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Une évolution sensible des perceptions : vers une dissonance ?

1. La fin du modèle soviétique

Les comportements sont naturellement différents que l’on soit Russe des deuxième et des troisième vagues ou de la quatrième vague. Des immigrés des vagues précédentes expriment souvent un avis assez défavorables et pessimistes sur la fin de l’empire eurasiatique, même s’ils lui concèdent certaines vertus.

Certains immigrés vont jusqu’à évoquer une certaine fatalité dans la chute de l’URSS comme Serge Goriatchkine : « je m’attendais à quand l’Union [soviétique]… Je veux dire ça devait arriver un jour ». Chez A.Sadetsky, ce fatalisme est également perceptible. Il y a la croyance que l’effondrement était inexorable. Tous les émigrants n’ont pas avancé un tel pronostic. Nous nous rappelons Alexandre Zinoviev, immigré en Allemagne, qui lors du début de la Perestroïka interprétait les événements non comme le début de la fin de l’URSS mais bien comme une crise inhérente au camp socialiste, qu’il devait surmonter en redéfinissant son modèle par des réformes.

Autrement dit, chez A.Zinoviev, la chute du bloc socialiste et de l’Union soviétique n’est pas à l’ordre du jour389.

Mais la faillite du système soviétique avait déjà été constatée lors du voyage de S. Goriatchkine dans l’Ukraine soviétique. Ses comparaisons entre le système socialiste et le système capitaliste se basent essentiellement sur la vie quotidienne et sur la différence de point de vue sur la consommation. Les nouvelles relations qui sont construites ou reconstruites entre des Russes soviétiques et des émigrants russes donnent l’occasion d’obtenir de meilleures sources d’informations.

1.1. Une dissonance sur le plan économique et sociétal…

Nous avions évoqué un peu plus haut le chemin long et sinueux qui avait permis aux familles Goriatchkine et Kilimov de se retrouver à nouveau. Si nous savions quelle opinion S.Goriatchkine défendait pendant la période de la guerre froide, ce dernier par cette rencontre en tant qu’invité, trouve la possibilité de la confronter et de la nuancer. Mais la différence centrale se situe dans les thèmes qui sont abordés lors des discussions et sont essentiellement portés sur la dimension sociale et économique, attaquant d’une certaine façon le modèle de vie soviétique.

La rencontre permet donc un échange oral surtout sur l’économie et sa place dans la mentalité. L’opposition est rapidement dévoilée par l’invité mais également par le journaliste Polodian. Ce dernier résume très bien la situation : « Chez eux, l’offre répond à la demande. Alors que chez nous, la demande court après l’offre »390. Exposé dans un journal libéré de toute pression idéologique ou politique, cet article dévoile non seulement les différences entre les deux zeitgeist, mais il est l’aveu d’un immense échec et de la faillite d’un modèle de société. M.Polodian écrit au sujet de leur invité russe québécois, S.Goriatchkine, en terre ukrainienne : « Il s’étonne, de quoi nous sommes- nous occupés ces 40 dernières années. Pourquoi n’avons-nous pas progressé sur le chemin pour atteindre une meilleure qualité de vie ? Nous-mêmes sommes étonnés, nous y pensons jusqu’au désespoir. […] Pourquoi la vie a pris une telle tournure chez

389 Alexandre Zinoviev, Homo Sovieticus, Paris, Juliard/L’Age d’Homme, 1983, p. 82. 390

nous ? Nous sommes égaux. Je n’ai rien à cacher. Jadis nous avions des arguments irréfutables sur les avantages de notre façon de vivre. »391.

Lorsque l’on pense que l’on est encore en Union soviétique, de telles paroles forcent l’étonnement. Un article soumis à un organisme politique aurait donné l’impression que l’URSS est alors en bonne voie pour dépasser l’occident. Pourtant, l’invité en partageant son point de vue ne fait que renforcer cette idée de retard de l’Union soviétique. S.Goriatchkine insiste pour dire toutefois que le « niveau de vie n’est pas si ordinaire en comparaison avec certains autres pays. ». Cette idée d’une « qualité de vie inférieure » est une remise en question de toute une histoire et de tout un passé. C’est presque l’idée que depuis le Deuxième Conflit mondial, les Soviétiques n’ont pas connu d’évolution et ont gaspillé leur temps. Il est possible que l’on puisse y déceler une remise en cause du slogan stalinien des années 1930 : « La vie est devenue meilleure, la vie est devenue plus joyeuse »392. Déjà au cours des années 1970, malgré les évolutions depuis la fin de la guerre, on pouvait dire que le niveau de vie des Soviétiques équivalait au « tiers de celui de l’Amérique, environ à la moitié de celui de l’Angleterre, de la France et de l’Allemagne fédérale »393. Même au sein des pays du COMECON, l’URSS faisait figure de maillon faible pour ce qui est du niveau de vie. Le « socialisme développé », selon la citation de Léonide Brejnev, n’est jamais parvenu à combler les pénuries en matière de biens de consommation. Lorsque M.Polodiane affirme que « la demande court après l’offre », le verbe courir est bien choisi (ou bien traduit). Des histoires assez folles circulaient comme le fait que les Moscovites achètent la première paire de chaussures qui leur passe sous la main et l’essayent par la suite. En 1986, cet état de fait est constaté par le président du Soviet Suprême, Andreï Gromyko. Il relate dans un rapport destiné au Comité central, lors de la visite de plusieurs magasins de Moscou, la pénurie de nombreux biens de consommations et la qualité déplorable de la nourriture comme des vêtements394.

L’URSS n’est pas uniquement un pays qui a eu des déboires économiques, c’est également pour l’invité S.Goriatchkine, un lieu fermé au monde extérieur. Le premier

391 M. Polodiane, ibid., p. 6.

392 Sheila Fitzpatrick, op. cit., 2002, p. 138. 393

Hedrick Smith, op. cit., 1976, p. 72-73.

394 Andreï Gromyko au Comité central du PCUS, « Rapport d’inspection de A. Gromyko sur la situation

du commerce, de l’alimentation et des services dans la ville de Moscou », 21 janvier 1986, regroupé dans

Rapports secrets soviétiques, La société russe dans les documents confidentiels, 1921-1991, Gallimard,

constat c’est tout d’abord les communications. On l’a vu plus haut, les retrouvailles entre les deux hommes se sont effectuées difficilement en raison d’une certaine vétusté des lignes téléphoniques. « Le 8 mars 1991, une première tentative téléphonique Skadovsk-Québec via Kiev ne donna pas beaucoup de résultats parce que la ligne était très mauvaise »395. Outre les lignes téléphoniques en mauvais état, c’est la surprise pour S.Goriatchkine de voir que l’Ukraine soviétique est encore peu accessible aux étrangers. Il se trouve « surpris de ne voir aucun touriste de pays capitaliste »396. Selon le journaliste M.Polodian, « il se l’explique par le manque d’infrastructures hôtelières et touristiques exigées par les touristes d’aujourd’hui ».

Si nous prenons en compte certains propos qui vont dans le même sens, la chute de l'Union soviétique est attribuée à un cruel manque de transparence de la part du pouvoir. « Ce qui a tué l’union soviétique ce n’est pas Gorbatchev, c’est les communications. Ils peuvent plus mentir comme ils mentaient là alors c’est les c’est le système actuel des communications qui les a complètement tués »397. La pénurie de l’information a toujours été une des preuves de l’inégalité du système soviétique par son accès restreint aux personnages appartenant aux éléments élevés du système. Mais ce qui est dénoncé ici, peut se traduire également par le désir de faire correspondre le discours soviétique à sa réalité. L’exemple le plus flagrant de cet écart est la signature des Accords d’Helsinki de 1975 qui ne sont pas respectés.

L’ensemble des arguments présentés par S. Goriatchkine sont confirmés par le journaliste qui s’appuie sur les « meilleurs penseurs du pays »398. Difficile de savoir réellement à qui fait référence ce journaliste, mais il est probable qu’il fait allusion à des dissidents comme A.Sakharov ou A.Soljenitsyne, bien qu’ils fussent longtemps perçus comme des traitres à la patrie. Il est possible que ce soit aussi une référence aux membres démocrates et libéraux proches d’Eltsine qui clament le désir d’une « thérapie de choc » pour passer d’un système économique socialiste à une économie libérale susceptible de résoudre l’ensemble des maux de la société soviétique. Quelle que soit la référence de ce journaliste, elle n’est sûrement pas liée aux partisans du conservatisme, mais bien à des figures réformatrices et dissidentes. Cette référence confirme donc

395 M. Polodiane, op.cit., 24 juillet 1991. p. 5. 396 Ibid., p.5.

397 Entretien de Serge Goriatchkine 398

clairement la conclusion d’Andrea Graziosi qui affirme que « la Perestroïka était en train de s’approprier une partie des idées de la dissidence. »399.

Ces éléments résultent de l’apparition d’un sentiment anticommuniste croissant en URSS lié à la libéralisation. On perçoit de plus en plus la période soviétique comme une période de retard qui a précipité la Russie vers le gouffre, une période qu’il faut éviter et renier. Cet anticommunisme s’affirme avec une forte attraction pour le modèle occidental. Désormais, l’Occident n’est plus à dépasser, il est à imiter.

1.2.…Mais un rapprochement sur le plan culturel

Doit-on nécessairement en conclure que l’ensemble des différences sur les plans économiques et politiques donnent les points de vue absolument divergents ? S.Goriatchkine n’exprime pas que sa désapprobation pour le modèle soviétique, il n’hésite pas à dévoiler certaines lacunes de son propre système. Ces mêmes lacunes dévoilent certaines similarités entre le Canada et l’Union soviétique. En les intégrant dans son discours, il concourt à intégrer le fait que les Soviétiques et les Occidentaux doivent s’entraider.

Les problèmes économiques semblent déterminants pour M.Polodiane qui n’hésite pas à les relier à un certain zeitgeist. Si à ses yeux, une faiblesse de la « qualité de vie » semble dévoiler un retard de la civilisation soviétique, pour son invité d’outre- Atlantique, un excès de consommation semble laisser un vide dans la dynamique identitaire des citoyens des deux pays. Peut-être doit-on relever ici une théorie pourtant balayée par les soviétologues : la théorie « convergentiste ». Cette théorie pose comme fondement l’existence d’une convergence entre les deux modèles idéologiques en route vers une société de consommation. On retrouve cette notion développée à travers le chapitre conclusif de l’ouvrage de H. Smith sur la Russie soviétique. Cette convergence ne s’exprimait que sur le plan matériel400.

Avec S.Goriatchkine cette convergence revient sur les objectifs également moraux et spirituels. Si l’entrevue que nous avons eue avec lui dénote un certain intérêt pour la dissidence, nous pouvons même affirmer que certaines idées ont été reprises.

399 Andrea Graziosi, op.cit., p.333. 400

Souvenons-nous par exemple d’un Soljenitsyne qui à travers son célèbre discours à l’Université de Harvard en 1979 avait dénoncé le modèle occidental. M.Polodiane reprend quelque peu les propos de son interlocuteur : [il] remarque qu’ils ont eux aussi au Québec de la difficulté à orienter leurs enfants vers les vrais valeurs. » Il ajoute par la suite que « Bien sûr il faut trouver quelque chose pour remplacer nos illusions perdues. Mais surtout pas de nouvelles illusions, car nos enfants ne nous le pardonneraient pas. »401

De toute évidence, l'idéologie socialiste est mise définitivement au placard. Mais la société canadienne identifiée par un néolibéralisme en progression n’est pas épargnée. Bien que nous ayons des idées parcellaires des « vraies valeurs » citées dans ce texte, nous pouvons bien comprendre qu’elles signifient bien que la société canadienne est appropriée par le Russe québécois. La démocratie libérale est certes acceptée : « on n’approfondira pas la démocratie mais de ce qu’on appelle démocratie aujourd’hui, moi je dis que c’est le moins pire des systèmes »402. Toutefois, cela fait ressortir les caractères imparfaits des deux systèmes. Une telle remarque ne doit pas être exclue durant la chute de l’URSS assimilée à la fin de l’Histoire.

Cette ouverture d’esprit semble être propre à l’ensemble de l’émigration en dehors du Canada. Elle est confirmée à nouveau par S.Goriatchkine qui est peint sous la plume de M.Polodian : « Comme tous les hommes de la diaspora russe éparpillée à travers le monde (et j’en ai connu plusieurs) il se distingue avantageusement par une approche, franche, digne, courtoise, et un sourire franc et amical. »403. Ce qui le rend Russe dans cette situation et qui est donc lié à une convergence culturelle est dans son usage du Russe. Bien que préparé à utiliser l’anglais ou le français, M.Polodiane se trouve surpris que son interlocuteur pratique la langue russe. La langue russe est au centre de l’identité russe et également un vecteur important de la transmission de l’identité. La transmission intergénérationnelle est affirmée par le biais de l’offre aux « enfants » d’une langue représentative d’une identité émigrante. S.Goriatchkine comprend les enjeux de transmettre sa langue maternelle et « regrette qu’il n’a[it] pas appris la langue russe à son fils. A la maison, ils parlent en français »404

401 M. Polodiane, op.cit., p. 6.

402 Entretien avec Serge Goriatchkine, 9 mai 2014. 403 M. Polodiane, op.cit., p. 3.

404

S.Goriatchkine lors de son voyage en Ukraine orientale n’est pas le seul à exprimer son attachement très fort à la russophonie. A l’écrit nous retrouvons des auteurs qui également durant et après la fin de la période soviétique poursuivent cet objectif d’imprimer leur langue maternelle dans le Québec contemporain. Ainsi O.Boutenko n’hésite pas à s’exprimer à travers un recueil de nouvelles nommé Aelita en russe sans faire usage du français qui pourtant semble avoir été une de ses langues favorites, sa langue maternelle405. Comme nous le savons déjà, la quasi-totalité des nouvelles de son ouvrage est une critique du modèle soviétique et un véritable hymne à l’émigration. Outre cela, il pose les fondements de la construction d’une identité québécoise et russe par une mise en avant de certaines valeurs universelles comme les sentiments amoureux. Cela ne l’empêche pas de faire une attaque rapide du mode de vie québécois représenté comme stressant et consumériste dans une de ses nouvelles406. Le désir d’affronter une nouvelle vie en Occident reste le point fort de cet ouvrage et s’inscrit dans le grand espoir présent au moment de la Perestroïka et lors de la mise en place des réformes sous la présidence russe d’Eltsine.

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