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L’abus de droit et le droit d’auteur

Titre I. Le contenu du paradigme

Section 2. L’aspect matériel du paradigme

B. Les caractéristiques positives des exceptions

2. L’abus de droit et le droit d’auteur

173. La théorie de l’abus de droit ne fait pas partie du droit d’auteur objectif.

Elle apparaît comme un mécanisme de rationalisation externe512. Les exceptions et l’abus de droit exercent tous deux un rôle d’arbitrage entre les valeurs que consacre le droit d’auteur, et le font de façon peu ou prou similaire. En présence d’une exception, cet arbitrage est internalisé par le droit d’auteur objectif, tandis que l’application de la théorie de l’abus

509 Ibid., p. 752. Dans le même sens, J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 4e éd., Dalloz, 2003, p. 274 et suiv., L. ECK, L’abus de droit en droit constitutionnel, L’Harmattan, 2010, p. 174, G. DECOCQ,

« Abus de droit de la propriété intellectuelle et abus de position dominante », in Droit et technique, études à la mémoire du professeur Xavier Linant de Bellefonds, Litec, 2007, pp. 143-159, spéc. p. 145 : « Il y a dépassement du droit lorsque son titulaire exerce un pouvoir qui lui est refusé (…). En revanche, l’abus de droit se situe dans le cadre des prérogatives conférées par le droit (…). L’abus stricto sensu sanctionne la façon dont est exercée une prérogative dont l’existence est préalablement reconnue. Le dépassement de droit sanctionne l’absence de droit ou le dépassement de droit : le fait d’exercer une prérogative dont l’existence de principe est déniée ».

510 A. DE VITA, « L’abus de droit dans le droit du logement », in L’abus de droit et les concepts équivalents : principe et applications actuelles, Actes du dix-neuvième Colloque de droit européen, Luxembourg, 6-9 nov. 1989, Conseil d’Europe, 1990, pp. 122-157, spéc. p. 123.

511 P. ANCEL, G. AUBERT, « Introduction en forme de dialogue franco-suisse », in P. ANCEL, G. AUBERT, CH. CHAPPUIS, L’abus de droit, Comparaisons franco-suisses, Presses universitaires de Saint-Étienne, 2001, pp. 15-28, spéc. p. 18. Dans le même sens, P. STOFFEL-MUNCK, L’abus dans le contrat, essai d’une théorie, LGDJ, 2000, p. 468 : « (…) le terme d’abus désigne l’acte qui, se couvrant du voile de la conformité à la lettre, sort pourtant des limites qui sont fixées au droit litigieux en considération de son esprit », G. RIPERT, La règle morale dans les obligations civiles, LGDJ, 1949, p. 171, : « Pour trouver des hypothèses réelles d’abus du droit, il faut que l’acte accompli soit par lui-même irréprochable.

Rentrant dans l’exercice normal et habituel du droit, il serait supporté sans recours, s’il n’était pas vicié par l’esprit qui l’inspire ».

512 Selon le vocabulaire de N. BRONZO, Propriété intellectuelle et droits fondamentaux, L’Harmattan, 2007, p. 110.

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de droit fait jouer un mécanisme qui lui est extérieur 513 . À cet égard, il convient de se demander pourquoi le législateur a voulu internaliser cet arbitrage en créant les exceptions. Les raisons de cette démarche tiennent, encore une fois, à l’architecture du paradigme d’équilibre préétabli du droit d’auteur et peuvent être décrites à travers un raisonnement en deux temps.

174. Rappelons que le législateur français a décidé de faire des exceptions les limites internes des droits subjectifs de l’auteur, car cette technique présente un avantage considérable par rapport à la vision privilégiant ses limites externes. En effet, l’auteur qui souhaiterait interdire un acte couvert par une exception, comme celui auquel on reproche un abus de droit, resterait formellement dans les limites de son droit et jouirait, a priori, d’un

« privilège d’irresponsabilité »514. Pour écarter ce « privilège », il est nécessaire de combattre la présomption de licéité s’attachant, selon toute logique, à l’exercice du droit subjectif515. Cela n’est possible que si l’on reconnaît l’existence d’un obstacle éthique dont la gravité permet de neutraliser « le sentiment d’une irresponsabilité dans l’exercice du droit » 516 dictant, dans des circonstances normales, l’application « nécessaire et universelle » d’un principe de droit établi d’une manière abstraite517.

Puisque l’exception aux droits de l’auteur est également une limite interne des droits subjectifs de l’auteur, on peut lui appliquer les directives d’interprétation attachées à la théorie de l’abus de droit. Le contrôle de ce dernier, vu qu’il trouble l’ordre juridique de façon dérogatoire518, « doit rester exceptionnel et ne doit se heurter qu’exceptionnellement aux remparts de la licéité du droit exercé »519. La même conclusion vaut également pour l’exception aux droits de l’auteur. Cette caractéristique fondamentale fait des limites internes un outil atténuant l’absolutisme des droits subjectifs tout en soulignant leur prééminence.

513 P. KAMINA, « Droit d’auteur et article 10 Conv. EDH : suite… et fin ? », note sous Cass. 1re civ., 13 nov. 2003, Bull. I, n° 229, Propriété industrielle, n° 1, janv. 2004, comm. 8.

514 P. DURAND, « L’évolution contemporaine du droit de la concurrence », in Mélanges en l’honneur de Paul Roubier, Tome II, Dalloz, Sirey, 1961, pp. 439-452, spéc. p. 442.

515 Pour l’existence d’une telle présomption simple de licéité de l’acte accompli dans l’exercice d’un droit v. : C. CARON, Abus de droit et droit d’auteur, Litec, 1998, p. 106 et suiv., J. GHESTIN, op. cit., p. 765 et p. 755 : « (…) la présupposition de rectitude das actes accomplis dans les limites “externes” d’un droit précis est d’une intensité toute spéciale. La question du contrôle de l’usage abusif de ces prérogatives déterminées revêt alors des traits spécifiques. Il s’agit, en effet, en dépit de la garantie de conformité à la loi que confère aux particuliers la définition nette de leurs droits, de vérifier la manière dont ils usent de leurs pouvoirs et de détruire en certains cas le préjugé de licéité très fort dont ils bénéficient ».

516 G. RIPERT, op. cit., p. 163.

517 M. ROTONDI, « Le rôle de la notion de l’abus de droit », RTD Civ., 1980, pp. 66-69, spéc. p. 67.

518 P. ESMEIN, A. PONSARD, Droit civil français, Tome VI, Contrats civils divers, quasi-contrats, responsabilité civile, 7e éd., Librairie de la Cour de cassation, 1975, p. 546.

519 C. CARON, Abus de droit et droit d’auteur, op. cit., p. 106, dans le même sens J. GHESTIN,

« L’abus dans les contrats », Gaz. Pal., 1981, II, doctr. pp. 379-384, spéc. p. 379.

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175. C’est précisément cet effet de déséquilibre harmonieux que recherchait le législateur français lors de la grande codification du droit d’auteur520. Toutefois, le fait que les limites internes des droits d’auteur subjectifs soient laissées à l’extérieur du droit d’auteur objectif est difficilement conciliable avec le caractère programmé et préétabli du déséquilibre évoqué.

Faire appel aux limites extra jus auctoris s’oppose à l’idée de prévoyance du législateur en la matière. En outre, il dévoile certains défauts de la technique législative utilisée.

À cet égard, certains auteurs estiment que la théorie de l’abus de droit est la réponse à une déficience du langage légal dans les cas où celui-ci faillit à dessiner correctement les limites d’un droit, conduisant à l’incapacité de ces dernières à encadrer efficacement la variété des usages des droits subjectifs par leurs titulaires521. On reproche à ce correctif universel de forcer le juge à remplir la mission du législateur, à savoir reconnaître et faire respecter la finalité sociale des droits subjectifs en leur apportant des limites précises522, en d’autres termes, d’astreindre le juge à mener en lieu et à place du législateur la politique juridique523. À cet égard, on comprend mieux la nécessité du droit d’auteur objectif à internaliser les limites internes des droits d’auteur subjectifs.

176. L’architecture du paradigme d’équilibre préétabli du droit d’auteur, bâti autour d’une liste fermée d’exceptions rigides, s’oppose à ce que soient admises comme limites de droit” contient en soi une contradiction ; car du moment où il y a abus, c’est que les limites du droit ont été franchies : quand on abuse, on sort du domaine du droit. À vrai dire, il est donc impossible qu’il y ait abus de droit. Mais si un droit est imparfaitement défini, il se conçoit qu’il soit fait de ce droit mal défini, un usage abusif, qui sorte en réalité des limites du droit, tout en paraissant rester dans les limites de la définition imparfaite de ce droit. C’est là ce qu’on appelle très justement, en vérité, un abus de droit », G. CORNIL,  Le droit privé, essai de sociologie juridique simplifiée, Marcel Giard, 1924, p. 99.

522 A. PIROVANO, « La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin des théories de Josserand », D., 1972, pp. 67-70, spéc. p. 70. Dans le même sens, J. GHESTIN, op. cit., p. 792 : « Il ne faut pas trop attendre de l’application de la théorie de l’abus de droit. Elle n’est qu’un correctif apporté à la mise en œuvre des droits. Il est difficile sous peine d’accroître dangereusement les incertitudes, de lui faire jouer un rôle beaucoup plus important. C’est au législateur qu’il appartient, en définissant les limites “externes”

des droits et en créant des obligations précises de donner les orientations décisives ».

523 Dans cette optique on a pu souligner, à l’occasion de l’analyse de la question d’application de la théorie de l’abus de droit en matière de recouvrement des créances, que la grande souplesse inhérente à ce correctif « (…) naît inéluctablement une pesante incertitude (…). Aussi, ne peut-on (…), que recommander aux juges, comme au législateur, de faire preuve d’une extrême prudence dans la détermination des limites qu’il leur semble bon d’apporter au droit de recouvrer son dû », J. MESTRE « Réflexions sur l’abus du droit de recouvrer sa créance », in Mélanges offerts à Pierre Raynaud, Dalloz, Sirey, 1985, pp. 437-474, spéc. p. 474.

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le législateur entre les droits exclusifs et les intérêts du public, ainsi que de mettre en place un modèle de conciliation stable et définitif. À cet égard, l’idée d’une certaine autosuffisance des règles du droit d’auteur est rentrée dans la tradition juridique. Ainsi, celles-ci forment un « ensemble homogène »524 hostile à l’introduction d’« éléments d’analyses externes au droit d’auteur, rompant nécessairement sa cohérence interne »525.

À la base, le droit d’auteur n’est pas autarcique526, toutefois le législateur français a voulu qu’il le devienne, et a décidé d’anticiper les cas d’usage antisocial des droits exclusifs et de les réguler en amont au niveau législatif. À la suite de cette internalisation du conflit entre les droits exclusifs et les intérêts du public, les cas d’application de la théorie de l’abus de droit pour sanctionner le détournement des droits patrimoniaux de l’auteur se sont faits extrêmement rares527. Encore plus rares sont désormais les cas dans lesquels cette limite extra jus auctoris est mobilisé avec succès pour paralyser les prérogatives du droit moral.

Dans ce dernier cas, l’applicabilité de la théorie est vivement discutée528. Le même argument d’internalisation s’oppose traditionnellement à ce que les droits d’auteur soient limités par des mécanismes du droit de la concurrence ou bien par des droits et libertés fondamentales.

Nous y reviendrons529.

524 E. TREPPOZ, « Faut-il repenser l’objet du droit d’auteur ? Faut-il repenser le contenu du droit d’auteur ? », RLDI, n° 82, mai 2012, pp. 99-101, spéc. p. 101.

525 Ibidem.

526 V.-L. BENABOU, « Puiser à la source du droit d’auteur », RIDA, n° 192, avr. 2002, pp. 3-109, spéc.

p. 83.

527 Dans ce sens, C. CARON, Abus de droit et droit d’auteur, op. cit., p. 62 et pp. 64-66. Pour le rejet, v. : Paris, 26 sept. 1988, D., 1988, IR, p. 255, Cass 1re civ., 23 nov. 1959, Bull. I, n° 490.

528 Pour une telle possibilité v. : P. SIRINELLI, note sous Cass. 1re civ., 14 mai 1991, Bull. I, n° 157, RIDA, n° 151, janv. 1992, pp. 272-290, spéc. p. 283, C. CARON, Abus de droit et droit d’auteur, op. cit., p. 76 :

« (…) nous pouvons constater que le droit d’auteur, dans l’ensemble de ses prérogatives, est susceptible d’abus (…) », ou encore, C. CARREAU, « Propriété intellectuelle et abus de droit », in Propriétés intellectuelles, Mélanges en l’honneur de André Françon, Dalloz, 1995, pp. 17-41, spéc. p. 28. Contra, G. LYON-CAEN, P. LAVIGNE, Traité théorique et pratique de droit du cinéma français et comparé, LGDJ, 1957, p. 332, pour lesquels « le droit moral n’a plus de sens si on lui applique la théorie de l’abus de droit ».

Dans le même sens, F. POLLAUD-DULIAN, « Le droit moral en France à travers la jurisprudence récente », RIDA, n° 145, juill. 1990, pp. 127-314, du même auteur, « Abus de droit et droit moral », D., 1993, chron. XXI, pp. 97-102. Pour la jurisprudence admettant l’abus du droit moral v. : Cass. civ., 14 mai 1945, D., 1945, p. 285, note H. DESBOIS, JCP, 1945.II.2835, note R.C., Cass. 1re civ., 14 mai 1991, Bull, I, n° 157, JCP, 1991.II.21760, obs. F. POLLAUD-DULIAN, RTD Com., 1991, p. 592, note A. FRANCON, RIDA, n° 151, janv. 1992, p. 272, note P. SIRINELLI, et, plus récemment, Paris, 19 déc. 2008, CCE, n° 3, mars 2009, comm.

22, note C. CARON, Poitiers, 29 juill. 2010, CCE, n° 6, juin 2011, comm. 51, note C. CARON. Contra, Cass., 1re civ., 5 juin 1984, Bull. I, n° 184, RIDA, n° 124, avr. 1985, p. 150, D., 1985, IR, p. 312, note C. COLOMBET : l’exercice du droit moral par l’auteur de l’œuvre originale « revêt un caractère discrétionnaire, de sorte que l’appréciation de la légitimité de cet exercice échappe au juge ».

529 E. TREPPOZ, loc. cit.

125 II. Les exceptions au sens subjectif

177. L’architecture du paradigme de conciliation entre les droits exclusifs de l’auteur et les intérêts du public consacré par le législateur français s’oppose, de façon évidente, à ce que les exceptions aux droits de l’auteur soient porteuses des droits subjectifs au profit des utilisateurs (A). La consécration de la vision personnaliste du droit d’auteur opère une hiérarchisation des intérêts en présence, en faisant des prérogatives des utilisateurs de simples facultés protégées par le droit objectif (B).

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