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Les caractéristiques des émigrants de la quatrième vague au Québec

La quatrième vague d’émigration

2. Les caractéristiques des émigrants de la quatrième vague au Québec

2.1.Un réseau plus important

La nouvelle ère que connait alors la Russie change les rapports des immigrés à son égard. L’effondrement des barrières issues de la guerre froide ne fait qu’accélérer la dynamique des échanges entre les deux mondes au moment du crépuscule de l’Union soviétique. Ce désir d’échange bilatéral s’inscrit largement dans la recherche d’une construction identitaire renouvelée. Les liens familiaux n’ont toutefois pas été partagés par l’ensemble des acteurs que nous avons étudiés. Si pour certains comme Olga Boutenko, les liens familiaux restent flous après la chute de l’URSS (sauf pour son fils qui l’accompagne dans son périple), la place qu’occupe la famille chez les autres migrants est plus centrale. C’est le cas de deux immigrés et surtout du premier.

Devant le titre de cette partie, le lecteur peut se trouver troublé et peut insinuer que cette démonstration est en train de s’orienter vers un sentimentalisme peu approprié. Toutefois, l’histoire de ce personnage révèle la reprise des relations entre les deux mondes. Il concerne de très près un personnage que nous avons vu et revu dans ce mémoire : Serge Goriatchkine. Il s’agit de l’histoire de son père biologique resté en URSS alors que son fils était parti en France puis au Québec328.

Ce récit doit revenir au moment de la séparation. S.Goriatchkine est né le 16 avril 1941. Le mois suivant en mai, son père Platon Kilimov est « envoyé construire des unités préfabriquées à la nouvelle frontière occidentale à Dragoboï (Ukraine de l’ouest) »329. Le 22 juin 1941, à quatre heures du matin, les forces allemandes déclenchent une des plus grandes opérations de l’histoire militaire, l’Opération Barbarossa. P.Kilimov est alors séparé de sa famille et mobilisé comme sapeur dans l’armée rouge. Face à la débâcle soviétique et la stratégie de la terre brulée, il est

328

Beaucoup d’éléments que nous allons inscrire dans cette partie ne figurent pas dans la biographie sommaire figurant à la fin de ce mémoire.

329

Mikhaïl Kilimov à Mikhaïl Goriachkine, Skadovsk, 6 avril 1991. On se rappellera que cette nouvelle frontière est une conséquence directe du pacte germano-soviétique signé deux ans plus tôt, d’où la construction de nouvelles « unités préfabriquées » (sûrement des fortifications militaires, dans ses plans Staline imaginait que l’attaque allemande se porterait sur la Crimée).

incorporé « dans les troupes chargées de faire sauter les ponts »330. Son fils S.Goriatchkine raconte qu’il serait « officiellement […] décédé dans un accident dans un train, tout a explosé »331.

Pendant cinquante ans, P.Kilimov et ses deux fils vont vivre séparés. Durant la retraite allemande, les deux fils et leur mère sont déportés au Stalag XVIIIA de Wolfberg en Autriche. Sa « tante Hélène » russe blanche immigrée à Paris, polyglotte aidée par un membre de sa famille parvient à arracher les enfants, malgré les avertissements du « Lagerführer » (le chef du camp). La mère selon S.Goriatchkine est internée après une forte dépression et disparait. De l’Allemagne, la famille retourne vers la ville de Paris encore occupée au début du mois de juillet 1944.

De son coté, le père croit à une attaque du train qui les conduit vers le camp. Mais la grand-mère de S.Goriatchkine lui apprend qu’ils ont été déportés en Allemagne332. Selon S.Goriatchkine, son père naturel aurait eu le malheur de se trouver dans la zone de Semipalatinsk alors dans la RSS du Kazakhstan en 1949 et de subir les conséquences du premier essai nucléaire soviétique. Les services de sécurité intérieure de l’URSS, le « KGB »333, l’interrogent sur sa famille perdue. Sous Staline, avoir de la famille à l’étranger peut avoir des conséquences dramatiques si cela est découvert. Pourtant, selon S.Goriatchkine, il ne semble pas avouer avoir des fils à l’étranger334. P.Kilimov est dans le même temps démobilisé et se remarie en 1952. De cette nouvelle union nait un deuxième Mikhaïl en l’honneur de son deuxième fils en 1954 (le frère de S.Goriatchkine porte en effet ce nom). « Micha et Serioja (diminutifs de Mikhaïl et de Sergueï) sont ma plaie la plus profonde » entend-t-il souvent de la bouche de son père. Il se met alors à essayer de les retrouver par le biais de la Croix-Rouge, en raison d’une lettre émise de Bruxelles par Mikhaïl, mais sans succès.

De l’autre coté, le même Mikhaïl tente également de communiquer avec son père de l’autre côté du mur. Selon une de ses lettres, il tente une correspondance en 1964, mais qui ne donne aucune suite. Sans plus de précision, il affirme qu’il a tenté de

330

Ibid

331

Entretien avec Serge Goriatchkine, 9 mai 2014.

332 Mikhaïl Kilimov à Mikhaïl Goriachkine, op.cit., 6 avril 1991.

333 S.Goriatchkine lors de l’entretien, se plait à évoquer le KGB ou Comité pour la sécurité de l’Etat,

désignant la police secrète soviétique de 1954 à 1991. Il n’existe donc pas encore en 1949. Il est impossible de dire si P.Kilimov a été en contact avec des agents du MVD (Ministère des affaires intérieures) ou du MGB (Ministère pour la sécurité de l’Etat). Les deux organismes furent distinctement destinés à la lutte contre les « ennemis du peuple » et à la lutte contre les agents étrangers.

334

passer par l’ambassade de l’URSS au Canada. En 1967, il arrive en Belgique en tant que citoyen canadien et envoie la lettre mentionnée plus haut entre l’année d’arrivée et 1972. Mais lorsqu’il quitte la Belgique en 1978, Mikhaïl omet de mentionner son départ de la commune ce qui a pour conséquence de ralentir les recherches qui sont effectuées par le biais de la Croix-Rouge. Il confirme ses propos en affirmant qu’il s’est « adressé à plusieurs organisations, mais que cela fut en vain »335. Dans la lettre destinée à Radio- Canada que nous évoquerons plus bas, on voit clairement que l’adresse de Bruxelles est connue avec précision, alors que celle de Paris lui est encore inconnue. Malgré cette difficulté majeure, la correspondance pouvait-elle s’effectuer ? M. Kilimov répond négativement à cette question. Accusant le climat géopolitique délétère, il écrit lui- même : « Mon père ne pouvait pas répondre à son fils parce que c’était la guerre froide entre l’URSS et le monde entier »336.

Finalement, c’est bien la « CBC » (Canadian Broadcasting Corporation) ou la Société Radio-Canada qui reçoit une missive écrite en anglais de la ville de Skadosk le 22 janvier 1991 de Mikhaïl Kilimov. Ce dernier suppose par ailleurs que son enregistrement dans la capitale belge en tant qu’ « auteur-compositeur-interprète » aurait aiguillé Mikhaïl Kilimov (son demi-frère) pour contacter Radio-Canada.337 Principalement, il rédige un petit résumé de la vie de son père et de son intention de retrouver ses fils disparus. La société radiophonique transmet le message et devient un intermédiaire entre les deux parties de la famille divisée. Evidemment la rencontre entre l’ensemble des personnages n’allait pas de soi. Le chapitre précédent donne un bon aperçu de l’opinion assez négative de l’Union soviétique et de son contenu idéologique. Ici, les préjugés sont encore présents, nonobstant l’ouverture du pays. « Alors là sur le moment, qu’est-ce que je fais ? Je [ne] le connais pas. C’est donc pour moi, donc, qu’il était plus soviétique que russe alors et pis tout ce qu’il veut c’est avoir bien sûr un tonton ou quelque chose en Amérique ou au Canada »338 déclare S.Goriatchkine. Même s’il dit affirme « ne pas être ému », il accepte la rencontre339.

Les relations reprennent rapidement. Malgré les difficultés des lignes téléphoniques, une première entrevue par téléphone a lieu le 8 mars 1991. Le 15 avril, il

335 Mikhaïl Kilimov au Président de la Société Radio-Canada, Skadovsk, 22 janvier 1991, p. 1. 336

Ibid. [Notre traduction] « My father couldn’t answer to his son because it was the Cold War between the USSR and the whole world ».

337 Ibid. Il écrit lui-même : « Tout cela n’est que supposition ». 338 Entretien avec Serge Goriatchkine, 9 mai 2014.

339

peut recevoir un télégramme de félicitation pour son cinquantième anniversaire. Finalement, alors que les deux Goriatchkine sont prêts à accueillir leur père biologique ainsi que leur demi-frère, ils prennent l’avion pour l’Ukraine en juillet 1991. Signe que la vie politique a changé, le visiteur russe occidental peut non seulement pénétrer en territoire soviétique mais également s’y déplacer sans le moindre guide officiel et prendre contact avec des Soviétiques. Rappelons que durant l’URSS brejnévienne prendre contact avec un étranger pouvait ruiner toute chance d’ascension sociale et politique par un refus d’admission au PCUS. Enthousiaste, un journaliste ukrainien local, relatant la rencontre, note : « Vous savez comment on traitait chez nous les gens qui avaient de la famille à l’étranger avant la Perestroïka. […] Il est déjà surprenant de voir comment le monde a changé dans les cinq dernières années. Ce qu’il était impossible de réaliser en cinquante ans est devenu possible en cinquante jours. »340. Cette rencontre est suivie de celle de M. Goriatchkine qui selon le même journal est annoncé en septembre 1991.

A travers ce long récit, nous avons voulu décrire le destin d’une famille séparée par la guerre et vivant dans des milieux socioculturels et politiques distincts. Quand précédemment nous écrivions les conséquences de la Perestroïka gorbatchévienne sur l’ensemble de la population russe, nous pouvons examiner ici un exemple de relations entre des émigrants russes précédant la quatrième vague. Nous ne pourrions toutefois pas inclure un récit aussi long sans relever les liens qui touchent encore les nouveaux arrivants après leur arrivée à Québec.

Et c’est à travers une immigrante russe de la vague d’émigration des années 1990341 que nous détaillerons les relations possibles. Les réseaux des pays initiaux sont ainsi par conséquents ravivés que ce soit pour obtenir des informations ou pour transmettre de l’argent. Même si on pense que les familles des années 1970 ont eu très peu d’enfants, les réseaux familiaux persistent. Les amis restés sur place sont également une aide précieuse :

« Je suis fille unique. Ce que j’ai c’est mon demi-frère là-bas et ma tante germaine. Le reste ce sont vraiment des amis. Mais je suis très attachée à eux, on s’appelle, on se

340 M. Polodiane, « Retrouvailles en Ukraine » dans le journal Tchornomorets, 24 juillet 1991. Traduction

ukrainien-russe : M. Kilimov, Traduction russe-français : S. Goriatchkine. p. 5.

341 Pour des raisons de confidentialité qui ont été réclamées de sa part, nous avons sciemment omis le

parle. J’essaie d’aider ma tante, je lui amène de l’argent. Effectivement parce que la pension de retraite n’est pas toujours suffisante. »

Ces liens familiaux sont entretenus par des voyages constants entre le Canada et la Russie. Car ces voyages permettent à la fois de maintenir une certaine attache personnelle avec le pays évidemment, mais surtout avec la ville de Moscou. Cette dernière est la marque non seulement d’un attachement à une identité collective urbaine mais aussi à une identité sociale.

2.2.Une certaine hétérogénéité sociale

Les immigrés de la quatrième vague se remarquent par la grande variété des profils sociaux. Si les première et troisième vagues se démarquaient par une appartenance à l’intelligentsia et à l’élite économique, la troisième vague s’affirme par sa diversité. Cette diversité comprend toutefois une partie des classes moyennes appartenant notamment à la population moscovite.

La ville de Moscou successivement capitale impériale puis fédérale d’abord dans le cadre soviétique puis dans celui de la Russie, s’est construite à partir de Staline avec la création d’une véritable classe sociale principalement urbaine. Véritable pilier d’une URSS sur le point d’être annexée au Reich allemand, cette classe sociale a droit à certains privilèges comme le fait de résider à la capitale. La limitation de l’exode rural avec la généralisation du passeport intérieur procure aux citadins les moyens de vivre plus sainement que le reste de la population. Cette même population urbaine grimpe également rapidement dans l’échelle des études. L’enseignement supérieur auparavant très fermé et surtout très perturbé par la répression, devient à l’époque de la stagnation accessible à une plus grande marge de Soviétiques. Ces spécialistes souvent très bien formés ne peuvent toutefois pas prendre le seul ascenseur social à leur disposition, le PCUS, en raison de sa difficulté d’accès. Malgré leur niveau universitaire, ces Soviétiques sont donc souvent les premiers dans les années 1980 à soutenir les réformes et les personnalités politiques les plus libérales342.

342

Maryse Ramambason-Vauchelle, « Boris Eltsine: homme providentiel ou conjoncture providentielle? », dans Parlement [s], Revue d’histoire politique [en ligne]. 2010. N° 1, pp. 72–86. [Consulté le 6 décembre 2014]. Disponible à l’adresse : http://www.cairn.info/revue-parlements-2010-1- page-72.htm

Moscou a longtemps conservé cette image de capitale du socialisme dans laquelle l’on peut élever plus facilement son niveau de vie. Nous pouvons rappeler le film soviétique Moscou ne croit pas aux larmes réalisé par Vladimir Menchov de 1979 sur un groupe de jeunes filles désireuses de grimper dans l’échelle sociale dans cette ville et de trouver le bonheur. A l’image de ce film, la ville est portée chèrement dans le cœur de l’immigrante : « Parce que en fait je ne voulais pas quitter Moscou, je suis Moscovite de souche de troisième génération, et pour moi quitter mon pays c’était un pas qui devait provoquer tant de nostalgie que je ne savais pas si je voudrais, si je voulais vraiment l’assumer. »343

La valeur sentimentale de Moscou est assez forte mais est autant un élément d’une identité personnelle que d’une identité collective. L’urbanisme et l’architecture particulière qui l’ont accompagné, ont construit une identité véritablement éclectique qui prend aussi bien ses racines dans la fondation de Moscou que dans sa nouvelle position dans l’empire soviétique. En effet, les plans soviétiques de la « troisième Rome » ont créé une cité incomparablement différente des villes existantes en Russie. Le socialisme a détruit et reconstruit dans les années de la période stalinienne. Les fameuses « sept sœurs de Moscou », bâtiments aujourd’hui indissociables de cette ville à l’architecture qualifiée de « gothique stalinien », sont caractéristiques de ce profond désir de créer une identité moscovite. Cette fierté peut également s’identifier par le biais d’un regard rétrospectif à l’émergence de nouveaux hommes politiques urbains comme le maire de la capitale. Ce dernier, Youri Loujkov, s’est construit l’image d’un élu actif et entreprenant par la rénovation et la reconstruction des bâtiments victimes de la Révolution et semble-t-il réalisant de multiples politiques sociales très appréciées par la population344. La connaissance du monde joue également un rôle prépondérant dans cette hétérogénéité sociale propre à la quatrième vague.

La quatrième vague se distingue des autres vagues précédentes par une ouverture sur le monde supérieur aux vagues précédentes. Si effectivement des Russes sont bien partis de la Russie pour aller au Canada directement, d’autres ont aussi parcouru le monde. Voyager dans d’autres pays n’est pas étranger aux vagues précédentes, bien au

343 Entretien avec T.K, 11 avril 2014.

344 Alexis Berelovitch et Jean Radvanyi, « Loujkov Youri Mikhaïlovitch », dans Les 100 portes de la Russie, De l’URSS à la CEI, les convulsions d’un géant, Paris, Les Éditions de l’Atelier/Éditions

contraire. Nous nous souvenons que la France est restée pendant longtemps une terre d’accueil pour les migrants russes de la première vague et de la deuxième vague au même titre que l’Allemagne ou l’Autriche l’ont été pour la troisième vague. Nous nous souvenons que des personnages comme Olga Boutenko sont restés un certains temps dans l’ancienne capitale des Habsbourg avant leur départ pour le Canada.

La différence peut se situer aussi dans le fait que le Canada n’est pas un choix définitif. La liberté de circuler a autorisé les Russes à choisir leurs destinations comme ils l’entendent et sans les sévères contrôles qui régissaient la vie d’autrefois. Le cas de T.K s’illustre notamment par ses nombreux voyages. Le Canada n’est nullement un précédent pour elle bien au contraire. « Je voyageais beaucoup avant. J’ai été en Europe, j’ai été en Israël, j’étais en Europe, en France, en Grèce, en Europe de l’Est, et j’ai vécu six mois à Vienne, en Autriche, donc ce n’est pas le premier pays que j’ai vu dans ma vie, non. […] Et donc je suis arrivée ici en voyage d’affaire en réalité.»345.

A l’image de leur classe sociale, certains immigrés ont voyagé de nombreuses fois et ont donc constitué un capital culturel non négligeable mais également un fort capital social qui leur apporte des liens avec le pays d’origine comme avec leurs précédentes destinations. Les Russes et les classes moyennes ne sont pas les seuls à entreprendre de voyager. Ainsi le nouveau président russe en recherche autant de soutien financier que de légitimité devient de plus en plus visible suite à la chute de l’empire soviétique. Ce désir réel d’améliorer son prestige international crée un nouveau rapport.

345

Chapitre III

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