nuance juridique pour s’emparer en masse des créations intellectuelles »241.

Parallèlement, la crainte naissante dans la pensée juridique du début du XXe siècle du piratage à grande échelle a entraîné une certaine reconceptualisation de la notion de préjudice, qui au siècle précédent semblait délimiter le cadre des usages privés licites.

Séparer ce qui cause un préjudice et porte atteinte aux droits de l’auteur de ce qui se situe en dehors de ceux-ci justement du fait de l’absence de préjudice est toujours une tâche délicate242. Les jurisconsultes français du XIXe siècle adhéraient à la conviction selon laquelle, en l’absence de tout élément de publicité, « la reproduction des exemplaires per se ne porte aucune atteinte aux intérêts moraux ou matériels de l’auteur »243.

Une telle vision du préjudice, reposant exclusivement sur la notion de publicité et sur l’effet de concurrence aux canaux de distribution officiels produit par les copies contrefaisantes, n’a pas survécu à la première moitié du XXe siècle. Animée par la crainte des reproductions privées, qui en raison de leur nombre important deviennent des « usages publics déguisés »244, la doctrine commença à apprécier le préjudice causé par les copies privées à travers un autre prisme. Ainsi, le dommage ne consisterait plus uniquement en une perte effective, mais se manifesterait également sous la forme du manque à gagner que peut occasionner chaque reproduction, même la plus « inoffensive », dépourvue de toute intention spéculative. Une telle vision du préjudice écarte par ailleurs l’argument du consentement tacite du titulaire, qui ne saurait alors être considéré comme ayant consenti au pillage de son œuvre.

76. Dans cette perspective H. Desbois fait état, déjà en 1938, d’un courant de pensée qui s’attache « dans la doctrine contemporaine, à élargir le critère de la reproduction

241 M. SAPORTA, op. cit., p. 75.

242 Pour Renouard : « Autant la solution est facile en la plaçant à l’extrémité de ces deux hypothèses, autant, dans une multitude des cas intermédiaires, elle présentera de difficultés », A.-C. RENOUARD, op. cit., p. 42.

243 H. WISTRAND, op. cit., p. 312.

244 M. SAPORTA, op. cit., p. 77.

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passible du droit d’auteur, et (…) à restreindre le domaine de la copie à usage personnel », et dans le cadre duquel, « pour que l’auteur puisse exiger une redevance, il suffirait que le copiste réalise par le fait même de la copie une économie, tandis que l’auteur ou le compositeur éprouverait par contre-coup un préjudice, si faible soit-il, du fait qu’une transcription non autorisée a pris place d’un exemplaire régulièrement autorisé »245.

Dans ce contexte de droits d’auteur conçus par la législation révolutionnaire, encerclés et limités par la notion de présence ou non de publicité, ne permettant plus d’assumer la protection complète des créateurs contre le risque de pillage provoqué par le développement de nouvelles technologies de copiage, émerge un nouveau courant de pensée juridique. De plus en plus souvent la doctrine plaide pour un modèle plus complet de protection, qui d’une part préciserait de manière expresse les conditions de licéité de l’usage privé et mettrait ainsi fin aux hésitations jurisprudentielles, et d’autre part permettrait de contrôler l’exercice de la liberté de copiage, échappant jusqu’ici à toute réglementation, et dont les effets pourraient menacer l’avenir de la création dans la nouvelle réalité socioéconomique.

C’est pourquoi les esprits de l’époque basculèrent progressivement vers un nouveau modèle de droit d’auteur. Celui-ci dut s’intéresser a priori à toute reproduction ainsi qu’à toute représentation qui accorderaient au public une faculté de reproduction pour l’usage privé, ou bien une possibilité de représentation de l’œuvre protégée dans le cercle restreint de personnes, et ce sous la forme d’une exception246, sous conditions strictes. Comme le remarque H. Wistrand, « par suite du développement technique et des changements intervenus dans la collectivité, il s’est dessiné en France (…) un besoin d’exercer un contrôle strict dans l’intérêt de l’auteur sur les prérogatives qui lui reviennent ». Cette volonté de contrôler les usages privés provoqua la fin de l’assimilation de ceux-ci à une limite naturelle des droits

245 H. DESBOIS, note sous T. com. de la Seine, 18 janv.1937, D.P., 1938.II.25, précitée. Pour justifier cette opinion, H. Desbois s’appuie sur une conviction selon laquelle on pourrait mettre en doute, de manière générale, la licéité de l’usage privé. En effet, une personne qui copie une œuvre aurait pu l’acheter, et la copie privée qu’elle a effectuée prend nécessairement la place de l’original et, indirectement, affecte les ventes de ces derniers. Aujourd’hui, le caractère nécessairement préjudiciable de toute reproduction privée semble être remis en cause, notamment par les travaux s’inscrivant dans le cadre de l’analyse économique du droit de la propriété intellectuelle. Par exemple, K. Croxon souligne le caractère simpliste d’une telle analyse en considérant que

« (…) not every copy must imply a lost purchase. To appreciate the basic point, assume away the possibility of piracy for a moment, and think of sales in a standard monopoly model. At the seller’s optimal uniform price (…) only those with relatively high valuations (…) buy; others (…) go without », K. CROXSON, « Promotional Piracy », Oxynomics, Oxford University Economic Studies, n° 1-2, vol. 1, pp. 13-15, spéc. p. 13.

246 H. WISTRAND, op. cit., p. 314.

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exclusifs, car cette attitude laissait trop de place aux hésitations et aux interprétations laxistes de la part du juge du droit d’auteur247.

77. Il apparut donc nécessaire que le droit d’auteur, dans ce nouveau modèle, s’intéresse à l’usage privé, et définisse sa place dans ce contexte. Ce qu’il fit en le plaçant dans un cadre bien délimité, celui de l’exception. Reste à savoir si cette opération nécessitait l’intervention du législateur. En effet, l’histoire montre que le juge français, au-delà de sa capacité d’interprétation, fertile en jurisprudence, des lois révolutionnaires sur la propriété littéraire et artistique, a su créer des exceptions prétoriennes en la matière.

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