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Une évolution sensible des perceptions : vers une dissonance ?

2. La popularité de Gorbatchev, d’Eltsine et des réformes

Le premier président de la Fédération de Russie rassemble les espoirs de nombreux Russes qui espèrent que la fin de l’Union soviétique mettra fin à tous ses problèmes.

Les événements de l’Union soviétique et de la Russie sont personnifiés par M.Gorbatchev et B.Eltsine. En conséquence, les faits sociaux antérieurs à 1985 sont en grande partie délaissés. Bien que les deux hommes fussent rivaux alors que la Perestroïka s’approfondissait, les immigrés n’ont pas tendance à les opposer dans leurs discours. Des témoignages que nous avons analysés, ils sont vus comme deux dirigeants consécutifs aux politiques réformatrices. Dans les deux cas, les immigrés leur attribuent volontiers la libéralisation de l’URSS et la création de la Nouvelle Russie sur les ruines de l’époque soviétique. Que ce soit à l’oral où à l’écrit, les immigrés ont pour point

405Usage qu’elle laisse à d’autres personnes de son entourage afin d’assurer une traduction. L’édition de

1994 est par ailleurs entièrement bilingue avec la version originale en russe sur la page de gauche et la version traduite en français. Olga Boutenko, « Aelita ou « Je me souviens » », Dans Aelita, Québec, L’instant même, 1994. p. 123.

commun à quelques exceptions près de ne pas laisser de détails sur les événements. Ils se contentent ainsi d’évoquer les traces les plus marquantes de leur passage.

Et les domaines évoqués sont variés mais sont semblables malgré les origines temporelles des immigrés. L’amélioration de la vie quotidienne reste ainsi un facteur important et souvent attribué aux deux hommes politiques. L’évolution de la vie politique se retrouve également dans les témoignages de certains Canadiens russes avec la libération des dissidents. L’économie est perçue mais elle est marginalisée face aux deux premiers points. Bien qu’ayant majoritairement effectués des études secondaires, les témoins évoquent des épisodes de manière évasive et synthétique.

Cependant, si l’opposition Gorbatchev/Eltsine qui fut parfois assez dure est gommée, cela ne signifie pas qu’on leur attribue des caractéristiques identiques. Le premier personnage auquel nous allons nous intéresser est M.Gorbatchev déjà longuement évoqué dans ce travail. Ce dernier apparait aux yeux de S.Goriatchkine comme celui qui a mis à bas le système soviétique : « Gorbatchev il avait fait quelque chose de bien il a réalisé quelque chose qui était bien ». M.Gorbatchev conserve alors un véritable rôle pour certains immigrés. Quel que soit l’avis que l’on a sur ce personnage, il est clair qu’il est considéré au centre des événements de la fin de l’URSS. S.Goriatchkine a fait lui-même l’expérience de voir son rôle majeur perçu par l’ensemble des populations : « Dès que je parlais de Gorbatchev à n’importe quel nord- américain : « formidable Gorbatchev ». Dès que j’en parlais à des Russes tout le monde était anti Gorbatchev ». Il est intéressant de noter que c’est souvent à cet homme à qui l’on attribue l’évolution de la vie quotidienne.

Aux yeux d’A.Sadetsky, M.Gorbatchev est l’homme de la libéralisation et du retour des dissidents dans l’espace politique du pays. Son témoignage constitue néanmoins une exception. Il est en effet le seul à avoir donné des précisions importantes sur le rôle de Gorbatchev. L’exemple de l’académicien Sakharov revient assez particulièrement à l’esprit de ce linguiste : « nous étions tous plus qu’heureux voyez quand Sakharov a été libéré quand il a pu même commencer des dialogues avec Gorbatchev. Comme vous [le] savez il est revenu à Moscou [et il] est redevenu membre de l’académie »407. La libération du père de la bombe atomique soviétique est une action

407

réellement et spectaculairement propre à M.Gorbatchev. Il est en effet libéré le 19 novembre 1986 par un simple coup de téléphone et autorisé à revenir à la capitale408.

Cette libéralisation effectuée par le Secrétaire générale est fortement perçue comme le moyen de comprendre l’évolution de la société soviétique. Lorsque l’on connait l’écart présent entre le point de vue du régime et de sa population, il peut être intéressant de voir que le régime tente au début de prendre en compte cette évolution et de s’adapter :

« Toutes les dynamiques de la vie sociale culturelle en Russie m’intéressaient toujours énormément mais évidemment [ce sont] les évènements qui commencent en 85, n’est-ce pas avec l’arrivée de Mikhaïl Gorbatchev au pouvoir, ces changements scènes dramatiques de la société ou bien plutôt de l’acceptation par les autorités […] de la nouvelle civilisation culturelle, sociale. Oui bien sûr, c’est quelque chose qui a été enivrant, c’est extrêmement intéressant, fascinant vraiment, oui, tout à fait fascinant »409

Lorsqu’une grande partie des émigrants ne désigne cette période que par le personnage politique, l’originalité de ce témoignage est enrichie par l’ajout de plusieurs facteurs d’ordre politique et social. L’exception à cet argument se trouve dans la mention d’Alexandre Yakovlev, ambassadeur soviétique au Canada de 1973 à 1983410. A.Sadetsky explique avec enthousiasme son influence en tant que conseiller de M.Gorbatchev et son désir réel de redéfinir le fédéralisme soviétique en se basant sur l’expérience québécoise de 1980411. Ce détail reste toutefois bien minoritaire dans la construction de l’imaginaire collectif des réformes entreprises.

Bien que ces facteurs soient mis en surbrillance, ils laissent entrevoir une espérance très forte dans les réformes. La croyance est forte chez les migrants de voir à l’issue de sa chute un nouveau modèle qui rattrapera le retard causé par l’immobilisme brejnévien : « je m’étais dit bon là la Russie arrive à un tournant et dans maximum 10 ans elle va pouvoir rattraper le monde », affirme S.Goriatchkine412. De telles pensées sont adoptées tout autant par des migrants de la quatrième vague comme Mme T.K :

408

Georges Sokoloff, op.cit., p.102.

409 Entretien avec Alexandre Sadetsky, 13 avril 2014.

410 Michèle Kahn, « « In memoriam Alexandre Iakovlev, « l'architecte de la perestroïka » », Le Courrier des pays de l'Est [en ligne], 5/2005 (n° 1051), p. 106. Disponible à l’adresse : www.cairn.info/revue-le- courrier-des-pays-de-l-est-2005-5-page-106.htm.

411 Ces propos ont été relevés en dehors de tout entretien et dans le cadre de rencontres peu formelles dans

l’enceinte de l’Université Laval.

412

« Le pays qui a quand même avancé vers certains principes de la démocratie ce qui me réjouissait beaucoup. »413

. La signification de telles paroles rejoint bien l’idée de la fin du modèle socialiste et de la victoire de la démocratie libérale sur ce dernier. Certains projets vus précédemment ont donné cette impression que la Russie pouvait entrer dans le capitalisme rapidement. Cette assertion s’appuyait sur de nombreuses réformes proposées par M.Gorbatchev et B.Eltsine.

Mais c'est ce dernier qui reprend le flambeau de son prédécesseur aux yeux de certains migrants qui laissent de côté tous les épisodes de leur confrontation : « Eltsine a su mobiliser les sentiments les plus nobles et justement [vous] voyez l’amour pour la liberté et surtout la volonté [de] préserver les libertés déjà acquises lors des années de Gorbatchev. »414. B.Eltsine semble avoir laissé une impression encore plus grande dans le sens où il est vu comme quelqu’un qui a su dépasser les difficultés de Gorbatchev afin de pouvoir réaliser les réformes adéquates. Là où l’élève dépasse le maitre se c’est dans le lien entretenu avec la population. B.Eltsine est plus légitime que M.Gorbatchev car le premier a été élu au suffrage universel direct alors que le second a été élu indirectement par les membres d’un Soviet suprême rénové sans le monopole du PCUS. L’épisode qui a certainement adoubé B.Eltsine, aidé par les médias, fut sa victoire indéniable face aux putschistes en août 1991. A.Sadetsky évoque cette aura démocratique autour de ce personnage qu’il a aperçu à Montréal en 1992. La fraicheur des événements renforce son opinion :

« J’étais très content de voir Boris Eltsine, le premier président de la Russie démocratiquement élu, n’est-ce pas, démocratiquement élu (il le répète). Quelqu’un, [vous] voyez, qui a su occuper la position vraiment très noble, n’est-ce pas, qui a su être bien courageux lors des évènements du putsch de 91. Lui comme vous savez il n’avait pratiquement aucune puissance militaire dans sa disposition tandis que les gens de l’armée du KGB et de la police, des affaires intérieures ont été tous parmi les putschistes et en s’appuyant en s’appuyant (il le répète) surtout sur cet esprit de renouvellement, n’est-ce pas, Eltsine a su quand même gagner »415

413 Entretien avec T.K., 11 avril 2014.

414 Entretien avec Alexandre Sadetsky, 13 avril 2014. 415

L’histoire de la Russie semble essentiellement s’écrire avec ses dirigeants. Mme T.K. affirme elle-même avoir été émue : « c’était l’événement quand Eltsine a transmis son pouvoir à Poutine. Et en ce moment là, j’étais exactement à Moscou. »416.

B.Eltsine assoient sa légitimité à l’aide d’une popularité chez les immigrants. Cette même légitimité a été conservée pour son successeur qui se présente comme le dirigeant reconnu de la Russie. Cet enthousiasme cache également la perception des événements de la Russie qui est souvent peu prise en compte face à une vue d’ensemble largement préférée. Mais Il faut noter que cette émotion n’a pas résisté à la perception d’un monde qui semble évoluer moins vite que prévu. Paradoxalement, les initiateurs des réformes et des changements dans leur pays sont blanchies, les difficultés de la Russie n’étant pas imputables à leurs actions.

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