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Les supports de la perception

2. La reconnaissance de la puissance de la Russie

L’ensemble des immigrants ne donnent pas un avis défavorable de l’URSS et de sa production culturelle. C. Jauksch-Orlovski lorsqu’il fait la publicité de ses cours au début des années 1970 apporte ces arguments qui dévoilent la reconnaissance envers un patrimoine matériel et immatériel immense : « Au XXe siècle, il n’est pas possible de méconnaître une des plus puissantes nations du monde, la deuxième puissance industrielle, une civilisation vieille de dix siècles, une littérature qui a donné quatre prix Nobel »249 .

Tous ces aspects recherchent dans un contexte de détente diplomatique entre les deux groupes à apporter une vision de l’URSS qui est la digne héritière de la Russie au moins sur le plan culturel, au mieux sur le plan politique. Le terme « Russe » utilisé

246 Mario Fontaine, « Devant le consulat d’URSS manifestation d’appui en faveur de Sakharov », dans La

Presse, 13 mai 1984.

247 Nous n’avons pas procédé à un recensement particulier mais la partie « correspondance » des

archives de l’Université Laval contenait largement plus de missives de la part de C. Jauksch-Orlovski.

248

Cyrille Jauksch-Orlovski à André Babkine, Division des archives de l’Université Laval, U647/1305, Correspondance générale, 26 janvier 1970.

alors abusivement par les occidentaux pour qualifier les Soviétiques prend ici tout son sens.

2.1.Le positionnement lors des grandes activités sportives

Toutes les actions entreprises par l’Union soviétique ne sont pas condamnées. On trouve au contraire des immigrants russes des deuxième et troisième vagues qui approuvent des décisions. Toutefois, il faut bien comprendre que ces actions sont surtout liées à un contexte international. Ce sont surtout des événements à portée mondiale.

On le sait très bien, les Jeux Olympiques de Moscou de 1980 sont des jeux politiques. L’intervention soviétique en Afghanistan avait déclenché une vague de boycottage des jeux en grande partie par les pays du bloc de l’ouest. Cette action collective est approuvée par les migrants. Toutefois, le seul migrant qui l’évoque est A. Sadetsky : « je comprenais très bien les réactions des pays occidentaux qui ont été indignés par l’envoi heu des armées en Afghanistan et leur décision de boycotter à cause de cela les jeux olympiques »250 . Ce qui peut paraître étonnant, c’est que pour un émigrant qui a quitté l’Union soviétique en 1979, on peut voir immédiatement après, la création d’un lexique français/russe délibérément créer pour les jeux olympiques de Moscou. Comment expliquer le fait qu’un émigré qui n’apprécie pas le régime politique de son pays d’origine encourage des occidentaux par cet ouvrage à le visiter ? L’introduction donne en effet les éléments importants de réponse puisqu’il s’adresse « aux touristes et surtout aux sportifs francophones qui visitent l’URSS »251. C’est en effet l’esprit sportif qui est au centre de l’ouvrage. Nous le voyons apparaître par la suite : « Compte tenu de l’importance accrue des sports dans le monde moderne et surtout des Jeux Olympiques, nous avons accordé une attention spéciale à la terminologie sportive »252.

Selon toute vraisemblance, les Jeux Olympiques ont eut une teinte politique créé par l’Union soviétique en 1980. Bien qu’ils aient réalisé la plus fastueuse cérémonie d’ouverture des Jeux depuis leur création, ils ont attiré les sympathies pour un autre aspect. C’est leur aspect universel qui reste le plus attachant. Lui-même confirme cet

250

Entretien d’Alexandre Sadetsky.

251 Alexandre Sadetsky, op.cit., p.8. 252 Ibid. p.9.

aspect au-dessus de toute idéologie : « je croyais que les jeux olympiques même tout en étant utilisés par des politiciens, par la propagande officielle quand même. Malgré tous ces efforts de les exploiter ainsi, [les Jeux Olympiques] restent un phénomène qui est un peu à part, qui doit être perçu comme étant au dessus finalement des rapports entre les pays différents n’est-ce pas, finalement qu’aux rencontres libres des sportifs de continents différents »253 .

Lorsque l’on connait certains couplets de l’hymne olympique, on peut comprendre cet état d’esprit. La fin de l’hymne originellement en grec donne en effet cette idée supranationale des Jeux Olympiques :

« Et dans le temple ici accourent tous les peuples Pour se prosterner devant toi,

Esprit antique et éternel »254 .

Il faut ajouter également que la position qu’a prise le Canada n’a été effectuée que postérieurement à la sortie de l’ouvrage. Il est tout à fait possible que la position médiane du Canada vis-à-vis de l’Union soviétique ait joué un rôle dans le comportement du professeur. Si avec le Premier Ministre du Canada, Clark, les choses se radicalisent, son successeur en février 1980, Pierre E. Trudeau est modéré sur la position à adopter avec l’URSS255. Pourtant, la presse ne se montre alors pas clémente avec la politique extérieure menée par le Kremlin. Par exemple, La Presse ne cache pas sa désapprobation256. Si chez A.Sadetsky, on s’aperçoit assez clairement de la place que prend les Jeux olympiques, on voit chez d’autres d’entre eux à la fois une approbation des jeux et même davantage.

Pour cela, il faut revenir avant les Jeux de Moscou, en 1972 et plus précisément en septembre 1972. Le sport est en effet durant cette période un moment d’affrontement intense entre deux géants du Hockey sur glace. Le Canada et l’Union soviétique s’affrontent en huit parties : quatre se déroulent sur le territoire canadien, quatre sur le territoire soviétique. Du côté canadien comme du côté soviétique, la « Série du siècle »

253 Entretien d’Alexandre Sadetsky. 254

Site internet Franceolympique, Hymne olympique en français traduit du grec, http://franceolympique.com/art/152-hymne_olympique.html

255 André Donneur, « La politique du Canada à l'égard de l'URSS : de la rigidité à l'ouverture » dans Revue

Internationale d’étude canadienne : Partenaires du Nord, le Canada et l’URSS/CEI, n°9, Printemps 1994.

p. 198.

est diffusée à un auditoire très important et reste encore gravée dans les mémoires aujourd’hui257. Cette série située dans le contexte d’une relative détente entre les deux blocs, n’empêche pas les antagonismes de se matérialiser. La question qui peut venir à l’esprit, c’est le positionnement des émigrants russes face à cet affrontement sportif. Contre toute attente, l’Union soviétique ou « La Russie » comme il n’hésite pas à l’appeler est soutenue par les émigrants lors de la série que nous avons croisés. S. Goriatchkine affirme notamment : « c'est-à-dire que parce que j’étais russe, j’étais pour les russes »258 . Personnellement par ailleurs, si S. Goriatchkine ne se reconnait alors pas dans l’équipe soviétique, il ne se reconnait pas non plus dans ce sport.

Néanmoins, le sport revêt une place chez les migrants. Dans son désir d’attirer des étudiants pour des cours de russe, l’Université Laval, et en particulier le professeur Jauksch-Orlovski, insistent sur la place du sport qui est propre à l’Union soviétique259. La rencontre sportive de 1972 voit son impact reconnu pour que l’on puisse la recenser comme un critère afin d’attirer des étudiants supplémentaires, au même titre que la production culturelle et scientifique.

2.2.L’attachement aux productions culturelles et scientifiques russes et soviétiques Chez C. Jauksch-Orlovski, on voit bien que ce n’est pas un Etat et un système que l’on encense, mais « une nation ». On connait très bien l’ambigüité que relève une telle notion que Gil Delanoi définit par rapport aux perceptions : « Tout le monde a en effet une représentation spontanée, ordinaire, quasi-instinctive de ce que représente une nation, pour chacun, le « mot » et l’idée de nation. »260 . Ce terme de « nation » est parfois remplacé par le terme de « civilisation russe »261 que C. Jauksch-Orlovski n’hésite pas à enrichir par « le peuple d’une grande civilisation »262. Lorsque l’on sait

257

Pas moins de 100 millions d’auditeurs ont suivi la série dont 20 millions de Canadiens. La mémoire de cette série est encore importante. Richard Simon, op.cit., p. 89. Le film Legenda n°17 (Легенда N°17) réalisé en 2013 par Nicolaï Lebedev, raconte (avec de nombreuses incohérences toutefois) la première partie du 2 septembre 1972.

258 Entretien avec Serge Goriatchkine, 9 mai 2014.

259 Le Russe à Laval, Rapport de 1973, Division des archives de l’Université Laval, U646/11100,

Programme d’enseignement du russe.

260 Gil Delanoi, La nation, Paris, Editions Le Cavalier bleu, 2010. p. 15.

261 Cyrille Jauksch-Orlovski à Jean-Guy Savard, Division des Archives de l’Université Laval, U 647/1305,

Correspondance générale, 8 mars 1972.

262 Cyrille Jauksch-Orlovski à Marc Palchet, Division des Archives de l’Université Laval, U 647/1305,

que ce dernier, linguiste de formation, a étudié ardemment le folklore dans les sociétés nordiques à travers sa thèse de 1966 sur les Légendes et œuvres littéraires folkloriques

de la Sibérie du XVIIe au XIXe siècle, on peut réellement penser à la construction d’une

vision culturelle de la nation263.

Un des aspects les plus importants, c’est lorsqu’est mise en valeur la langue russe. Le premier argument tient surtout aux différents prix Nobel de littérature qui ont été attribués à des Russes et des Soviétiques. De ces quatre écrivains, leurs œuvres étaient peu en conformité avec le réalisme socialiste. Le premier à le recevoir, Ivan Bounine en 1933, n’était d’ailleurs nullement soviétique puisqu’il était « Russe blanc ». Les suivants qui sont Boris Pasternak en 1958 connu pour avoir écrit Docteur Jivago (qu’il a dû refuser), Mikhaïl Cholokhov en 1965, l’auteur du Don paisible, Alexandre Soljenitsyne en 1970 pour son œuvre, ont largement été en dehors des clous du régime surtout concernant ce dernier. On voit donc que le choix de reconnaître l’ensemble des prix Nobel de Littérature va dans un désir de prendre l’ensemble des productions littéraires de la Russie et de donner une vision correspondant à des monuments de la littérature. Cette vision se traduit également à travers les cours proposés en 1969 aux trois années de la licence. La maquette donne une grande suprématie aux cours de linguistique qui représentent initialement durant les trois années, 87 crédits d’enseignement contre 43 crédits pour les cours de littérature et de civilisation. La maquette est toutefois invalidée et doit être modifiée. En effet, les problèmes financiers font que les crédits des cours de linguistique obtiennent la priorité avec 57 crédits au détriment de la littérature et de la civilisation qui n’obtiennent que 23 crédits. Originellement, ces mêmes cours de littérature et de civilisation traitent surtout des productions littéraires avant le XXe siècle. Ils représentaient à l’origine 23 crédits d’enseignement et passent finalement à 13. A l’inverse les cours portant sur la période soviétique sont au nombre de 13 crédits et passent à 10. Quand on sait que la publicité pour le russe à l’Université Laval voulait donner un visage actuel, on peut en déduire qu’une grande partie des cours sont choisis pour cet aspect. Initialement, on sait en revanche que la plupart des cours de littérature et de civilisation s’orientait vers une

263 Cyrille Jauksch-Orlovski, Légendes et œuvres littéraires folkloriques de la Sibérie du XVIIe au XIXe

certaines suprématie des productions culturelles antérieures à 1917 264. A travers cette licence, les professeurs de russe parviennent à légitimer aussi bien les productions littéraires russes que soviétiques aux yeux de leur public. Ce regard doit néanmoins être relativisé par la place du septième art russe à l’Université.

Ce regard de la part de C. Jauksch-Orlovski peut paraître plus difficile à cerner lorsque l’on arrive à la liste des films qu’il propose au cours de l’année 1970/1971265. La totalité des films projetés est soviétique. On va de films qui datent de 1925 pour le plus ancien à 1964 pour le plus récent. Sur treize semaines, le professeur à part pour les deux premiers films alterne entre des films staliniens surtout dominés par ceux du réalisateur Serguei Eisenstein, et des films qui datent du Dégel khrouchtchevien. Pour commencer les œuvres d’Eisenstein sont des œuvres classiques et connues du grand public. Elles s’inscrivent dans le mouvement du réalisme socialiste avec pour objectif de respecter les idéaux du stalinisme. En outre, le cinéma d’Eisenstein correspond à une logique historique et recrée de grandes fresques historiques aisées à vulgariser, bien que soumise à la pensée stalinienne. Les films du Dégel sont des films d’amour sur la « Grande Guerre patriotique » avec la Ballade du Soldat, mais également des ballets comme la Beauté endormie de Tchaïkovski et des comédies Dimka. Aucun film de la période tsariste n’est pourtant à relever.

Enfin, en dehors des productions culturelles, on voit très clairement que les productions scientifiques égalent les productions littéraires et cinématographiques. Les découvertes restent un gage de la puissance de la Russie. Il est toutefois étrange que dans la description de la Russie, on ne puisse pas apercevoir le nombre de Prix Nobel en dehors de la littérature. Mais les cours de russe n’excluent pas les étudiants des matières scientifiques, bien au contraire. C’est même en dénonçant un problème majeur que les professeurs de russe souhaitent attirer des élèves issus des domaines scientifiques. Dans une brochure destinée aux étudiants intéressés, il est affirmé le problème suivant : « Aujourd’hui, 35% des publications scientifiques sont en russe dont seulement 5% sont traduites »266. On peut d’ailleurs se poser quelques questions sur la fiabilité de leurs

264 Département des langues étrangères, Section de russe, Programme de licence d’enseignement

secondaire et de licence spécialisée, Division des Archives de l’Université Laval, U 646/11100,

Programmes de cours, 11 mars 1969.

265 Département des langues étrangères, Section de russe, Films russes (sous-titres anglais), 1970/71,

Division des Archives de l’Université Laval, U 646/11150, Activités étudiantes, non daté.

266 Service des relations publiques, L’enseignement du russe à la faculté des lettres, Division des Archives

sources lorsque l’on voit que l’année suivante, ce chiffre d’œuvres traduites arrive à 10%. Un petit pourcentage, même s’il est en évolution, insiste sur la nécessité d’apprendre une autre langue. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est bel et bien que la culture soviétique reste une culture que l’on veut s’approprier car un véritable amalgame Russie/URSS s’est créé. Bien que surtout propre à l’Occident méconnaissant l’Union soviétique, cet amalgame désigne clairement une continuité politique et culturelle avec l’ancien régime tsariste. Cette grande place qu’occupe la Russie est une place qui n’est donc pas écartée, bien au contraire. On peut comprendre la fierté qui est présente chez ce professeur qui souhaite une rencontre de plus en plus importante des soviétiques et des Québécois.

2.3. Le peuple soviétique en route vers l’Occident

Les années 1970 sont loin d’être synonymes d’une libéralisation du régime. Pourtant du point de vue du Canada, il semble que le premier Etat socialiste de l’histoire s’ouvre vers l’extérieur. Malgré les points négatifs à l’encontre des individus, on peut aisément voir que les deux citoyens veulent se connaître. La curiosité maladive des Soviétiques pour l’occident s’exprime dans une grande partie de la mission d’O. Boutenko. L’ « homo sovieticus » sort de sa carapace et affronte le monde libre. Le personnel soviétique qui arrive au Québec dans la deuxième moitié des années 1980 subit le choc du monde occidental. Il est ainsi de plus en plus confronté avec le point de vue du régime socialiste. L’épisode qui semble stupéfier le plus le ministre en visite est le passage de la frontière américano-canadienne : « Visiblement, le ministre n’y croyait pas : rien n’indiquait une frontière ; pas de garde, pas de poteaux. […] Le ministre crut à une plaisanterie jusqu’à ce que notre voiture s’arrête à côté d’un bureau de poste avec un drapeau et un écusson américains »267 .

Même si le choc touche les plus endoctrinés, on doit reconnaître l’attention que portent les membres du personnel à O.Boutenko. Ainsi un des trois membres du personnel soviétique avait apporté « une édition commémorative du Dit de la bataille

d’Igor268 avec des gravures de Favorski269».270 Le plus important dans cette marque d’affection est qu’elle est unique : « J’ai entendu dire que vous écriviez, alors ça devrait vous plaire. C’est moi qui vous l’offre, avait-il ajouté pour que je ne le trahisse pas devant les autres, par inadvertance. »271 .

Cette ouverture peut également être perçue plus tôt. Dans son désir de faire de la publicité pour l’enseignement du russe à l’Université Laval, C.Jauksch-Orlovski insiste sur les relations qui sont entreprises entre les États soviétique et canadien. Lors des délibérations qui sont réalisées afin de savoir s’il est apte à devenir titulaire272, on mentionne ses relations avec l’Académie des sciences de l’URSS qui soutiennent sa candidature273. En outre, on voit souvent apparaître au début des années 1970, les accords qui ont été signés ainsi que les visites prochaines du Premier Ministre canadien274. Cet appui signale l’intérêt que prend une autre institution culturelle pour un collègue situé en dehors de sa zone d’influence.

L’ensemble de ces caractéristiques cherchent avant tout à bien faire comprendre qu’autant durant la période brejnévienne que sous la Pérestroïka, l’intérêt de l’Occident pour les Soviétiques a été longtemps un mélange entre fascination et rejet. La propagande envers le monde occidental semble ne jamais avoir réussi à enlever l’image d’un monde différent, mais surtout libre.

268 Récit en vieux russe qui date du XIIe siècle de la Rus’ de Kiev et qui conte l’épopée d’Igor contre les

Coumans, un peuple turcophone qui dominait l’Asie centrale.

269 Vladimir Favorski, Peintre et graveur russe de l’Ecole de Paris qui quitte l’URSS pendant la NEP pour

revenir dans la capitale française.

270

Olga Boutenko, op.cit., p.89.

271 Ibid., p.89.

272 Grade universitaire au Québec qui s’obtient après six ans d’expérience dans le monde universitaire. 273

Jean Bilodeau à Albert Maniet, Division des archives de l’Université Laval, U646/3450, Mouvement du personnel, 23 mars 1973.

274 Le Russe à Laval, Rapport de 1971, Division des archives de l’Université Laval, U646/11100,

Programme d’enseignement du russe, non daté.

Cyrille Jauksch-Orlovski à Jean-Marie Martin, Division des archives de l’Université Laval, U647/1305, Correspondance générale, 13 avril 1971.

Partie II

Des immigrants russes au Québec devant la

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