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Une évolution sensible des perceptions : vers une dissonance ?

3. Les déceptions face aux réformes

L’image de la Fédération de Russie dans les années 1990 ne résiste pas à l’ensemble des difficultés que nous avons citées plus haut. Le pays semble sérieusement frappé par un manque de démocratie contrairement aux promesses, ainsi que par des complications économiques inquiétantes. Les immigrés qui partagent cet état d’esprit se réfugient, soit dans la constitution d’un projet commun, soit dans le culte d’un âge d’or soviétique révolu.

Ainsi Mme T.K insiste bien à ce sujet sur le peu de résultats et a tendance à relativiser l’influence réelle de la chute de l’URSS sur l’évolution de la vie en Russie : « A ce moment là, on était pas mal déçu de la politique parce que c’était déjà le déclin de soi disant la révolution, sous-révolution de 91, et on a vu déjà que énormément de promesses n’ont pas été accomplies. Donc toute l’intelligentsia russe était pas mal déçue, et c’est sûr que…au moins je ne pouvais pas participer aux manifestations et aux soutiens aux nouvelles règles de jeu, parce que j’ai vu que ces règles de jeu ne s’accomplissaient pas. »417

416 Entretien avec T.K., 11 avril 2014. 417

Les multiples déceptions politiques remettent en cause non seulement la victoire de B.Eltsine mais également celle de tous ceux qui l’ont soutenu. « La révolution, sous- révolution de 91 » qui correspond vraisemblablement aux événements populaires du putsch du mois d’août ont été un événement non exempt de ferveur démocratique. Ces événements dénotent en effet une manifestation forte de la part des Russes dans leur désir de protéger leurs libertés et la démocratie naissante. Pourtant l’expression « sous- révolution » présente ces événements avec une ampleur minime appuyée par la suite avec un « pays en transition ».

Le rejet des « règles du jeu » s’explique notamment par l’irruption de la violence dans la vie politique comme lors de la crise entre le président et le parlement en 1993 qui avec cent cinquante morts en fait les événements les plus violents dans la capitale depuis la guerre civile418. L’intelligentsia est alors sous le choc et comprend que cet épisode qui est un succès pour le président, est une défaite pour le pays419.

Dans l’ensemble des témoignages, il est intéressant de remarquer que les émigrants sauf S.Goriatchkine ne reprennent pas la légende noire des années 1990 considérée autant par les productions cinématographiques occidentaux que russes comme une époque presque post-apocalyptique dans laquelle le crime organisé fait merveille420. L’historien Georges Sokoloff s’est amusé à détruire cette idée reçue d’une Russie similaire à « la Colombie ». Bien qu’en hausse dans ces années le nombre de crimes et de délits est mis en relation avec l’histoire, avec les autres États et finalement est analysé afin d’illustrer le caractère ordinaire de la Russie sans jeter le discrédit sur les réformes de B.Eltsine421.

Les émigrants transmettent de façon assez évidente l’instabilité économique réelle mais ne l’attribuent pas systématiquement à la présidence. Mme T.K le dit elle- même : « c’était surtout les événements au niveau économique parce qu’on a eu deux ou trois fois la… comment dire… la dégradation du rouble qui était assez important pour

418

Georgui Nefedev, « Moscou », dans Georges Nivat, dir., Les sites de la mémoire russe, Tome I,

Géographie de la mémoire russe, Paris, Fayard, 2007, p. 90. 419 Georges Sokoloff, op.cit., pp. 305-306.

420A titre d’exemple, le très connu film américain Golden Eye de Martin Campbell en 1995 qui tourne

plusieurs plans à Saint-Pétersbourg dévoile une ville à l’agonie et gangrénée par des organisations publiques et privées corrompues. A contrario, le film russe Brat d’Alexeï Balabanov en 1996 apporte une image similaire dans laquelle la même ville est condamnée à la pauvreté, aux petits larcins et au crime organisé.

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les gens, et drastique…euh…vraiment grave. »422. Economiquement, plusieurs épisodes ont ponctué l’histoire de la Russie. Les fameux « mardis noirs » des mardis 26 janvier 1993, 18 janvier 1994 et des 11 octobre 1994 marquent une diminution brutale du rouble qui lors de ce dernier atteint 4000 roubles pour 1 dollar en perdant 21,5% de sa valeur en une séance423. A ces difficultés financières chroniques, il faut ajouter les difficultés issues du passage brutal du rouble soviétique au rouble russe et le krach financier russe de 1998 qui traduisent le manque drastique de liquidités par des retards dans les paiements des salaires424.

Devant ces difficultés, de vieux démons ressurgissent et certains immigrés font preuve d’une certaine nostalgie d’un passé stalinien où une prétendue sécurité matérielle régnait. Tatiana Woinowski-Krieger nous raconte le point de vue de certains de ses proches issus pour leur part de la quatrième vague :

« Vous savez nous avons des amis maintenant qui nous racontent que du temps de Staline ils aimaient cette époque parce que ils pouvaient acheter, ils pouvaient enseigner. Ils sont restés des nostalgiques de l’époque stalinienne […] et ils nous disent maintenant qu’ils ont quitté [la Russie] plutôt à cause d’Eltsine je pense. Mais du temps de Staline ils avaient leur gagne-pain, ils avaient leur travail, ils avaient leur… enfin ils étaient confortables. Alors [il] y en a qui sont nostalgiques de cette période. »425.

La nostalgie de l’Union soviétique s’affirme chez ces migrants. Cette nostalgie s’est affirmée au cours d’un épisode majeur de la vie québécoise. Le fédéralisme est un des souvenirs qui revient le plus chez ces minorités qui en plus passaient d’une république à l’autre comme aujourd’hui nous pénétrons en France dans un département voisin du notre. C’est en ce sens que les immigrés russes ont largement désapprouvé le courant souverainiste québécois qui s’est affirmé lors du référendum de 1995. Dans la lutte qui opposent les souverainistes aux fédéralistes, se retrouvent les actions antérieures du Canada qui s’est empressé de reconnaître les États issus de l’effondrement de l’Union soviétique426. Les immigrés russes ne comprennent que

422 Entretien avec T.K., 11 avril 2014. 423 Georges Sokoloff, op.cit., p. 389. 424

Ibid., p. 509.

425 Entretien avec Alexandre et Tatiana Woinowski-Krieger, 2 mai 2014.

426 Michel Roche, « L’éclatement des fédérations soviétique, yougoslave et tchécoslovaque dans le débat

sur la question nationale au Québec : de l’échec de Meech au référendum de 1995 », dans Bulletin

difficilement ce sécessionnisme et insistent même sur son caractère particulièrement nocif427. En fait, il faudrait préciser que seuls les immigrés de la quatrième vague conservent de tels sentiments à l’égard d’un système qui ne les a pas oppressés et dans lequel à la fin de ce dernier, ils ont fini par participer même partiellement.

Le ressentiment des Russes se distingue donc selon le moment auquel, ils sont arrivés dans la « Belle Province ». Si la fin de l’Union soviétique est perçue et acceptée de manière presque unanime, les avis concernant les raisons de la chute sont multiples. Ce point qui fait encore débat parmi les historiens et est donc loin de faire l’unanimité chez l’ensemble des immigrés. Les avis sont homogènes concernant l’avenir des réformes. Toutes les générations d’émigrants ont été capables de soutenir les actions de M.Gorbatchev et de B.Eltsine avec un enthousiasme certain. Lorsque l’on revient aux différentes critiques toutefois, il se trouve que les avis redeviennent hétérogènes et sont complexifiés selon la période d’arrivée de l’immigrant. La critique devient par ailleurs plus sévère par ceux qui ont vécu au pays d’origine l’échec des réformes.

http://classiques.uqac.ca/contemporains/roche_michel/eclatement_des_federations/eclatement_des_federa tions_texte.html#eclatement_1.

427 Ludmila Proujanskaya, « Le Québec « à la russe », dans Le Devoir [en ligne], 2 février 1998.

Partie III

Les représentations de la Russie du XXI

e

siècle

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