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B. U N CONTEXTE D ’ OBSERVATION ET D ’ APPLICATION : UNE APPROCHE COMPARATIVE A

2. Le canton de Genève et sa région frontalière

2.1. Problématique de la région transfrontalière

Une région, bien qu'elle s'appuie sur une réalité physique tangible, ne prend une signification cohérente de territoire spécifique qu'à travers des discours et images des citoyens mais également des autorités. Le territoire est ainsi bifacial au sens où il comporte une face signifiante, la réalité matérielle, et une face signifiée, les relations, pratiques et les connaissances humaines. Reste à préciser quels sont les paramètres pertinents d'observation des relations entre une collectivité et son territoire dans une région où se côtoient deux systèmes politico-administratifs à la fois différents et en interaction. Comme le souligne C.

Raffestin: «Les territoires de faibles dimensions dans lesquels sont à l'œuvre, simultanément, plusieurs codes, c'est à dire dans lesquels des groupes se réclament de sémiosphères

différentes, présentent un très grand intérêt car ce sont des laboratoires naturels de l'écogenèse territoriale qui offrent toutes les conditions de comparabilité»10.

D’un point de vue écologique, l’auteur a bien montré que la frontière est l'expression d'un limites constituent une information structurant le territoire.

Les études sur l'aménagement régional transfrontalier mettent en évidence le fait que la frontière n'est pas arbitraire et qu'elle est toujours le produit d'une intention ou l'expression d'un projet : elle est conventionnelle et non pas simplement arbitraire. Rien n'empêche toutefois que la frontière puisse être perçue comme arbitraire par tel ou tel observateur parce qu'elle est en discordance par rapport à certains objectifs. Ceci est particulièrement manifeste quand des phénomènes de territorialisation - déterritorialisation - reterritorialisation répondent des trois logiques conditionnant des échelles spatiales différentes tels que les logique éco-, bio-, ou psycho-socio-logiques. Ainsi, C. Raffestin poursuit: «Aucun instrument n'est parfait et la frontière est loin de l'être mais elle peut être et doit être perfectionnée dans la perspective d'une harmonisation souhaitable des trois logiques évoquées plus haut. (...) Aujourd'hui, si les intérêts politiques n'ont pas cessé d'être obsédants, d'autres impératifs intéressant les bases même de l'existence sont à prendre en considération. (...) la frontière est le produit d'une histoire humaine de la nature et dès lors que nos rapports à la nature se modifient, les instruments territoriaux que nous utilisons se modifient évidemment pas au même rythme mais avec un décalage plus ou moins grand». C’est particulièrement ce décalage révélateur qui nous a intéressés.

Nous avons ainsi repris l'hypothèse qu'une même frontière juxtapose et comporte des idéologies différentes. Zone d'articulation inter-étatique, la frontière s'affirme comme siège d'un jeu spécifique d'interrelations concernant des domaines aussi variés que l'agriculture, l'industrie, les transports, l'emploi, etc. Lieu émotionnel intense car zone de contact avec l'altérité, la frontière se présente comme une zone spatialement périphérique mais psycho-sociologiquement centrale, ce qui nécessite une subtilité particulière face à la complexité des phénomènes à observer. La limite franco-genevoise ne sépare pas d'une façon simpliste deux sentiments d'appartenance, deux sens de la territorialité dont l'un serait suisse et l'autre français. La réalité s'avère plus complexe car les relations entre les deux parties se concrétisent par un positionnement commun fait d'interdépendances et de contradictions multiples.

2.2. Histoire d’une séparation

La notion de limite, ligne tracée, instaure un ordre à la fois de nature spatiale et de nature temporelle: cette ligne ne trace pas seulement un «en-deçà» et un «au-delà» mais elle démarque en outre un «avant» et un «après». Cette notion est également autant matérielle que morale. Par ailleurs, elle n'est pas univoque puisqu'elle se définit à la fois en terme de zonalité et de linéarité.

10 C. RAFFESTIN, Territorialité : concept ou paradigme de la géographie sociale ? in : Géographica Helvetica, Zurich, Berne, Kümmerli et Frey, no.2, p.96.

La région pas plus que la frontière n'est inscrite par avance sur une carte topographique.

Comme l’a souligné l’équipe du Département de géographie de Genève, avant l'érection de la frontière, l'espace homogène peut être considéré comme une région car ce sont les relations, les ressemblances et l'homogénéité qui prédominent. Suite à l'établissement de la frontière, ce sont les dissymétries et les hétérogénéités qui apparaissent. L'anthropologie vécue dans chacune des régions varie alors dans son contenu, dans ses intentions et dans les relations qui en découlent au niveau de l'action. La trame institutionnelle et le tissu relationnel constitutifs de l'effet de frontière, présentent une superposition qui est loin d'être parfaite et qui laisse apparaître des écarts considérables: la trame institutionnelle, tout éloignée de la réalité qu'elle peut être en apparence, indique pourtant un projet social, donc idéologique11.

Avant 1815, ce territoire était sous gestion unique sarde puis française (Département du Léman). Les traités de cessions territoriales et de limites de Vienne (1815) et de Turin (1816) ont ratifié le rattachement de Genève à la Suisse en scindant plusieurs communes dont celle de Ville-La-Grand. A partir de 1860 et du rattachement de la Savoie à la France, l’effet des politiques différentielles suisse et française commencent à pouvoir être observé, même si des mécanismes d’échanges sont élargis (élargissement de la zone franche). Les deux guerres mondiales renforcent la fermeture des frontières.

Dès la première moitié du XXè siècle, le canton de Genève développe une logique d’agglomération de limitation de l’extension urbaine corrélative d’une préservation des eaux et forêts, ainsi que d’une zone agricole péri-urbaine destinée à assurer la sécurité alimentaire du canton. Les grands axes directeurs de cette politique de gestion du sol et de la planification territoriale vont être confirmés au niveau fédéral lors de la mise en place de la loi fédérale sur l’aménagement du territoire (LAT, 1979).

Cession des territoires du 2ème traité de Paris de 1815 (en gris foncé) et du traité de Turin en 1816 (en gris clair)

Genève, Chef-lieu du département du Léman (1798-1814)

Du côté français, Annemasse est davantage considérée comme une marge frontalière, et la commune applique les diverses politiques nationales. A la fin du XIXè siècle, la ville et les communes adjacentes connaissent un premier développement suite à l’arrivée du chemin de fer et l’installation de la gare. Après la décentralisation des années 1980, la ville et ces communes adjacentes suivent une logique de développement local de type centre-périphérie, en initiant non sans difficulté quelques éléments d’action intercommunale.

En résumant à l'extrême, on peut dire que, depuis son entrée dans la Confédération Helvétique, Genève a connu une urbanisation en quatre périodes, dont deux sont particulièrement significatives quant aux formes d'expansion urbaine:

 La démolition des fortifications, au milieu du XIXè siècle, permit à la ville de connaître une première vague d'urbanisation (haussmanisation timide et développement des premiers quartiers de villas) qui s'est poursuivie jusqu'à la première guerre mondiale.

 L'entre-deux-guerres se caractérise par la confirmation de la Genève internationale et la création d'un bureau du plan d'extension; en 1929, deux lois renforçaient le régime des zones de construction et le rôle des pouvoirs publics sur les nouveaux quartiers : une importante réforme administrative attribuait les principales prérogatives d'aménagement aux autorités cantonales. Malgré les grands projets d'urbanistes tels que Le Corbusier ou Braillard, l'activité immobilière se limitait à la densification des terrains restés libres en ville et à une multiplication circonscrite de villas dans les zones périphériques.

Genève de 1838 avec ses fortifications (Dufour, 1842) et le tracé de la ceinture « fazyste » édifiée dans le tournant du XXè siècle sur l’emprise des anciennes fortifications. Source,

DTPE, 1994.

 Un siècle après la démolition des fortifications, le boom économique de l'après-guerre suscita un nouvel essor de la construction dont résulte l'agglomération actuelle : le territoire urbain ne se limite plus à un îlot bâti entouré de campagne, mais forme une agglomération compacte dont certaines parties s'étendent au-delà de la frontière. En 1952, le régime des zones fut complété par les notions de «zones agricoles» et de «village». La loi de 1957 sur l'expansion de l'agglomération genevoise a créé la «zone de développement», attribuant à l'État le pouvoir de contrôler l'urbanisation des nouveaux quartiers, d'abord en périphérie immédiate de la ville et puis en périphérie plus lointaine. Le boom des années 1960 a vu la conception et la création des cités satellites en même temps que fut créée la Commission cantonale d'urbanisme (1961) équipée d'un important bureau d'étude: les équipements, les transports, les secteurs à urbaniser sont alors dimensionnés sur l'hypothèse d'une Genève de 800.000 habitants à l'horizon 2015 (cf. Plan directeur genevois de 1965).

 Au milieu des années 1970, on entre dans une période de contestation politique, contre le bétonnage et la modernité triomphante des «cités périphériques»: des mouvements associatifs défendent l'urbanité du centre-ville et militent pour le maintien des logements à loyer modéré, la protection du patrimoine architectural, le paysage urbain et la protection de la nature. L'après-croissance oblige à en gérer les conséquences au niveau d'un aménagement pointilliste à l'échelle de l'immeuble, de la parcelle voire de l'îlot. En 1983, la loi sur les démolitions, transformations et constructions (LDTR) visait à protéger l'habitat au centre-ville. En même temps que s'exerçait ce soucis de maintenir de l'habitat, le centre-ville et la région de l'aéroport connurent un développement spectaculaire de l'emploi. Cette politique de densification révéla quelques limites à la fin des années 1980. Malgré un plafond démographique progressivement atteint autour de près de 400'000 habitants, la

Plan d’extension de la ville de Genève, présenté par la Société pour l’Amélioration du Logement, au concours ouvert par l’Etat, 31 mars 1897

spectaculaire : le manque chronique de logements, la surcharge du centre avec ses difficultés d'équipements, ses nuisances et ses difficultés de transports ont contribué au développement d'un important bourgeonnement résidentiel le long de la frontière en France voisine et dans le canton de Vaud. L'urbanisation a maintenant changé d'échelle : si elle semble souvent définie comme un problème purement Genevois, elle ne cesse d'avoir des effets à une échelle bien plus large de la région, voire du bassin lémanique. Il faut donc garder à l'esprit la multiplicité des échelles locales, régionales (et par-là internationale) des mobilités et du système habitat-travail-loisir.

2.3. Genève et l’agglomération annemassienne

La région frontalière du Genevois n'offre pas le schéma classique d'une relation entre ville-centre et grande banlieue. En effet, les habitants des communes françaises frontalières n'ont pas librement accès à la ville centre. Les sous-ensembles qui forment la région franco-genevoise constituent indiscutablement un réseau de relations largement structuré par le fait que Genève, dont le système économique est très lié à l'économie mondiale, cherche prioritairement chez ses voisins limitrophes les ressources qui lui font le plus défaut, à savoir: la main d'œuvre (30'000 travailleurs frontaliers, 10'000 vaudois et 10'000 extraterritoriaux) et le sol. Durant la période de surchauffe économique des années ‘80, la création d'un nouvel emploi n’est pas accompagnée de la création d'un nouveau logement: un emploi genevois nouveau pouvait ainsi exercer une pression sur les ressources en sol dans les régions voisines; pression foncière à laquelle il faut ajouter la multiplication des résidences secondaires des Suisses en France.

Durant cette période, le prix du m2 de terrain constructible dans le Genevois français a quintuplé en cinq ans. Les conséquences de cette inflation sont doubles : d’une part, le foncier devient inaccessible pour une partie de la population locale en ce qui concerne le logement, l'habitation, l'endettement, etc.; d’autre part, les collectivités locales se trouvent mises en difficulté dans leur politique de constitution de réserves foncières et sont contraintes, en matière d’urbanisme, de traiter avec des investisseurs dont les objectifs peuvent être différents de ceux de la collectivité mais qui maîtrisent les ressources nécessaires au développement local.

L'explosion du coût foncier a pour conséquence de poser le problème à la fois au niveau de l'accès au logement rendu plus difficile, ainsi qu'au niveau de la transformation des modes d'habiter, les villas devenant plus petites sur des terrains de dimensions plus réduites.

Enfin au niveau du travail, le recrutement genevois de travailleurs frontaliers correspond aux besoins de main d'œuvre de l'économie genevoise et aux mesures de restriction à l'entrée de travailleurs étrangers dictées par Berne; le revers de la médaille est ainsi un turn-over accru dans la région frontalière française, un marché du travail à deux vitesse et une relative fuite des travailleurs français qualifiés vers Genève... bref une déstabilisation permanente du marché du travail. Il ne faut pas négliger non plus les investissements de proximité réalisés par les milieux économiques Genevois en France voisine: ceux-ci sont cependant très sensibles aux fluctuations conjoncturelles.

L'importance de la main d'œuvre frontalière, l'emprise foncière suisse en France, la dissémination de centres commerciaux et de sites de type technopoles dans la partie française de la zone frontalière concourent à l'éclatement des villes et villages par un processus de diffusion urbaine alors que le canton de Genève base sa politique d'aménagement du territoire sur des objectifs de densification en zone constructible (reconstruction au centre et développement surveillé à la proche périphérie) accompagnés du maintien d'une vaste zone agricole déclarée inconstructible.

Pourtant Genève semble arrivé à la fin d'une période caractérisée par l'exploitation quasi solitaire de diverses rentes de situation; une redistribution régionale des investissements est en voie de réalisation ce qui nécessite une restructuration tant économique que du point de vue de l'aménagement.

Une agglomération transfrontalière

2.4. Des traditions planificatrices différentes

Au niveau de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire, les Français et les Suisses du Genevois n'ont pas du tout la même conception en matière de frontière et leurs projets respectifs sont sensiblement différents, malgré un début de discussion amorcée durant ces dernières années sur la possibilité d'un aménagement concerté. Face à cet effort d’homogénéisation territoriale, il faut toutefois faire preuve d’un certain réalisme et garder à l'esprit qu'une certaine relation entre les lieux peut avoir pour corollaire une différence dans l'organisation des représentations et de la planification territoriale.

L'examen des plans requis dans l'exercice de l'urbanisme et de l'aménagement du territoire met en lumière des différences fondamentales de planification et de gestion territoriales qu'il faut mettre en rapport avec une structure morphologique et des projets socio-politiques d'acteurs différents intervenant dans la mise en forme de l'espace. Créatrice d'identité, la frontière (ligne et zone) offre l'occasion de faire apparaître une interface entre deux dynamiques différentes.

La région genevoise présente l’avantage de faire l'objet d'une importante collection de cartes géographiques couvrant une période allant du XVIè au XXè siècle. Selon l'échelle, on distingue trois types de cartes :

- les cartes régionales couvrant le bassin lémanique du 1/200'000 au 1/100'000;

- les cartes territoriales du 1/50'000 au 1/12'500 couvrant l'essentiel de la cuvette genevoise circonscrite par la limite des reliefs (Jura, Vuache, Mont-de-Sion et Salève);

- les plans et vues urbains d'échelle supérieure au 1/12'500 qui couvrent certaines parties historiquement significatives de la ville de Genève et de ces alentours.

L'examen des cartes dites «territoriales» s'intègre dans le volet historique de l’étude car elles coïncident généralement avec l'histoire des remaniements des terres de du territoire transfrontalier franco-valdo-genevois. Un inventaire de plus de 40 cartes et plans cadastraux a fait l'objet d'une première analyse visant à repérer quelques effets résultant de l'application de deux systèmes d'exécution de lois et règlements sur l'aménagement d'un territoire originalement homogène avant 1815. Avec une précision variable résultant à la fois des différences d'intérêts stratégiques et de l'évolutions des techniques selon les époques, ces documents ont permis d'obtenir des informations sur la transformation de la densité du bâti, de l'aménagement des forêts et des espaces verts ainsi que de l'agriculture.

Depuis que l'usage de la photographie aérienne sert de base efficace à la fabrication des cartes (autour des années 1930), les cartes topographiques ont connu une plus grande standardisation sémiologique qui permet de mieux mettre en évidence spatialement l'importance de la fixation volontaire d'une limite entre territoire urbain et territoire agricole non constructible dans le canton de Genève comme instrument de contrôle du rapport ville-nature au XXè siècle. Cette problématique a été mise en évidence par une analyse comparative des cartes nationales suisses au 1/25'000 de 1956 et de 1994 couvrant l'axe urbain Genève-Annemasse.

La tradition planificatrice très centralisée et minutieuse du canton de Genève fait que l'histoire architecturale et cadastrale prend aujourd’hui une importance particulière dans l'étude du territoire et l'aménagement du canton. Elle se fait nettement plus rare au niveau du Genevois haut-savoyard. Avec l'aide des instances officielles, l'équipe du Centre de Recherche sur la

Rénovation urbaine (CRR) de l'Institut d'architecture de l'Université de Genève termine actuellement un atlas historique du territoire genevois, réalisé à partir d'une comparaison entre le cadastre napoléonien dressé en 1812 (du temps où Genève était le chef-lieu du Département français du Léman) et le plan d'ensemble actuel du canton de Genève qui relève au 1/2'500 les principales données cadastrales relatives au parcellaire, au bâti, au viaire et aux espaces libres.

De cette comparaison est issu un relevé systématique des permanences, des persistances et des disparitions des limites parcellaires ainsi que des emprises bâties et viaires.