• Aucun résultat trouvé

Les leçons de l’histoire

Dans le document La vie publique de Sima Guang (Page 161-166)

Au plus fort de ses activités à la Cour des remontrances, Sima Guang n’abandonna jamais sa passion pour l’Histoire : elle seule permettait à ses yeux de mesurer les événements présents à l’aune de ceux du passé. Il avait coutume de déclarer qu’il ne possédait aucun talent littéraire, mais ne douta jamais de sa vocation d’historien, certitude affichée dans plusieurs mémoires adressés au trône2 : peut-être avait-il,

dès cette époque, le projet de rédiger un grand ouvrage historique. C’est du moins ce qu’affirmera Liu Shu, l’un de ses proches collaborateurs.

Au cours de l’ère Jiayou (-), Guang me déclara :

« Plus de mille ans se sont écoulés depuis la rédaction du Chunqiu ; du Shiji à l’Histoire

des Cinq Dynasties, (les ouvrages historiques) comptent plus de   volumes. Aucun

étudiant qui suivrait la chronologie ne pourrait arriver au bout ; quand bien même il achèverait une période, il n’aurait plus le loisir d’avoir une vision de l’ensemble. Comme les étudiants détestent les difficultés et recherchent la facilité, (l’Histoire) est menacée de disparaître.

Je souhaite donc faire débuter (mon ouvrage) à la légitimation des seigneurs de Han, de Wei et de Zhao par le roi Weiliewang des Zhou, et l’achever aux Cinq Dynasties. (Je compte), suivant la méthode chronologique de Zuo Qiuming et en imitant le style simple et efficace de Xun Yue, rassembler tous les dires antérieurs et constituer un ouvrage qui fera date3».

Selon Liu, le seul objectif de Sima Guang entre  et  était de rédiger une histoire générale de la Chine, destinée à enrichir et faciliter les études historiques. Il n’avait pas encore, semble-t-il, le projet d’écrire un manuel d’aide à l’action gou- vernementale ; cette idée dut pourtant germer assez tôt dans son esprit. En 4,

il présentait pour la première fois à Yingzong une suite de tableaux chronologiques, le Liniantu5.

J’ai recueilli tous les faits à l’origine de l’ordre et du désordre, de la prospérité et de la décadence des États, en faisant abstraction de leur taille, depuis les Royaumes Com- battants jusqu’à l’ère Xiande des Zhou (postérieurs) ; j’en ai ensuite retenu l’essentiel . Ouyang Wenzhonggong ji, « Zouyi ji », ch. , « Jian Sima Guang zhazi ».

. « Ci xiu qijuzhu dier zhuang », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p.  ; « Ci zhizhigao », ibid., ch. , t. , p.  ; « Ci mian Hanlin xueshi shangdian zhazi », ibid., ch. , t. , p. - ; « Jin Tongzhi biao »,

ibid., ch. , t. , pp. - ; « Jin Zizhi tongjian biao », ibid., ch. , t. , p. -. etc.

. Liu Shu, Tongjian waiji, « Houji ».

. Nous suivons ici Gu Donggao qui situe la présentation des Tableaux chronologiques en , sans pouvoir apporter d’autres précisions sur le jour ou le mois. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. .

. Présenté à l’empereur Yingzong en , nous ignorons à quelle date le Liniantu est devenu un ouvrage à part entière. En , Sima Guang réunit deux textes, le Liniantu et le Baiguan gongqing biao, auxquels il ajouta une première partie inédite, des origines à la eannée de Weiliewang des Zhou, pour

L    S G 

que j’ai réuni sous forme de tableaux. Chaque année occupe une colonne, soixante années composent un cycle, et cinq cycles un chapitre. Pour les périodes de division (politique), j’ai placé en haut les dates de chaque État, et inscrit en rouge en bas le nom des souverains et le début de leur règne ; en partant de là, un simple calcul per- met de connaître la durée de vie de chaque État. J’ai réparti les   années en cinq chapitres et leur ai donné le titre de Tableaux chronologiques1.

Au début de , Guang soumettait à Yingzong un deuxième texte historique, conçu d’emblée comme un instrument de gouvernement et d’aide à la décision.

Votre Serviteur a entendu dire que, depuis l’antiquité, les causes de l’ordre et du désordre sont toujours les mêmes, et que celles-ci étant inscrites dans les textes, il convient de s’y pencher.

Dans ma jeunesse, j’aimais beaucoup l’histoire, mais je souffrais de son immensité et de sa complexité. J’ai souvent songé à en retenir l’essence et à composer un ouvrage de forme chronologique, mais mes faibles forces et les circonstances de la vie m’ont empêché de réaliser ce dessein.

Aujourd’hui, profitant de l’intérêt de Votre Majesté pour les lettres et la recherche des enseignements de l’antiquité, je présente un traité historique général en huit cha- pitres, qui couvre (la période qui s’étend) de la eannée du souverain Weilie des

Zhou à la eannée du Deuxième Empereur des Qin. J’ai utilisé le Shiji et l’ai complété avec d’autres ouvrages ; ainsi peut-on voir sommairement les facteurs de prospérité et de décadence des sept Royaumes. Le style de l’ouvrage est maladroit, et ne mérite aucune considération, mais je n’ose pas le garder par devers moi2.

Impressionné, Yingzong ordonna à Sima Guang, par un décret en date du e

jour du emois de , de poursuivre son travail. Il ajouta que ce travail devrait

porter sur « les faits et gestes des empereurs et de leurs ministres », lidai junchen

shiji. Ordonnance capitale pour Guang, comme le révèle son mémoire en réponse :

elle lui conférait en effet officiellement le titre d’historien.

Depuis mon enfance, j’ai acquis une certaine connaissance de la masse des ouvrages historiques. À mon humble avis, les ouvrages de style annalistico - biographique3

sont trop nombreux et trop volumineux. Si des intellectuels spécialisés sont en géné- ral incapables d’en venir à bout, ce sera encore moins facile pour des souverains dont l’emploi du temps est lourd. Pourtant, ceux-ci sentent bien la nécessité de comprendre les succès et les échecs des générations précédentes.

Sans illusion sur mes compétences, j’ai le désir d’écrire un ouvrage qui, partant des Royaumes combattants, s’étendrait jusqu’aux Cinq Dynasties, et pour lequel, en dehors des Histoires officielles, je ferais appel à toutes sortes d’œuvres. (Ce travail) traiterait de tout ce qu’un souverain doit savoir : la décadence et la prospérité des États, les joies et les peines du peuple, le bien qui peut être imité et le mal dont il faut se garder. L’ouvrage se présentera sous une forme chronologique proche du style du

Zuoshi chunqiu, et pourrait avoir pour nom : Traité d’histoire générale, Tongzhi. Tous

. Sima Guang, Jigulu, « Xu », cité par G Donggao, Sima Taishi..., ch. , op. cit., p. . . « Jin Tongzhi biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. .

 R  -  

les éléments superflus seront éliminés, afin qu’on puisse avoir une vaste compréhen- sion sans se donner beaucoup de mal à la lecture ou à l’écoute.

Mais c’est une entreprise que mes faibles forces personnelles ne peuvent réussir ; j’en ai la volonté, mais non les moyens. Récemment, Votre Majesté m’a fait l’honneur de lire les huit chapitres sur les Royaumes Combattants que je lui avais présentés. Le décret que j’ai aujourd’hui entre les mains, ne précise pas si je dois poursuivre ce travail et le mener à son terme ou en entreprendre un autre.

Dans la première hypothèse, je demanderais qu’il porte le nom de : « Traité d’histoire générale », Tongzhi. Mais, l’ouvrage couvrant plus de mille ans, je ne puis m’en char- ger seul. J’ai pu observer que le préfet de Wengyuan [...], Liu Shu, et le préposé aux registres de la Direction des travaux publics, Zhao Junxi sont unanimement loués pour leurs compétences historiques, je souhaite donc qu’un ordre spécial les auto- rise à se joindre à moi, afin que l’ouvrage soit achevé au plus tôt, sans négligence coupable1.

L’empereur suivit les recommandations de Sima Guang, sauf sur le titre : il souhai- tait attendre l’achèvement de l’ouvrage avant de se prononcer. Zhao Junxi, qui por- tait le deuil de son père, déclina la proposition, et Liu Ban le remplaça2. Yingzong

apporta aussi un soutien matériel au projet, autorisant Sima Guang à « emprun- ter tous les livres dont il aurait besoin dans la bibliothèque du palais, les biblio- thèques des pavillons Longtu, Tianzhang ou celles des Trois collèges ; il lui fournit du papier, des pinceaux et de l’encre, ainsi que de la soie et une avance de tréso- rerie3». Presque au même moment, Sima Guang perdit son frère aîné, Sima Li4;

il sollicita une mutation en province. L’empereur Yingzong, tout en acceptant, lui demanda de donner d’abord corps à son travail5.

La disparition de Yingzong au début , et l’intronisation de Shenzong, n’appor- tèrent aucun bouleversement à l’entreprise. Shenzong mit à la disposition de Sima Guang les deux mille quatre cent vingt volumes de sa bibliothèque princière per- sonnelle. La frustration qu’avait ressentie Sima Guang dans l’exercice de nombre de ses fonctions administratives ou dans la vie politique se trouva, dit-il, balayée d’un seul coup.

Au emois de l’année , il reçut officiellement le titre de membre de l’Académie

Hanlin. Alors au plus fort de sa rédaction, il tira argument de l’impossible cumul des deux tâches pour refuser cet honneur.

Votre serviteur a déjà adressé de nombreux mémoires pour obtenir de Votre sainte volonté l’ordre de présenter des lectures du Zizhi tongjian. Comme le nombre de cha- pitres de l’ouvrage est encore restreint, je suis dans l’obligation de poursuivre chaque . Xu Zizhi tongjian, ch. , op. cit., t. , p. .

. Ibid.

. « Jin Zizhi tongjian biao », Zhuanjiaji, ch. , op. cit., t. , p. -.

. Sima Li décéda au e mois de l’année  à Qianzhou. Sima Guang rédigea l’inscription de sa pierre tombale. G Donggao, Sima Taishi..., op. cit., p. .

. Quelques mois plus tard, l’empereur Yingzong décéda, et Sima Guang n’osa pas renouveler sa demande au milieu de la période officielle de deuil. « Ci mian Hanlin xueshi shangdian zhazi », Zhuan-

L    S G 

jour cette tâche de rédaction ; le nombre d’ouvrages historiques étant par contre très important, je crains qu’il ne me soit difficile de me consacrer au travail de l’Acadé- mie Hanlin. C’est la raison pour laquelle je demande à être déchargé de ma charge d’Académicien.

Votre serviteur vient de recevoir la notification de Votre Sainte grâce indiquant qu’elle me libère provisoirement du travail de rédaction de l’Académie. Après s’être retiré, Votre serviteur a réfléchi. S’il accepte le prendre le titre d’Académicien pour sa gloire personnelle, mais qu’il n’en remplit nullement les fonctions concrètes, ne serait-ce pas comme occuper indûment une fonction sans en avoir les charges ? Cette situa- tion plonge Votre humble serviteur dans l’embarras. De plus, le rang hiérarchique des Lecteurs et des Académiciens de l’Académie Hanlin est identique, et leur traite- ment est même supérieur. Votre serviteur espère donc que Votre Majesté acceptera d’examiner avec soin la situation et permettra à Son serviteur de se consacrer exclu- sivement au travail du Zizhi tongjian en qualité de simple Lecteur1.

Si l’on suit les propos de Sima Guang au début de ce texte, il semble que l’empereur Shenzong ait accepté de le décharger des tâches de rédaction dévolues à tout acadé- micien de l’Académie Hanlin2. Mais cet arrangement ne satisfaisait pas Guang :

il rejetait l’idée de conserver un titre d’Académicien sans en remplir les tâches. Shenzong soupçonna-t-il une fausse modestie ? Il refusa d’accéder à sa demande et lui conserva son titre d’Académicien. Sima Guang et ses collaborateurs se mirent immédiatement au travail et, dès le milieu du emois , les trente chapitres de l’histoire de la dynastie des Han de l’ouest étaient achevés. Le  du emois ,

à l’issue d’une lecture dans le pavillon Eryingge, l’empereur Shenzong remit à Sima Guang, en mains propres, la préface qu’il venait de rédiger, et donna à l’ensemble le titre de Zizhi tongjian, Miroir complet pour l’aide au gouvernement.

On ne peut manquer d’être fasciné par le souci constant manifesté à travers ces textes, d’un équilibre global des choses. Toute intervention, comme nous le disions en introduction, y fait référence. Soulignons au passage la polyvalence de l’adminis- trateur du esiècle, qui ne cesse d’agir à la fois dans le domaine de décisions très

concrètes, et dans celui de la conception d’ensemble et de la finalité du rôle impé- rial. En ce sens, l’œuvre écrite de Sima Guang, loin d’avoir été conçue comme un refuge érudit, se veut avant une sorte de manuel politique, dans une optique à bien des égards pratique.

. Zhuanjiaji, op. cit., ch. , « Qi mian Hanlin xueshi zhazi » ; zouyi, op. cit., p. .

. C’est du moins l’indication que donne le Xu Zizhi tongjian jishi benmo : « un édit impérial déchargea l’Académicien Sima Guang des tâches de rédaction de son Institut » (ch. ).

Les Petites mesures (-)

En apparence, l’avènement d’un nouvel empereur n’affecta ni la position de Sima Guang, ni l’avancement de son grand œuvre, le Zizhi tongjian auquel il était officiel- lement commis. Mais la conjoncture n’allait pas tarder à évoluer.

En effet, les débuts du nouveau règne s’accompagnèrent aussi de l’émergence, ou plutôt de la résurgence, des grands ministres, dont Guang avait sans cesse criti- qué l’influence à son sens excessive ; mais surtout, le souverain, pourvu de projets propres, entendait initier une ère de réformes, qu’il allait moins encore approuver. Ainsi se trouverait-il progressivement acculé à la posture d’opposant, même si les aléas de sa carrière dans ces années offrent le tableau d’une influence à éclipses, bien plus que d’un véritable processus de relégation. À l’issue de manœuvres complexes dont la Cour était familière, il allait cependant céder peu à peu, non sans combat, le terrain du pouvoir et le devant de la scène à Wang Anshi. Conflit d’hommes, certes, mais surtout de conceptions : celles de la nature même de la société et du gouvernement. Et pour Guang, période d’incertitudes avant une retraite obligée.

Dans le document La vie publique de Sima Guang (Page 161-166)