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Second vecteur

2.2.4 Le langage des nouveaux médias

« En suscitant de nouvelles modalités de relation entre l’univers de l’histoire et le spectateur, en générant de nouveaux genres de plaisir spectatoriel » (Di Crosta, 2009, p. 20), les médias numériques exploitent autrement le potentiel narratif des productions filmiques et modifient l’immersion du spectateur dans la fiction, de même que sa participation. Manovich le formule comme suit :

Most discussions o f cinéma in the computer âge have focused on the possibilities o f interactive narrative. It is not hard to understand why: Since the majority o f viewers and critics equate cinéma with storytelling, computer media is understood as something that will let cinéma tell its stories in a new way. Yet as exciting as the idea o f viewer participating in a story, choosing différent paths through the narrative space, and interacting with characters may be, it addresses only one aspect of cinéma that is neither unique nor, as many will argue, essential to it — narrative (2001, p. 293).

Ces changements dans l’expérience de narration interactive reposent notamment sur les caractéristiques propres aux médias numériques. Manovich (2001) parle de «principes», qu’il formule autour des différences fondamentales entre nouveaux médias et médias traditionnels (old

media). Ces principes, bien qu’ils ne soient pas tous utiles à notre analyse, nous permettent de

réfléchir à notre objet pour ce qu’il est dans sa globalité, à la fois dans sa dimension technologique et symbolique. De façon à rester fidèle au modèle de Manovich, nous présenterons chacun des principes, au nombre de cinq, et ce, dans l’ordre donné par l’auteur, les derniers principes étant dépendants des premiers. Nous accorderons toutefois plus d’importance à ceux qui serviront directement notre analyse, c ’est-à-dire la modularité et la variabilité.

Le premier principe16 est celui de la « représentation num érique17 » (numerical représentation). Il renvoie essentiellement à la modalité technologique des nouveaux médias, dont l’existence repose sur des données digitales et sur des représentations numériques. Ainsi, un nouveau média peut être décrit en termes mathématiques et il est sujet à des manipulations informatiques.

Le deuxième principe est celui de la « m odularité » (modularity). Plus utile à notre analyse, il rappelle que les éléments d’une production, bien qu’ils forment un tout, possèdent leur existence propre. Il renvoie à la combinaison des éléments médiatiques (images, sons, formes, etc.) entre eux dans la formation d ’une seule entité - une seule production dans le cas de l’ONF/interactif. Ainsi,

16 Dans New Media: a User's Guide (1999), Manovich place toutefois le second principe, celui de la « modularité », avant la « représentation numérique », qui est alors le second principe.

nous pouvons nous demander combien de « modules » entre en jeu dans la constitution d ’une production de l’ONF/interactif. D ’une certaine manière, le principe de modularité de Manovich permet d’interroger le degré d’hypermédialité d ’une production, mais il ne s’y limite pas. Les médias numériques ne sont pas les seuls à en appeler à la muïtiméâiaXité, le cinéma traditionnel le fait aussi, mais il est dans ce cas généralement question d’/n/ermédialité plutôt que d ’/iy/?ermédialité, comme nous l’avons déjà vu. Nous utiliserons pour expliciter la chose, l’un des exemples de Manovich

(2001).

Un film «multimédia» réalisé à l’aide d ’un logiciel de création d’applications multimédias (comme Adobe Director ou Adobe Flash) peut contenir des centaines d ’images fixes, fichiers vidéo et sons, tous indépendants et réunis seulement lorsque le film est exporté en format vidéo. Autrement, chaque objet est enregistré et peut être modifié séparément. La modularité est dans ce cas principalement visible à l’étape de la production d’une œuvre. Pourtant, selon le type de production, elle peut aussi être présente à l’étape de la réception, et ce, au travers l ’hypermédialité déployée par la production. Une production de l’ONF/interactif peut, par exemple, contenir à la fois des fichiers vidéo et audio et des photographies, que l’usager peut consulter séparément à l ’intérieur de la production. Par opposition, le spectateur d’un film traditionnel ne peut détacher l’audio du visuel.

Sur ce point, nous introduirons les deux formes d ’intermédialité relevées par W emer W olf (1999) dans son ouvrage The Musicalization o f Fiction: A Study in the Theory and History o f Intermediality. Selon cet auteur, deux formes d’intermédialité prévalent : une intermédialité « manifeste » (overt) ou « directe » et une intermédialité « voilée » (covert) ou « indirecte » (Laçasse, s.d.). Dans la première forme, les signifiants de chaque média sont apparents et distincts :

I f we take the simplest case o f an involvement o f two media in one artifact, this variant o f intermediality applies i f at least in one instance both media are directly présent with their typical or conventional signifiers and i f consequently each medium remains distinct and is in principle “quotable ’’ separately (Wolf, 1999, p. 40).

C’est le cas, par exemple, de certaines productions de l’ONF/interactif, où vidéos et photographies sont clairement discernables.

Dans la deuxième forme, les signifiants d’un seul média sont apparents. Cette forme peut se définir comme

the participation o f (at least) two conventionally distinct media in the signification o f an artefact in which, however, only one o f the media appears directly with the typical or

conventional signifiers and hence may be called dominant medium, while another one (the non-dominant medium) is indirectly présent “within” the first medium.

Consequently, this other medium is not in the form o f its characteristic signifiers but, at least minimally, as an idea, as a signified{ibid., p. 41).

Dans ces conditions, il est question d ’un film sous sa forme classique. Il va de soi qu’un film fait appel à d’autres médias pour se construire, comme la musique; cela dit, ces autres médias, dans la forme d’intermédialité sous-entendue ici, sont combinés pour ne former qu’un seul média, nommément le média filmique.

Dans le troisième principe de Manovich, celui de l’« automatisation » {automation), la représentation numérique (principe 1) et la modularité (principe 2) permettent l’automatisation de certaines opérations aux étapes de la création, de la manipulation et de l’accès au média.

L ’automatisation peut être de bas niveau (low-level) ou de haut niveau (high-level). Un niveau bas signifie que l’utilisateur modifie ou crée l’objet en utilisant des modèles et des algorithmes, tandis qu’un niveau haut suppose que la machine « comprend », jusqu’à un certain point, la sémantique des éléments impliqués dans la formation de l’objet (l’exemple le plus commun serait l’intelligence artificielle). Puisque nous n’étudions pas la modalité technologique des productions de l’ONF/interactif, nous pouvons difficilement nous prononcer sur la valeur de leur automatisation. Nous pouvons néanmoins présumer que les créateurs sont à la base des algorithmes qui permettent aux productions d’exister et que l’Internet automatise leur consultation. Par extension, ce principe soulève la question du rôle d’intervention de l’usager-spectateur dans le déroulement et la continuité de la production. Une question qui nous dirige vers la notion d’interactivité, laquelle est introduite avec le quatrième principe.

Ce quatrième principe est celui de la « variabilité » (variability). Il stipule qu’un objet issu des nouveaux médias n ’est jamais complètement fixé, qu’il peut exister en plusieurs versions, conséquences immédiates des principes qui le précèdent. Manovich (2001) évoque quelques cas de variabilité, dont certains vont de pair avec notre objet d’étude :

Un nombre d’interfaces différentes peut être créé à partir d ’une même donnée; un nouveau média peut ainsi exister au travers de plusieurs interfaces.

Des renseignements sur l’usager peuvent être utilisés par le programme informatique pour personnaliser la composition du média (la géolocalisation par exemple).

La structure hypermédiatique renvoie au fait que les éléments médiatiques sont reliés entre eux par des hyperliens. Ils peuvent être modifiés indépendamment, n ’étant pas réunis comme dans les médias traditionnels (voir le principe de modularité). « We can think o f ail possible

paths through a hypermedia document as being différent versions o f it. By following the links, the user retrieves a particular version o f a document » (Manovich, 2001, p. 38).

Les nouveaux médias permettent donc de générer diverses versions d ’un même objet. Si la structure de cet objet demeure la même, son organisation au moment de la consultation par un usager, elle, varie. L’expérience peut être multiple. C’est ici que l’interactivité entre en jeu, car « en interagissant avec la narration, l’usager peut changer la teneur de la représentation à tout moment18 » (Manovich, 2001, p. 38). L’usager joue par conséquent un rôle actif en déterminant l’ordre dans lequel il consulte les éléments d’une production. Manovich identifie dans son livre différentes formes d’interactivité. L’interactivité « fermée » (closed inîeracüvity) renvoie à l’interaction de l’usager avec les éléments fixes d’une production, avec ceux qui n ’ont aucun effet sur la structure de la production. Il s’agit de la forme la plus simple d’interactivité possible. Une forme plus complexe, et moins fréquente, existe, où à la fois les éléments et la structure du programme peuvent être modifiés ou générés au moment de l’interaction de l’usager avec le programme19. Il s’agit dans ces conditions d’une interactivité « ouverte » (open interactivitÿ) : l’interaction de l’intemaute avec la production modifie la structure de la production. À l’intérieur même de ces deux formes d’interactivité s’observent des nuances, par exemple liées au type d’actions exigé de l ’usager à un moment précis du déroulement de la production. Le point suivant amènera des précisions sur les formes et nuances possibles à l’interactivité.

Finalement, le cinquième principe des nouveaux médias est le « transcodage » (transcoding). Moins pertinent dans le cadre de notre étude, il est aux yeux de Manovich la plus importante conséquence de l’informatisation des médias. Comme nous ne considérons qu’indirectement ce principe dans l’analyse de notre objet, reprenons simplement les mots de l’auteur pour en décrire la nature :

Because new media is created on computers, distributed via computers, and stored and archived on computers, the logic o f a computer can be expected to significantly influence the traditional cultural logic o f media; that is, we may expect that the computer layer will affect the cultural loyer. The ways in which the computer models the world, represents data, andallows us to operate it [...] (Manovich, 2001, p. 46.)