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Un nouveau rapport entre l’émigrant et son pays d’origine

1. Emigrants/Dirigeants : la création d’un lien fort

Les visites officielles soviétiques sont choses communes autant que le sont les relations soviéto-canadiennes. Le Canada avait déjà obtenu la visite de certains personnages connus dont M.Gorbatchev qui s’était rendu en mai 1983 dans les provinces du centre, de l’Ontario surtout à Ottawa et en Alberta. Le Québec n’avait nullement été dans l’itinéraire du voyage et cette province due se contenter davantage de missions économiques et culturelles de second ordre. Avec l’arrivée d’Eltsine au pouvoir, la situation diplomatique a alors complètement changé. Le Québec par le traité du GENEXAG de 1971 ne pouvait concevoir des relations diplomatiques qu’avec des républiques fédérées. Il est donc naturel de voir la « Belle Province » avec ses revendications nationales et son rêve de souveraineté comme proche des revendications russes à l’égard du pouvoir soviétique.

1.1.La reconnaissance internationale d’Eltsine

Comme nous l’avons vu précédemment, le Québec a tissé des liens culturels étroits avec la RSFSR. La chute de l’Etat fédéral ne provoque nullement la remise en cause de ces liens. C’est même le contraire qui se produit. Le nouveau président de la Fédération de Russie, Boris Eltsine cherche activement à légitimer son nouveau pouvoir. C’est ce qu’il fait en multipliant les visites officielles à l’étranger. Le

20 juin 1992 dans le cadre d’une série de visites à l’étranger, le numéro 1 de la Russie effectue un passage dans la capitale économique de la province du Québec, Montréal. Bien que l’instant semble unique à travers la vidéo, la visite au Canada a été réalisée dans le cadre d’un voyage organisé par le président sur le continent américain. En effet, deux jours plus tôt, B. Eltsine négociait avec le président Bush de nouvelles diminutions des stocks d’armes nucléaires suite au traité START I signé en 1991 par M. Gorbatchev.

Robert Bourassa, alors premier ministre du Québec, insiste beaucoup pour reconnaitre que le personnage qu’il accueille est bien le légitime continuateur des politiques menées entre les deux Etats : « Des liens privilégiés se sont tissés entre le Québec et la Russie depuis 1986, à l’occasion de la signature d’un premier accord suivi d’un accord formel couvrant la période 1989-1992. »346. En dressant un portrait de Boris Eltsine flatteur, Robert Bourassa contribue à officialiser la version d’un président de la Russie réformateur et libéral.

Loin d’être original, le premier ministre québécois s’inscrit dans la lignée des autres dirigeants occidentaux de l’époque. Le président de la Fédération de Russie n’a pas toujours eu ce rôle aux yeux de l’Occident. Lorsqu’il arrive à la tête de la

RSFSR en 1990, Eltsine n’a ni les moyens ni encore moins la volonté de mettre en place une politique étrangère efficace. La scène internationale reste comme les autres ministères, un champ de bataille où la Russie eltsinienne affronte l’Union soviétique gorbatchévienne. Le président soviétique demeure au premier plan en matière de politique internationale, et les visites qu’effectue B. Eltsine n’ont aucun effet, pour ne pas dire qu’elles lui sont nuisibles. On se souvient par exemple de ses voyages en France ou aux Etats-Unis qui lui apportent d’avantage d’antipathie que de sympathie, face à un Gorbatchev très apprécié en Occident347.

Les places s’inversent après le putsch du 19 août 1991 et apportent un formidable capital de sympathie, reléguant le président de l’URSS presque à un rôle de figurant aux yeux des dirigeants étrangers. « J’évoquais il y a un instant votre courage en celui-ci ne fut jamais aussi manifeste en ces journées de 1991, où votre sang-froid

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Robert Bourassa, Conférence de Boris Eltsine le [20 juin 1992]. Discours de bienvenue de Robert Bourassa en français (traduit en russe), Archive nationale du Québec, C3574.2.

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Anne de Tinguy, « L'émergence de la Russie sur la scène internationale », dans Politique étrangère [en ligne], 1992. Vol. 57, n°1, pp. 49-61. [Consulté le 25 mars 2015]. Disponible à l’adresse :

exceptionnel inspira votre peuple. »348 : R.Bourrassa confirme lui-même l’événement charnière qui poussa définitivement B.Eltsine sur un piédestal. Mais ce dernier n’est pas victorieux immédiatement et son ministre russe des Affaires étrangères fera tout pour s’emparer des importants moyens mis à disposition de la politique étrangère soviétique. La Russie en tant que république n’est toutefois pas reconnue jusqu’au traité de Minsk qui scelle son entrée sur la scène internationale. La Russie s’affirme surtout comme une puissance de premier ordre héritière de l’Union soviétique. Cet héritage ne comprend aucunement le bagage idéologique. La Russie juge surtout bon de s’orienter vers le modèle libéral et de démocratiser le pays349.

« Vous incarnez des valeurs qui nous sont chères, que nous défendons toujours avec ténacité. » 350, clame ainsi le premier ministre québécois à son hôte, satisfait de voir que la Russie de Eltsine non seulement mène des réformes mais également cherche à propager des idées libérales tout en s’opposant au modèle socialiste. A peine le discours de son hôte terminé, le président russe prend la parole pour évoquer son attraction évidente pour le libéralisme et surtout pour l’entreprenariat : « Je dois dire que les hommes d’affaires, c’est la fleur de toute la nation qui garantissent la prospérité, qui transforment le rêve en réalité, qui pourvoient le bien être des gens. »351. De tels propos ne font que confirmer cet attachement au monde libéral. B. Eltsine cherche en effet à créer une classe sociale responsable des affaires économiques. La constitution d’une solide classe moyenne est pour Eltsine, le moyen le plus sûr pour faire triompher la future société libérale. Ce véritable projet politique et social est en directe opposition avec le régime communiste précédent.

Le président russe, pourtant issu du système soviétique, se pose en garant d’un nouvel avenir et n’a aucun scrupule à rejeter l’ancien monde aux oubliettes sans la moindre nuance. « Pendant soixante-quinze ans, les citoyens russes ne connaissaient pas ce que c’était la propriété privée. Trois générations de Soviétiques ne [la] connaissaient pas, il ne restait même pas le souvenir de la propriété privée dans les gènes des gens » constate-t-il rapidement devant les notables québécois, oubliant par exemple rapidement que les habitants du monde rural soviétique possédaient depuis Staline un lopin de terre

348 Robert Bourassa, op.cit.

349 Anne de Tinguy, op.cit., p. 56. 350 Robert Bourassa, op.cit.

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Boris Eltsine, Conférence de Boris Eltsine le [20 juin 1992]. Discours de bienvenue de Robert Bourassa en français (traduit en russe), Archive nationale du Québec, C3574.2.

plus performant que le secteur agricole d’État. En jouant habilement sur l’absence de la propriété privée, B.Eltsine nie ou rejette la notion, certes floue, de « propriété personnelle » présente dans le droit soviétique352. La dénégation de l’héritage de l’URSS ne s’arrête pas là et se poursuit parfois dans une certaine mesure vers une globalisation. Ainsi, il se permet de reprendre la totalité de l’expérience soviétique en reprenant la liquidation des Koulaks staliniens par un « si tu gagnais mille roubles, tu étais un ennemi »353. L’hilarité de la salle après ces mots confirme dans une certaine mesure la caricature. L’objectif est réellement d’appuyer la fin de toute forme de contrôle de l’économie par l’État dans l’ex-URSS et cette opinion de la part du président a pour objectif d’être communiquée.

Ce thème de la rupture n’est pas neuf en soi. Le jugement rétrospectif de B. Eltsine sur son histoire par une condamnation univoque de la période soviétique se retrouve dans des discours antérieurs de quelques jours. Ainsi pendant les multiples occasions durant lesquelles le président de la Fédération de Russie a la possibilité de s’exprimer sur ce sujet à la Maison blanche ou devant le Congrès notamment. Devant ce dernier aux États-Unis, il proclame : « L’idole du Communisme, qui a propagé partout les conflits sociaux, l’animosité, et une brutalité sans précédent, qui a apporté la peur à l’humanité, s’est effondré. Il est tombé pour ne plus jamais se relever. Je suis ici pour vous assurer qu’il ne se relèvera plus jamais dans notre pays. »354. La page de l’Union soviétique et de son histoire est définitivement tournée pour B. Eltsine, ce dernier soutenant son argumentation en indiquant l’ouverture des archives de la période soviétique355. Chaudement applaudi par le Congrès tout au long de ce discours, le président est de facto approuvé par la puissance nord-américaine.

En dehors de son attraction pour la démocratie libérale, B. Eltsine manifeste son attachement à la fois envers le Canada et le Québec. A plusieurs reprises dans son

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Aurore Chaigneau, « Le droit de propriété en Russie : l’évolution d’une catégorie juridique au gré des bouleversements politiques et économiques » dans Revue d’études comparatives Est-Ouest [en ligne], vol. 38, n° 2, 2007. [Consulté le 9 avril 2015]. Disponible à l’adresse : http://www.persee.fr.rproxy.univ- pau.fr/web/revues/home/prescript/article/receo_0338-0599_2007_num_38_2_1833

353 Boris Eltsine, op.cit.

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[Notre traduction] « The idol of Communism, which spread everywhere social strife, animosity, and unparalleled brutality, which instilled fear in humanity, has collapsed. It has collapsed never to rise again. I am here to assure you, we will not let it rise again in our land. . . . ». « SUMMIT IN WASHINGTON; Excerpts From Yeltsin’s Speech: « There Will Be No More Lies » », dans The New York Times [en ligne], 1992 [Consulté le 13 avril 2015]. Disponible à l’adresse :

http://www.nytimes.com/1992/06/18/world/summit-in-washington-excerpts-from-yeltsin-s-speech-there- will-be-no-more-lies.html

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discours, le président semble user des deux termes au point qu’il sème occasionnellement la confusion. Le manque d’expérience flagrant du jeune État en matière de politique étrangère s’illustre par le manque de connaissance du pays de son interlocuteur. Les relations avec le Québec sont toutefois au centre de l’introduction de son discours. Rappelons que la Perestroïka a été l’occasion entre les deux États fédérés d’avoir des relations plus étroites. « Si vous avez dit que le traité entre le Québec et la Russie va être terminé en 1992, je crois qu’il faut réanimer ce traité, il faut un souffle nouveau, si vous n’en voyez pas d’inconvénient, et en faire un nouveau traité » affirme le président356. Et même s’il dévoile que le « Québec est très connu en Russie », nous ne pouvons que nous interroger sur ses véritables connaissances des relations russo- québécoises. Eltsine a-t-il alors réellement des connaissances solides sur la province ? La suite du discours fournit partiellement la réponse en ne s’adressant pas clairement à un public québécois. Si l’introduction porte réellement sur le Québec, le reste du discours cherche surtout à vanter les mérites des débuts de la politique libérale. Une certaine fissure entre le discours du premier ministre du Québec et le président de la Russie s’affirme. Alors que le premier insiste tout au long de son discours sur les relations diplomatiques, culturelles et économiques entre les deux pays ainsi que sur la démocratisation de la Russie, le second a pour objectif évident d’attirer les investisseurs québécois. La conclusion de son discours est manifeste : « Je dois dire que la Russie est un marché absolument unique. Il n’existe pas d’autres marchés dans le monde comme le nôtre. Mais vous devez beaucoup faire pour y pénétrer et hâtez vous puisque après 1995, il n’y aura plus de place pour s’introduire sur ce marché. »357. Ses auditeurs ne sont alors pas uniquement des investisseurs ou des hommes politiques. B.Eltsine destine évidemment son discours à l’attention du monde des affaires québécois, toutefois il se peut que les destinataires soient également des hommes de sciences.

1.2. Les émigrants au contact avec un chef d’État russe

L’arrivée de B. Eltsine est l’occasion pour recevoir certaines personnalités du monde universitaire ou spécialistes des ministères proches de la Russie. Deux personnages que nous avons déjà aperçus auparavant sont alors présents en cette

356 Boris Eltsine, op.cit.

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journée de juin 1992. Il s’agit tout d’abord d’Alexandre Sadetsky mais aussi de Serge Goriatchkine, tous deux présents pour pouvoir admirer le temps d’un discours et d’un banquet le nouveau héros de la Russie. La recherche de traducteurs était alors essentielle pour le ministère des affaires étrangères de la province de Québec. A.Sadetsky confirme ce lien qui a été réalisé entre le ministère et son université (à l’époque l’Université de Montréal). « On m’a téléphoné si je ne me trompe pas à l’université n’est-ce pas celle de Montréal voyez celle qui contactait à l’époque on cherchait un grand nombre, n’est-ce pas, d’équipe de traducteurs »358. Pour S.Goriatchkine, on lui avait demandé de s’occuper des médias accompagnant le président : « quand Eltsine était à Montréal il est venu avec bien sûr un groupe de médias […] radio, télévision, etc. On m’avait demandé de m’occuper de ce groupe là et donc j’ai pu voir Eltsine de plus près »359. Même établi de manière officielle et bien que possédant un rôle de subordonné au sein des relations russo-québécoises, le déplacement d’un dirigeant russe en personne et non par l’intermédiaire d’un diplomate, rénove le lien politique, mais également le lien identitaire entre les migrants d’une part et leur pays.

Ce n’est pas la première fois pour des immigrés russes qu’a lieu une rencontre avec les agents de l’État soviétique et russe. Pourtant cette rencontre rénove définitivement les relations entre ces deux types d’individus. Nous nous souvenons dans les chapitres précédents de la place qu’occupait la visite des dignitaires soviétiques pour l’interprète O.Boutenko. Dans ce cas là, ce qui nous frappait, c’est le mépris mutuel bien que la situation évoluât au cours de la mission. Rappelons que Serge Goriatchkine a également mené des missions au cœur même du territoire russe. Pourtant, la venue du président de la Russie en personne n’est pas un acte banal. Il est même créateur d’un lien social et politique. Cette fois-ci, une certaine admiration est présente de la part des migrants russes. Comment expliquer une telle réaction ?

Le discours de B.Eltsine, comme nous l’avons rapidement vu, ne fait preuve d’aucune originalité et analyser en profondeur ce dernier ne semble pas être utile. Si le discours ne dégage que peu de lien entre les immigrés et les nouvelles institutions, nous pouvons donc considérer que les immigrés au nombre de deux qui assistent à ces visites officielles sont de passifs spectateurs. La différence majeure est de voir que désormais

358 Entretien avec Alexandre Sadetsky, 13 avril 2014. 359

la Russie vient à eux et non l’inverse. Représentée par le président, elle incarne désormais un pays plus accessible. De spectateurs des changements de l’Union soviétique puis de la nouvelle Russie, les immigrés apprennent également à en devenir des acteurs. Incités par l’ouverture d’un État qui semble représenter davantage de liberté, ils tentent d’exprimer leur désir de retrouver des liens avec leur pays par le biais d’organisations diverses qui ont un objectif de maintien de leur identité.

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