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L’effet pervers des mesures techniques de protection

Titre II. Les limites du paradigme

Section 1. La normativité des exceptions et les mesures techniques de protection

A. L’effet pervers des mesures techniques de protection

253. À première vue, il n’y a rien d’anormal dans le fait, pour le titulaire des droits d’auteur, de contrôler les actes d’exploitation de l’œuvre à l’aide des mesures techniques de protection. Celles-ci peuvent être considérées comme un prolongement naturel des droits exclusifs (1). Toutefois, la protection supplémentaire qui en résulte constitue une anomalie qui n’est pas compatible avec l’idée de l’équilibre du droit d’auteur construit par le législateur à l’aide des exceptions à valeur normative (2).

1. Le prolongement des droits exclusifs

254. À une époque où la technologie numérique rend faciles la reproduction et la représentation sans consentement des titulaires, le recours à la technique de verrouillage physique des œuvres peut apparaître comme une solution simple et efficace pour garantir le respect des droits d’auteur707.

Un tel verrouillage physique est possible grâce aux mesures techniques de protection des œuvres, définies en droit français par l’article L. 331-5 du CPI, issu de la transposition de l’art 6, 3° de la directive du 22 mai 2001. Ainsi, celles-ci représentent toute technologie, dispositif, composant qui, dans le cadre normal de son fonctionnement, permet d’ « (…) empêcher ou (de) limiter les utilisations non autorisées par les titulaires d’un droit d’auteur

707 A. BERTRAND, Droit d’auteur, 3e éd., Dalloz, 2010, p. 287.

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ou d’un droit voisin du droit d’auteur d’une œuvre, autre qu’un logiciel, d’une interprétation, d’un phonogramme, d’un vidéogramme ou d’un programme (…) ».

De telles mesures techniques, empêchant ou limitant les utilisations non autorisées par les ayants droit, sont protégées par le droit français, notamment en vertu des dispositions des articles. L. 335-3-1 et L.335-3-2 du CPI, qui prohibent aussi bien le fait d’y porter attente afin d’altérer la protection d’une œuvre, que certains actes relatifs aux moyens conçus ou adaptés à cette fin708

255. Il est évident, à la lumière de la définition légale des mesures techniques de protection, que leur logique s’oppose à celle des exceptions aux droits de l’auteur709. Les mesures techniques de protection peuvent facilement entrer en conflit avec les exceptions.

Elles constituent une traduction technique de la volonté des titulaires710. Leur usage délimite

« ce qui est concrètement possible (indépendamment de ce qui est licite et illicite) de façon à ce que les tiers n’aient d’autre choix que de s’y conformer »711. Les mesures techniques de protection sont aveugles, disent des auteurs712 ; étant trop brutes pour pouvoir prendre en compte les subtilités de la législation, elles ne sont pas capables de différencier les usages qu’elles rendent techniquement impossibles713.

Malgré leur « cécité », la licéité du recours aux mesures techniques de protection s’impose. Ainsi, comme le souligne T. Maillard, « Il semble assez inévitable que pour gagner sur le plan de l’effectivité du monopole, on perde sur celui de la plasticité du monopole

708 Cette protection par le droit interne des mesures techniques a été mise en place par la loi de transposition de la directive 2001/29/CE n° 2006-961 du 1er août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information (dite loi DADVSI) et aménagée par la loi n° 2009-669 du 12 juin 2009, favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet (dite loi HADOPI I). Elle fait face aux obligations résultant des dispositions de l’article 11 du Traité OMPI sur le droit d’auteur du 20 déc. 1996, de l’art 6 de la directive 2001/29/CE du 22 mai 2001 et de l’art 27, 5° de l’Accord commercial anti-contrefaçon signé par la France le 26 janv. 2012.

709 Dans ce sens, T. MAILLARD, « La réception des mesures techniques de protection des œuvres en droit français : Commentaire du projet de loi relatif au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information », Légipresse, n° 208, II, 2004, pp. 8-15, spéc. p. 12, M. DIENG, Exceptions au droit d’auteur et mesures techniques de protection, Thèse, Paris II Panthéon-Assas, 2012, p. 29, U. SUTHERSANEN,

« Some initial thoughts on copyright, human rights and market freedom », in G. WESTKAMP, Emerging Issues in Intellectual Property, Trade, Technology and Market Freedom: Essays in Honour of Herchel Smith, Edward Elgar Publishing, pp. 35-53, spéc. pp. 40-41, et, spécifiquement par rapport à l’exception pour copie privée, X. LINANT DE BELLEFONDS, « Triple blindage », CCE, n° 7, juill. 2004, repère 7.

710 M. DIENG, op. cit., p. 196.

711 P. GAUDRAT « Sombre actualité… projet de la loi sur le droit d’auteur, les droits voisins et la société de l’information et la copie privée empêchée », RTD Com., 2006, pp. 386-405, spéc. p. 389.

712 M. DIENG, loc. cit., C. GEIGER, « Droit d’auteur et droit du public à l’information : relation conflictuelle ou pacifique », in A. STRWOEL, F. TULKENS, Droit d’auteur et liberté d’expression. Regards francophones, d’Europe et d’ailleurs, Larcier, 2006, pp. 103-122, spéc. pp. 113-114.

713 S. DUSOLIER, Droit d’auteur et protection des œuvres dans l’univers numérique, Droits et exceptions à la lumière des dispositifs de verrouillage des œuvres, Larcier, 2007, pp. 152-153.

183 de protection » des titulaires : la protection légale a posteriori, conférée par le droit d’auteur, la protection technique a priori, par le biais des mesures techniques, et finalement la protection légale contre le contournement de ces dernières717. La protection des droits subjectifs de l’auteur s’opère en effet à trois niveaux, celle du public, elle, par le biais de simples facultés dont la force se résume, sur le plan pratique, à celle du moyen de défense.

Une fois la mesure technique protégée par les règles du droit objectif, elle confère aux ayants

droit un « nouveau pouvoir d’exclure en marge du monopole d’exploitation » 718 , consistant en la capacité de délimiter le spectre des actes techniquement possibles

à accomplir.

714 T. MAILLARD, « Les mesures techniques de protection des œuvres : sauveur ou fossoyeur du droit d’auteur », in D. LE METAYER, Les technologies de l’information au service des droits : opportunités, défis, limites, Bruylant, 2010, pp. 93-106, spéc. p. 104. V. également : T. MAILLARD, « Le monopole malmené : l’impact des mesures techniques de protection et d’information », RLDI, supplément au n° 49, mai 2009, pp. 69-72, spéc. p. 70 : « Il n’y a pas de sens à affirmer un attachement de principe au droit exclusif tout en contestant sans nuance le bien-fondé des mesures techniques et de leur protection juridique. Si l’on ne veut pas des mesures techniques - ce qui peut se comprendre -, il faut en accepter les implications, par exemple tourner la page du droit exclusif et chercher un autre mode de protection juridique de la création. Si c’est, en revanche, un droit centré sur le monopole d’exploitation que l’on souhaite préserver, il faut admettre le recours à ces mesures techniques, sous une forme ou une autre, et accepter le principe d’une protection juridique ferme, qui tienne compte notamment de leur inflexibilité et des contraintes de sécurité qui sont les leurs. enforcement mechanisms), but as long as the IP system is in place DRM should be considered as a legitimate and ,of course, legal tool to be used (…) ».

716 F. POLLAUD-DULIAN, « Les rapports de l’exception de copie privée avec les mesures techniques de protection », obs. sous TGI Paris, 30 avr. 2004, JurisData n° 2004-241517, RTD Com., 2004 pp. 486-491 DE BELLEFONDS, « Triple blindage », loc. cit., S. DUSOLLIER, « L’introuvable interface entre exceptions au droit d’auteur et mesures techniques de protection », CCE, n° 11, nov. 2006, étude 29.

718 M. DIENG, op. cit., p. 195.

184 2. Une anomalie potentielle

257. S’il n’est pas douteux que le principe de la troisième couche de protection des titulaires, en tant que le prolongement du pouvoir d’exclusion inhérent aux droits de l’auteur est légitime comme l’est la serrure d’une porte de maison, sa puissance excessive peut potentiellement ruiner l’édifice de l’équilibre préétabli du droit d’auteur, bâti grâce au système des exceptions. Comme le souligne la doctrine, « (…) dès lors qu’elles restreignent la liberté d’action de ceux qui ont accédé aux œuvres, les mesures techniques remettent forcément en cause les équilibres internes du droit d’auteur au détriment des utilisateurs (…) »719.

Cette remise en cause de l’équilibre interne de la matière peut devenir inquiétante.

L’exception aux droits de l’auteur conçue comme une règle de droit, lorsque confrontée aux mesures techniques de protection surpuissantes, risque de voir changer sa nature juridique et de s’approcher dangereusement de la logique de la tolérance, perdant ainsi sa normativité720.

Pour s’en convaincre, il suffit de constater que celui qui recourt au verrouillage technique de son œuvre de l’esprit, en limitant ou en excluant la possibilité d’accomplissement d’actes couverts par une exception, rend précaire la situation de l’utilisateur. Le titulaire, muni du pouvoir de rendre techniquement inexécutables les actes que la loi lui interdit d’interdire, et qui décide de ne pas entraver l’exercice de telle ou telle exception, devient dans un certain sens le « tolérant », dans la mesure où il s’abstient agir en vue de paralyser les prérogatives des utilisateurs alors qu’il aurait pu le faire.

Dans cette optique, à supposer la liberté totale du recours aux mesures techniques de protection, les atténuations de la force obligatoire des droits exclusifs construites par le législateur sous forme de normes exceptives s’apparenteraient à des mécanismes dérogatoires de nature complètement différente.

258. L’imprégnation éventuelle des exceptions par la logique de tolérance nous conduirait à admettre que le législateur n’est plus en charge de la séparation des utilisations soumises à autorisation et celles qui y échappent. Cette tâche appartiendrait, sinon de jure, au moins de facto aux titulaires. En présence de ce danger, maintenir les exceptions

« mobilisables » face aux mesures techniques de protection apparaît, comme une volonté

719 A. LUCAS, H.-J. LUCAS, A. LUCAS-SCHLOETTER, Traité de la propriété littéraire et artistique, 4e éd., LexisNexis, 2012, p. 773.

720 Supra, n° 22 et suiv.

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de défendre la tradition française du droit d’auteur. Cette quête nécessite une certaine régulation en matière de verrous techniques, tâche que l’on a, en premier lieu, cru pouvoir déléguer au juge.

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