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Le déguisement d’une exception prétorienne en une limite externe des droits exclusifs

Titre II. Les limites du paradigme

Section 2. Les signes de perte de contrôle sur le nombre d’exceptions existantes

B. La création d’une nouvelle exception prétorienne camouflée

1. Le déguisement d’une exception prétorienne en une limite externe des droits exclusifs

239. La réanimation de la logique des exceptions prétoriennes, chose que la jurisprudence Place des Terreaux n’a pas osé admettre, est devenue réalité avec l’arrêt

677 J. F HENROTTE, note sous Tribunal de première instance de Bruxelles, 25 mai 2004, Test-Achats c/Emi Belgium, Sony Belgium, Universal Music, Bertelsmann, Revue de Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles, n° 26, 2004, pp. 1157-1166, spéc. p. 1165. Dans le même sens C. CASTETS-RENARD,

« Etre et avoir... et apparaître accessoirement ! Ou comment limiter le monopole de l’auteur », note sous Cass. 1re civ., 12 mai 2011, Bull. I, n° 87, D., 2011, pp. 1875-1879, spéc. p. 1878 : « La marge d’appréciation communautaire s’adresse aux législateurs nationaux et non aux juges ».

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récent de la Cour de cassation678, qui mit fin à la saga jurisprudentielle concernant la revendication de droits d’auteur sur des planches de dessins pédagogiques, apparaissant de manière fortuite et accessoire dans le film documentaire « Être et Avoir » présentant la vie courante d’une école rurale. L’arrêt attaqué de la Cour d’appel de Paris679 a affirmé une solution qui pourrait être qualifiée de reprise pure et simple de la théorie de l’arrière-plan, telle que consolidée à travers de nombreuses décisions antérieures. Ainsi, pour les juges d’appel, « Le fait qu’il ne s’agisse pas d’une œuvre exposée dans un lieu public au sens de la décision sur la “place des Terreaux” ne signifie pas que l’accessoire serait exclu, la nature publique ou privée du lieu n’ayant pas d’incidence sur l’existence du monopole, seul important la notion de communication au public ; (…) s’il n’y a pas communication au public que ce soit, dans un lieu public ou privé, le monopole n’est pas atteint ; (…) ces illustrations qui ne sont que l’accessoire du sujet principal ne sont pas communiquées au public (…) ». Tout en rejetant le pourvoi dirigé contre ladite décision classique, la Cour de cassation apporte une précision importante à la solution des juges du fond.

Ainsi, pour la Haute Juridiction, les faits litigieux constituent une « inclusion fortuite d’une œuvre, constitutive d’une limitation au monopole d’auteur, au sens de la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001, telle que le législateur a, selon les travaux préparatoires, entendu la transposer en considération du droit positif ». Cette démarche interprétative de la Cour de cassation est fort intéressante du point de vue du paradigme d’équilibre préétabli du droit d’auteur.

240. En premier lieu, le terme « limitation au monopole d’auteur » utilisé attire notre attention. Certains auteurs estiment, en se fondant sur les termes employés par l’art 5 de la directive 2001/29/CE (« exceptions ou limitations »), que celui-ci opère une distinction entre les exceptions et ce que nous qualifions comme les limites externes des droits d’auteur, à savoir les cas ne donnant pas lieu au déclenchement de la protection680. Dans cette optique,

678 Cass. 1re civ., 12 mai 2011, Bull. I, n° 87, RIDA, n° 229, juill. 2011, p. 341, obs. P. SIRINELLI, JCP, n° 28, 11 juill. 2011, 814, note M. VIVANT, CCE, n° 7, juill. 2011, comm. 62, note C. CARON, RLDI, n° 72, juin 2011, p. 6, obs. A. BENSAMOUN, RLDI, n° 73, juill. 2011, p. 20, obs. B. GALOPIN, D., 2011, p. 1875, note C. CASTETS-RENARD, D., 2012, p. 2836, obs. P. SIRINELLI, RTD Com., 2011, p. 553, note F. POLLAUD-DULIAN, L’Essentiel, Droit des contrats, 1er juin 2011, n° 6, p. 7, obs. C. ZOLYNSKI, L’Essentiel, Droit de la propriété intellectuelle, 1er juill. 2011, n° 7, p. 2, obs. C. BERNAULT.

679 Paris, 12 sept. 2008, JurisData n° 2008-370395, RIDA, n° 219, janv. 2009, p. 384 et p. 237, obs. P. SIRINELLI, PI, n° 30, janv. 2009, p. 53 obs. A. LUCAS et p. 56 obs. J.-M. BRUGUIERE, RTD Com., 2009, p. 137, obs. F. POLLAUD-DULIAN, CCE., n° 11, nov. 2008, étude 23, note C. CARON, RLDI, n° 43, nov. 2008, p. 57, obs. B. KHALVADJIAN.

680 C. CASTETS-RENARD, « Etre et avoir... et apparaître accessoirement ! Ou comment limiter le monopole de l’auteur », op. cit., p. 1878. La thèse selon laquelle l’article 5 de la directive fait la distinction entre les limites externes du droit d’auteur et les exceptions est également partagée par C. CARON,

« La limite de l’accessoire consacrée avec un nouveau fondement », note sous Cass. 1re civ., 12 mai 2011, CCE,

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si l’on considère que la Cour de cassation, en se référant à la limitation du monopole au sens de la directive, a en réalité voulu dire qu’il s’agissait d’une limite naturelle de celui-ci, articulé par l’art 5 de la directive681, on devrait admettre que la décision commentée n’est point révolutionnaire et ne se heurte pas à l’obstacle du système fermé d’exceptions légales propre à la tradition moderne du droit français.

Toutefois, cette interprétation n’emporte pas la conviction, car l’article 5 de la directive 2001/29/CE ne prévoit pas de limites externes des droits exclusifs. Ses articles 2 et 3 mettent en place les droits a priori absolus de reproduction et de communication de l’œuvre au public682. Par conséquent, chacune des hypothèses visées par l’article 5 n’est soustraite de l’emprise des droits exclusifs que par la force d’une norme exceptionnelle. Si la directive avait voulu articuler les limites externes à côté des exceptions, on aurait certainement vu en son sein une unité rédactionnelle consacrée aux représentations dans le cercle de famille.

Du point de vue de la directive, celles-ci échappent à l’emprise du droit exclusif de communication de l’œuvre au public prévu dans son article 3, et doivent par conséquent, à la différence du droit français, être considérées comme une limite externe du droit de représentation683.

241. Vu les sens communément attachés aux termes « exceptions » et « limitations », nous pourrions être tentés de considérer que le vocabulaire utilisé par la directive reflète la distinction entre les exceptions assorties d’une rémunération et les exceptions pures684. À l’appui de cette thèse, on évoquera le fait qu’au sein de l’article 5, 2 de la directive, relatif

n° 7, juill. 2011, comm. 62. Contra, pour une thèse selon laquelle, faute d’explications apportées par le législateur européen quant à la signification de ces deux termes, il ne faut pas lui consacrer une attention particulière, M. VIVANT, « Droit d’auteur et théorie de l’accessoire : et si l’accessoire révélait l’essentiel ? », note sous Cass. 1re civ., 12 mai 2011, JCP, n° 28, 11 juill. 2011, 814 précitée.

681 Dans ce sens C. CASTETS-RENARD, « Etre et avoir... et apparaître accessoirement ! Ou comment limiter le monopole de l’auteur », op. cit., p. 1878, tout en soulignant que la qualification d’exception aurait dû être retenue en l’espèce.

682 Article 2 de la directive 2001/29/CE : « Les États membres prévoient le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire la reproduction directe ou indirecte, provisoire ou permanente, par quelque moyen et sous quelque forme que ce soit, en tout ou en partie », nous soulignons. Article 3 : « Les États membres prévoient pour les auteurs le droit exclusif d’autoriser ou d’interdire toute communication au public de leurs œuvres, par fil ou sans fil, y compris la mise à la disposition du public de leurs œuvres de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement », nous soulignons.

683 Pour une telle qualification des représentations dans un cercle de famille à la lumière de la shopping list des exceptions prévues par la directive, L. MARINO, Droit de la propriété intellectuelle, PUF, 2013, p. 217.

Ce qui fait des représentations dans le cercle de famille, dans le contexte de la directive, une limite externe, c’est le fait que le dispositif européen, en définissant le droit de représentation, évoque « toute communication au public » et, à la différence du droit français, ne fait aucune distinction entre les communications gratuites et à titre onéreux.

684 Telle est la thèse défendue par A. Lucas et H.-J Lucas dans la 2e édition de leur Traité, A. LUCAS, H-J. LUCAS, Traité de la propriété littéraire et artistique, 2e éd., Litec, 2001, p. 251.

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aux « exceptions ou limitations » au droit de reproduction, on peut trouver des dérogations conditionnées par la « compensation équitable »685 et celles qui n’en sont pas assorties.

Cela étant, pour contrer cet argument, il suffit de constater que l’art 5, 3° de la même directive n’assortit aucune dérogation d’une obligation de compensation, alors que ces dispositions sont également couronnées par le même chapeau d’« exceptions ou limitations ».

De plus, comme le souligne S. Dusollier686, certains considérants de la directive emploient la même formule générale « exceptions ou limitations » pour traiter tantôt les dérogations assorties, aux termes de son article 5, d’une compensation au profit des titulaires des droits687, tantôt les cas pour lesquelles le même texte n’exige aucune rémunération688.

242. Malgré cette impasse exégétique qui nous empêche de savoir ce que la directive prévoit réellement quand elle évoque les exceptions ou les limitations, l’absolutisme des droits exclusifs énoncés par son texte, et indirectement l’absence de dispositions relatives aux représentations dans un cercle de famille, nous permettent d’exclure du spectre des hypothèses envisageables les limites externes des droits d’auteur. S’il ne s’agit pas de limites externes, quels autres mécanismes, sinon les exceptions, peuvent entrer en jeu quand la Cour de cassation se réfère à « l’inclusion fortuite d’une œuvre, constitutive d’une limitation au monopole d’auteur, au sens de la Directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 » ?

Il semble que ladite référence à une « limitation » ne soit qu’un trompe-l’œil, qui, dans le contexte du flou terminologique qui règne dans la matière, permet d’absorber une partie de l’énergie destructive dont la jurisprudence Etre et Avoir est porteuse. Cela étant dit, les mesures de précaution prises par les juges de la Cour de cassation réanimant la logique d’exceptions prétoriennes ne s’arrêtent pas là.

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