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Nous venons d'examiner les circonstances par lesquelles les démocraties représentatives modernes ont émergé en réduisant ou en évinçant l'autorité de mouvements qui pouvaient

169 L’acronyme NYMBY provient de l’anglais Not In My Back Yard qui signifie « pas dans mon arrière-cour ». Il désigne un mouvement de résistance d’individus ou d’organisations opposés à la mise en place d’équipements ou d’infrastructures qu’ils jugent nuisibles à leur cadre de vie.

170 LASCOUMES P. (1990), « Normes juridiques et mise en œuvre des politiques publiques », L’année

sociologique, vol40, pp. 43-71.

171 SALLES D. (2006), Op. cit.

172 Ibid.

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relever de la démocratie directe. Ainsi issues de conflits historiques, les institutions représentatives se sont renforcées dans le cadre de l'État au cours des XIXe et XXe siècles. D'une certaine manière, les pouvoirs qui ont gouverné durant cette période ont estimé que la masse des individus qui étaient devenus des citoyens par décret n'étaient pas devenus pour autant des « citoyens responsables » du jour au lendemain. Il restait à les instruire dans cette direction, à leur faire intégrer les règles et les codes du civisme afin de les dérouter des pratiques insurrectionnelles et contre-démocratiques considérées comme contraires au bien commun174. Le projet d'émancipation des individus a ainsi nécessité un travail de socialisation à la citoyenneté, dont l'État républicain a été le principal acteur.

En France, comme dans le reste de l'Europe, la démocratie moderne s’est construite au cours des deux siècles qui ont suivi la Révolution. Deux principales tendances ont dominé le théâtre politique175. Durant tout le XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle a demeuré le parti dit de la réaction, partisan d'une société hiérarchisée. Face à lui, le parti de la modernisation de la société est porté d'abord par les héritiers de la Révolution, issus de la bourgeoisie nouvellement industrielle. Mais cette bourgeoise, après l’expérience de la Révolution, a appris à se défier de la masse sociale. Cette dernière est jugée turbulente et trop facilement entraînable comme instrument d’agitation politique. Elle est redoutable pour qui veut déstabiliser le pouvoir en place, et chaque bord politique disposait de ses sympathisants. Les révolutionnaires avaient avec eux le petit peuple des villes, tandis que les conservateurs se reposaient sur la paysannerie.

Mais entre les deux, la bourgeoisie s’est positionnée en tant que force politique plus modérée et a cherché à se soustraire peu à peu de l'influence de la rue. C'est ainsi que dans un premier temps, une partie de la bourgeoisie rejeta le principe du scrutin électoral au suffrage universel, car il faisait participer aux élections la paysannerie plutôt susceptible de soutenir le parti conservateur, et donc de bloquer la modernisation de la société176.

La conséquence de cette méfiance des modernisateurs républicains vis-à-vis de la population fut d’accroître la distance entre les institutions du pouvoir et les individus et ainsi de renforcer la régulation jacobine. Néanmoins à terme, le fait d'avoir maintenu à distance les citoyens du

174 ROSANVALLON P. (2000), Op. cit.

175 BERSTEIN S., WINOCK M. (2002), L'invention de la démocratie. 1789-1914, Paris, Points.

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91 pouvoir, a limité l'attachement de la population vis-à-vis du régime démocratique, comme en ont témoigné les années 1930 et 1940. Pourtant un parti plus progressiste dès la naissance de la IIIe République (1875-1940) a entraîné un mouvement de politisation des masses, à travers les voies institutionnelles de l'instruction publique, mais aussi en autorisant le droit d'association et la formation des partis politiques177.

Or, à la même époque, le capitalisme évolua vers une phase industrielle intensive, entrainant une série de bouleversements politiques et sociaux considérables. La société paysanne transite peu à peu vers le monde ouvrier au rythme de l'expansion industrielle. La question sociale s'immisce dans le débat politique à propos de la paupérisation de cette classe ouvrière et à propos de la récurrence des crises économiques cycliques liées à la difficulté d’ajuster durablement l'offre et la demande des marchés. Ainsi fut remise en cause la capacité des catégories ouvrières à progresser par elles-mêmes. Peu à peu, une nouvelle ligne politique prôna une version plus sociale du libéralisme, selon laquelle l'État devait veiller à une redistribution des richesses plus équitables entre les catégories sociales, et à réduire les incertitudes liés aux dynamiques économiques nouvelles178. On entra alors dans l’ère de l'État Providence.

Selon cette conception interventionniste, à la conception du marché autorégulateur, jugé à l’origine de désordres de nature économiques, doit être substituée une régulation où l'État est chargé d’orienter et soutenir la croissance. Karl Polanyi observa cette tendance se mettre en place durant la première moitié du XXe siècle, en parlant de réencastrement de la sphère économique dans la sphère de l’État179. Les règles du jeu en économie perdent en autonomie en étant désormais formulées par le pouvoir politique.

Le réencastrement a donné lieu à plusieurs traductions : dans les régimes démocratiques (sous la forme du New Deal), dans les régimes autoritaires, dans le fascisme et dans le collectivisme. Il lui est associé un type de gestion administrative propre, rapporté à l’ère des

technocrates180, consacrant la montée en puissance des ingénieurs de la haute administration dans la gestion des affaires collectives et creusant encore un peu plus le fossé entre les institutions politiques et les citoyens. Dès lors, un État toujours plus centralisé s’affirma en

177

BERSTEIN S., WINOCK M. (2002), Ibid.

178 ROSANVALLON P. (1990), Op. cit

179 POLANYI K., 1983 [1944], Op. cit.

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tant que protecteur de la société, chargé de résoudre tous les problèmes publics, au titre de garant exclusif de l’intérêt général. La légitimité de l’action publique revint alors aux experts, catégorie sociale indiquée pour élaborer des mesures supposées techniquement complexes, au détriment des individus « ordinaires » non qualifiés.

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Au final, la construction de l'État libéral de première génération a été produite par une rationalisation croissante de l’action d’un État qui s’est maintenu au centre de la régulation des affaires collectives. Cet examen montre que la légitimité autoritaire a bien survécu à la Révolution libérale, au titre que les individus n’étaient pas jugés suffisamment mûrs pour endosser un rôle de citoyens participant véritablement aux processus décisionnels.

Toutefois, si les appareils administratifs de l'État d’Ancien régime étaient conçus par les penseurs libéraux comme des instruments au service du souverain, l'État Providence se présente comme une incarnation de la souveraineté des citoyens. Ici la sphère politico-administrative maîtrise la définition des fins et des moyens d’agir à partir d’une vision rationnelle instrumentale des problèmes à traiter181. Il s’agit de mettre au point des méthodes cohérentes, voire optimales, en vue d’atteindre les objectifs recherchés182.

Cela s’est traduit notamment par la mise en place d’une intervention de l'État inspirée de la division scientifique du travail, par une spécialisation en autant de ministères que de secteurs socio-économiques nécessitant une prise en charge collective183. En effet la recherche de cohérence a supposé que chacun de ces secteurs repose sur une ingénierie qui lui soit propre en fonction des particularités de chacun des domaines. Toutefois, cette gestion étatique a été mise à mal durant la seconde moitié du XXe siècle, augurant un retour des solutions inspirées de l’idéologie libérale qui mettent en avant l’autonomie des individus selon des registres plus larges que les seules rationalités économiques.

181

GIDDENS A. (1994), Les conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan.

182 WEBER M. 1995 [1921], Economie et société. Les catégories de la sociologie, Paris, Plon.

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SECTION 2. 2. 2. 2. La critique de l'État ProviLa critique de l'État ProviLa critique de l'État ProviLa critique de l'État Providence et le recours au publicdence et le recours au publicdence et le recours au publicdence et le recours au public

En orientant et en soutenant la croissance des démocraties libérales, l'État Providence a alimenté une prospérité économique importante durant la période des Trente Glorieuses, en prenant en charge la reconstruction et la modernisation de la société. Grâce à l’application de méthodes rationalisées dans les domaines économiques (investissements publics, infrastructures, organisation du travail…) et sociaux (planning familial, éducation, santé…), le niveau de vie moyen s’est considérablement amélioré au point d’entraîner les sociétés occidentales dans l’ère de la consommation de masse. Cette situation semblait indiquer la stabilité de l'État Providence. Or en peu de temps, le réencastrement du marché et de la société dans le politique est devenu de moins en moins acceptable. Que s’est-il passé, et en quoi la remise en cause de ce modèle a-t-elle coïncidé avec la question de la participation politique des individus ?

2.1 L’essoufflement de l'État Providence et la crise de la modernité