• Aucun résultat trouvé

C. L' ESPACE PUBLIC

1. L’espace public en France et en Suisse

Rien ne différencie plus les environnements suisses et français que la nature des espaces publics qui, en quelque sorte, «signent» immédiatement leur origine.

L'espace public est d'abord le reflet de l'action des collectivités, à la fois par l'aspect normatif et ses procédés de mise en œuvre. Par son usage et son appropriation, on y perçoit la manière dont la société y adhère, y participe, ou, au contraire, le rejette.

Il existe une tradition de l'espace public propre à Genève. Les espaces de la vieille ville ont été très longtemps enfermés dans l'enceinte étroite de ses remparts, avec, rappelons-le, pour les mêmes raisons, les densités parmi les plus fortes de l'Europe avec Edimbourg. Ceux-ci ont été sobrement piétonnisés, dotés uniformément de pavés de granit. Citadelle haute, elle semble figée dans la perfection de ses restaurations, dédiée à l'histoire, siège des services municipaux, des musées, des galeries, des calmes demeures patriciennes.

A travers ses environnements historiques les plus précieux, la Suisse ne doit pas pour autant sombrer sous la critique surfaite de «ville-musée». Les centres historiques, à Berne, comme à Bâle, à Zurich, ou dans les autres villes, ont sobrement accompli leur mutation. Préservés depuis bien plus longtemps qu'en France, n'ayant pas subi le choc des révolutions, des guerres, et de l'haussmanisme, ils sont devenus des espaces de pure délectation. Du musée, ils ont emprunté les meilleurs attributs: le silence et l'attention du regard. Une stricte «police» visuelle concentre l'attention sur la perfection des formes du passé (en façades). Pas de publicité, pas d'encombrement visuel.

Ce qui peut être reproché à la muséification de certains centres français, à savoir la visualisation du «commerce culturel», les restaurations folkloriques, le matraquage commercial non maîtrisé qu'il attire, la sur-signalisation, y sont absents. Maintien du calme de demeures patriciennes, attribuées souvent aux institutions culturelles (fondations, musées privées, bouquinistes), rien ne vient troubler la contemplation : le silence et le vide sont les meilleurs attributs de ces espaces, leur luxe suprême. De plus, les centres historiques suisses ne sont pas réduits, comme en France, au croisement de quelques rues touristiques sillonnées par un mini-train sur pneus, au bout desquelles on voit un parking, ce qui tend en France à réifier caricaturalement le quartier touristique.

En Suisse, l'automobile a été chassée très au loin, en des voies et parkings éloignés. La politique de «Park and Ride» s'applique d'abord aux centres historiques. C'est la ville historique toute entière qui est préservée des intrusions agressives de la modernité. Sobriété et qualité des interventions caractérisent les centres historiques suisses qui s'apparentent plus aux meilleures réalisations italiennes ou allemandes qu'aux françaises.

Au-delà de la vieille ville, Genève a été constituée morphologiquement comme une ville dense:

d'abord avec son «ring» à l'autrichienne, la ceinture «fazyste» de l'ingénieur polonais Léopold Stanislas Blotnitzki, rigoureux damier de larges voies adaptées à l'édification de «blocs», strictement adaptés aux nouvelles typologies néo-classiques en façade. A la rigueur du damier vient s'interposer régulièrement le vide d'une placette rectangulaire, occupée en son centre par un mail de platanes et dotée d'une fontaine d'eau vive. Cet archétype d'espace urbain, issu de

la tradition des villages savoyards, de la rigueur compositionnelle de l'architecture sarde et piémontaise (l'influence de Carouge), forme la base de l'espace public.

Alternance de rues et places. L'église, le temple et le bâtiment public viennent renforcer la monumentalité discrète de ces places. L'espace public est très tôt un continuum de rues et de places plantées, où la lumière pénètre abondamment grâce à un espacement des bâtiments et des densités «raisonnables», absentes le plus souvent des autres villes françaises du XIXè siècle.

Au-delà de la ceinture «fazyste», l'influence «haussmanienne» a marqué l'extension des quartiers de la fin du XIXè siècle. Plus ordinaire dans son tracé et découpage d'îlots, elle a correspondu à l'émergence de la petite bourgeoisie commerçante. La norme du trottoir à bordure de granit surbaissée y domine. La faible hauteur de celui-ci favorise un confort de marche inégalé. Passer du trottoir à la rue, flâner en zigzaguant de l'un à l'autre est grandement facilité.

Ici interviennent un deuxième registre d'observations : l'automobile ne stationne jamais sur ces trottoirs surbaissés. L'auto-discipline est d'évidence. C'est une des manifestations du civisme comportemental de l'usager de l'espace public. Au même titre que la modération d'allure, le respect des piétons qui traversent, même en dehors des feux, le respect des règles de stationnement s'impose. Ce que l'on appelle un comportement civique et civil.

Genève, mais plus encore le reste de la Suisse s'apparentent au mode comportemental anglo-saxon et nordique. La rue et son trafic y sont moins synonymes de stress, d'agressivité, de pollution. En contrepartie, le piéton se doit de respecter une certaine discipline, ne pas prendre de risque, respecter les feux et les passages, ne traverser la rue qu'en dehors de tout danger potentiel.

Une recherche plus graphique pourrait ainsi décliner l'ensemble des dispositifs induits par la norme découlant des habitus comportementaux, et qui génèrent des conséquences directes sur la qualité des espaces urbains.

Prenons quelques exemples. Nous avons déjà signalé la faible hauteur des trottoirs. Ceux-ci n'ont pas non plus l'obligation de s'auto-protéger (au double sens du terme) par des dispositifs hétéroclites de bornes, poteaux, potelets, bacs à plantes, écrous, barrières, chaînes, bornes amovibles, etc. qui constituent le cauchemar de l'espace public français. Non pas qu'ils soient, de ci, de là, totalement absents en Suisse, mais ils n'ont pas ce caractère obsédant, contraignant, agressif, et pour tout dire désespérant, qu'on voit en France.

En France, en effet, les spécialistes de l'espace urbain, pour composer avec les mentalités, doivent effectuer des prouesses coûteuses et voyantes, pour tenter de «reconquérir» quelques espaces publics agréables : bouclage complet d'un quartier piétonnisé, généralisation de parkings souterrains, voies enterrées... Il faut reconnaître qu’en général, la culture et la norme

«routière» dominent. Elles se sont installées partout, et la culture architecturale récente des espaces publics n'est souvent qu'une mesure compensatoire, marginale, un argument publicitaire et électoraliste, l'occasion de sélectionner un beau cliché.

En Suisse, la norme «policée», donc «urbaine» de l'espace public, règne partout. La hiérarchie des espaces publics y est établie différemment, de l'autoroute à la rue piétonne. Et à chaque niveau, les normes diffèrent.

Déjà, pour la norme autoroutière, les aménagements sont plus adaptés à l'environnement qu'elles traversent. L'autoroute Genève-Lausanne, la voie suisse de la «Terre sainte», est une quatre voies sans feux rouges, avec d'étroits bas-côtés. La nature côtoie de très près les routes (pas de nettoyage brutal et chimique des haies), si bien que l'on a l'impression de rouler dans une étroite tranchée de nature. Ici, on applique davantage la norme allemande, qui borde systématiquement les autoroutes d'une vaste bande forestière, ne laissant dégagés que quelques points de vue sélectionnés.

La signalisation constitue aussi une différence notable dans les espaces publics respectifs.

Il existe en France une hypertrophie du signe. Pour la signalisation routière, la norme a toujours abondée dans la surenchère. En Suisse, la volonté de signaler est systématiquement minimisée. La signalisation est vécue comme nuisance visuelle et son insertion est un vrai problème. On a l'impression que toute implantation est soumise à une vérification visuelle, sur photo, et non pas normative et abstraite sur plan seulement comme en France.

La signalisation suisse est non seulement discrète et réduite en taille, soigneusement pensée dans son implantation et installation (poteaux), mais elle fait l'objet d'une recherche graphique.

On reconnaît là l'intérêt des recherches helvétiques pour la typographie et les arts visuels. La calligraphie, les polices (Helvetica bien sûr), la mise en page font partie d'un « habitus » perceptif et créatif. La signalétique privée, enseignes et publicités, font aussi l'objet d'une stricte

«police» qui respecte les paysages naturels et urbains.

La quasi-totale interdiction de la publicité en bord de route et d'autoroute confère au transport routier une image mentale de traversée de la nature, non perturbée par le message commercial. Le type de réglementation de la publicité sur les autres voies tend vers la discrétion. Pas de panneaux gigantesques et disproportionnés par rapport aux maisons avoisinantes, respect des échelles et soumission au contrôle visuel : on retrouve ici la problématique de l'urban policy développée en Angleterre dans l'après-guerre par l'intermédiaire de l'Architectural Review et de l'école « visualiste »: représentation systématique de l'environnement tel qu'il est vu afin d'éviter toutes les interventions de signes et d'objets qui viennent le perturber.

Aveugles, oui, aveugles, nous agissons le plus souvent en France sur notre environnement.

Car les méthodes qui viennent à décider l'intervention successive des objets sur un territoire donné relèvent à la fois de logiques séparées, et de logiques réglementaires non spatialisées.

Relevant pour la plupart de non-spécialistes de l'espace, les décisions « techniques » successives conduisent à superposer des couches de signes et d'objets sans que leur impact visuel soit établi.

La remarque sur la publicité vaut tout autant pour les autres objets observables de l'espace urbain. Notamment les interventions des services concessionnaires. L'E.D.F., à travers ses tracés des lignes haute tension» et des lignes ordinaires (non enterrées), l'éclairage public (purement normatif) et l'implantation de ses coffrets extérieurs qui gangrènent visuellement tout paysage urbain et rural.

Les coffrets EDF-GDF-Télécom, rejetés sur l'espace public, on les retrouve sur chaque unité bâtie raccordée, polluant sans scrupule chaque «maison de France». On les retrouve du rez-de-chaussée des immeubles aux portails des pavillons, dont ils sont, détachés, les premiers signes d'une appropriation qui ne viendra jamais, quand ils ne poussent pas n'importe où en pleine nature.

La même remarque vaut pour tous les ouvrages dits techniques, installés, instillés pour mieux dire, subrepticement, l'un après l'autre selon la loi de la seule norme. Apparemment anodins, ils viennent peu à peu

«polluer» l'environnement visuel. Leur réversibilité est, paradoxalement, très difficile : droits acquis et rentes de situations pour la publicité, inamovibilité des réseaux techniques qui constituent les points fixes d'un environnement beaucoup plus que l'architecture patrimoniale par exemple, toujours, elle, à la merci d'un permis de démolir.

La publicité d'«enseigne» commerciale est très différente en Suisse, où elle est réduite à son strict minimum, à la stricte évaluation de l'efficacité du message. Pas d'enseignes démesurées qui défigurent l'architecture ancienne ; discrétion et intégration lorsqu'il s'agit des installations commerciales périphériques sont de mise. Sur les vieilles maisons, comme en Allemagne, on peint directement sur le mur plutôt que de surajouter, ou l'on peint à la main sur une plaque de bois.

La vigueur de la publicité commerciale en France au XIXè siècle (déjà très attentive à l'environnement), qu'on peut regarder avec une certaine nostalgie sur les cartes postales et les photos anciennes, est devenue aujourd'hui pure acculturation. Le constat photographique, ou cinématographique « avant/après », le montre avec éloquence.

Les centre-villes sont commercialement touristifiés, les faubourgs et les banlieues sont dégradées, disqualifiés par l'absence de toute attention visuelle. Quant aux territoire français, sans aucune régulation.

Devenus territoires de la liberté et du laisser-faire, les anciens axes de sorties de ville et les nouvelles rocades, comme les développements spontanés aux nœuds d'échange ont pullulé en France, en dégradant les paysages.

En Suisse, quasiment rien de semblable. La planification interdit ce genre de développement, ou le canalise par zones contrôlées faisant l'objet de cahiers des charges. Par exemple,

quasiment toute l’industrie genevoise est concentrée en deux à trois grandes zones parfaitement intégrées et gérées par des sociétés d’aménagement (ZIMEYSA, FIPA...) L'architecture commerciale existe néanmoins le long des routes, mais sévèrement limitée et régulée. L'échelle villageoise avec ses formes d'extension «mesurées» demeure le référent.

L'espace public intervient donc pour une grande part dans la densité perçue. Au-delà des grands choix, vivre en ville, vivre à la campagne, ce qui compte dans le degré de satisfaction des usagers, c'est la qualité même de l'environnement dans lequel ils vivent, que celui-ci soit comme supérieure la qualité de vie en Suisse. Un examen objectif vient renforcer la perception subjective.

L'espace public entretient des rapports très étroits avec l'aménagement naturel. Nous avons déjà signalé l'ancienneté de l'attachement suisse aux valeurs du paysage et de la nature. Cet attachement se traduit dans les dispositifs de l'espace public. Dans un cadre urbain dense, le minéral prédomine, et les relations à la nature sont plutôt assurées par des juxtapositions de grands éléments, comme la présence de grands jardins, les vues de la ville préservées vers la nature (lac ou montagne) tout autant que dans le soin apporté aux plantations dans les cours d'immeubles.

Mais c'est dans la couronne périphérique développée au début du XXè siècle qu'il faut chercher les nouveaux dispositifs. Tout d'abord, on peut remarquer que l'environnement végétal est présent et soigné, de manière très homogène. Le type d'espace planté géré par la collectivité se réfère à des valeurs endogènes, « natives ». Le choix des jardiniers municipaux se porte vers les espèces locales compatibles avec une tradition horticole attentive à l’acclimatation des « monuments végétaux » exotiques, alors qu'en France, le choix des services techniques et des paysagistes se fait le plus souvent sur des fragments de nature artificielle, sur une esthétique florale ou exotique. A la Ville-La-Grand, l'environnement végétal est dégradé, mais tous les efforts financiers sont mis pour le «parc municipal» ou des «aires de détente», désignées et périmétrées pour elles-mêmes.

En Suisse, c'est tout l'environnement végétal, qu'il soit public ou privé, qui est valorisé et qui apparaît en pleine santé. Le souci « vert » d'une commune suisse ne se limite pas aux quelques «espaces verts» de son domaine géré. C'est l'ensemble de l'environnement naturel qui est pris en considération, analysé scientifiquement par les botanistes, et une politique globale qui est mise en place. Rien ne semble laissé à l'abandon.

A l'inverse, la France offre le visage de territoires en friches. Les terres agricoles en jachère ou en attente de spéculation ne sont plus entretenues. Beaucoup en périphérie présentent l'aspect de dépôts sauvages, de déchets, de carcasses, restes industriels et matériel abandonné. Les haies ne sont plus entretenues et laissées à l'abandon.

En Suisse, il existe une loi sur les dépôts inesthétiques qui empêche l'abandon des terrains par les particuliers. Bien sûr, cette image de bon entretien dépend des ressources et de la

L'habitant lui-même possède ou non le goût de la nature et de son entretien, au-delà du problème des moyens. Et force est de constater que les Suisses ont beaucoup plus la «main verte» que les Français.

Ceci est observable au niveau le plus élémentaire, celui de la maison, de l'espace domestique.

La référence en Suisse est toujours faite au chalet, à la maison dans la nature.

Donc, on remarque partout la qualité des prolongements du logis dans un cadre naturel. L'art du jardinisme, partagé avec le monde anglo-saxon et nordique, est uniformément répandu pour la maison.

2. Analyse comparative des espaces publics des centres des deux communes de part et