• Aucun résultat trouvé

Première partie : Les immigrants russes au Québec et l’Union soviétique (1970-1991)

4. Vers le Canada

4.1.Le parent pauvre de l’émigration

De 1971 à 1979, les sources du nombre d’émigrants issus d’URSS sont plurielles et parfois contradictoires. Ainsi selon Félix Yarolevsky, entre 170 000 et 180 000 citoyens soviétiques quittèrent l’Union soviétique. Les trois pays principaux étaient Israël, les Etats-Unis et l’Allemagne. Face à ces trois Etats, il faut bien reconnaître le

113 Olga Boutenko, Moscou-Québec, récit d’une immigrante, Les éditions Varia, Montréal, 2003. p. 7. 114

Nicolas Werth, op.cit., p.524. Anne de Tinguy, op.cit., p. 554.

115 Site internet Ria Novosti, 16 novembre 2012, http://fr.ria.ru/world/20121116/196644046.html 116 Hedrick Smith, op.cit., p.472.

Canada comme le parent pauvre avec seulement 5 000 immigrants d’origine soviétique arrivés avant 1979117. A. de Tinguy en revanche qu’entre 1971 et 1980, 350 000 ont quitté le territoire118.

Comment expliquer une telle faiblesse de l’immigration russe pour la troisième vague surtout lorsque l’on sait que pas moins de 50 000 immigrants russes sont venus pendant la deuxième vague. Concernant le Québec, on note une augmentation assez importante également. En 1971, on recense 17 065 individus tous sexes confondus qui ont pour pays de naissance l’Union soviétique119. On sait par ailleurs qu’ils seraient seulement 2 000 en 1986 dans la ville de Montréal si l’on suit le quotidien anglophone

The Gazette120.

4.2. Une terre de « liberté » et « francophone »

Le Québec se trouve choisi par les émigrants russes pour plusieurs éléments qui remettent en cause toute vision rationnelle du choix de l’émigrant au courant de l’ensemble des constructions politiques, sociales, économiques du pays d’accueil. Cela se retrouve notamment lorsque l’on voit que le choix du Canada comme pays d’accueil s’est effectué par un article à son sujet dans la Grande encyclopédie soviétique121. La

rumeur semble faire le reste du travail surtout lorsque l’on n’hésite pas à dire que l’on s’appuie sur des « bruits non vérifiés répandus par des émigrés ou des agents des services secrets ». Un tel comportement est légitime et doit bien faire comprendre la mentalité propre aux Soviétiques. Certains comportements russes puis soviétiques sont restés et ont tendance à être différents de certaines attitudes occidentales. Alors qu’un citoyen occidental s’appuiera sur des sources écrites comme des rapports pour se faire sa propre opinion et constituer une documentation solide, un citoyen soviétique puis russe préférera prendre en considération des sources orales, a fortiori lorsqu’elles ne sont pas publiques. Cette méthode s’affirme surtout lorsque l’on sait que la majorité de l’information publiée est sévèrement sélectionnée par les autorités du PCUS. Le cas

117 Félix J. Yarolevsky, chapitre 6, Immigration in the 1970s, dans « Russians canadians, their past and

present », Borealis press, Ottawa, 1983, p. 92.

118

Anne de Tinguy, op.cit., p.54.

119 Le recensement prend uniquement en compte les frontières actuelles. Il est donc tout à fait possible

d’avoir des individus avant la chute de l’URSS.

120

James Quig, « Montreal is one word : freedom »dans Montreal Gazette, Montreal, 1 février 1986, p.A1

d’O.Boutenko ne doit pas faire oublier qu’une élite intellectuelle reste au courant d’une grande partie des données.

A travers le témoignage d’Alexandre Sadetsky, nous avons pu comprendre ce qui l’intéressait à travers le Québec. Deux éléments apparaissent et donnent au Québec un modèle de vie particulier que l’on peut voir de l’extérieur. Premièrement, son témoignage précise que la « Belle province » est un État du Nouveau Monde. La « liberté » spécifique au nouveau monde se retrouve ainsi dans cet univers. Deuxièmement, la place de la francophonie n’est pas négligeable puisqu’elle joue un rôle apparent. On connait encore la popularité dont jouit la culture française auprès des Russes. Ici, on la retrouve de façon déterminante chez les Russes.

« La raison la plus importante ça été le concept de la tolérance. J’étais absolument sûr [qu’] au Québec où coexistent […] depuis des siècles les langues, les cultures, les visions du monde et tout cela. Les rapports qui ne sont pas toujours harmonieux mais toujours pacifiques, n’est-ce pas, toujours, presque toujours pacifiques. […] L’autre [raison], le Québec c’est le monde francophone de l’Amérique du nord avec toutes les connotations positives qui évidemment semblent si facilement associables au concept de l’Amérique du nord au pays des opportunités »122.

Ce dernier point nous intrigue fortement. En effet, un article rédigé par un certain Arkady Tcherkassov donnait l’opinion que se font les Soviétiques du Québec. Cet article dans son ensemble a eu tendance à nous impressionner à propos des connaissances des Soviétiques. L’auteur n’hésite pas à citer un individu étonné de voir que des livres québécois étaient écrits en langue française et non en langue anglaise. Peu d’individus savaient en URSS que la province était francophone123. L’élite politique soviétique s’est trouvée dans la même situation lorsqu’elle a effectué une visite. Alors que ces politiques sont placés à un niveau élevé dans la hiérarchie, ils ont une certaine difficulté à comprendre que l’ensemble des noms des personnes qui les entourent est de nature francophone124.

122 Entretien d’Alexandre Sadetsky, 12 avril 2014.

123

Arkadi Tcherkassov, « La perception du Québec en URSS/Russie », dans Revue

internationale d’études canadiennes, Les partenaires du nord : le Canada et l’URSS/CEI, n°9,

printemps 1994.

4.3. Un aperçu du monde occidental

Durant la troisième vague, on constate que le trajet ne se fait pas directement de l’Union soviétique vers le Canada. Le trajet par avion passe d’abord par les villes de Paris, Bruxelles, Rome ou Vienne125. C’est dans cette dernière ville que se déroulent les sélections avant le départ. Olga Boutenko, une métallurgiste russe ayant émigré en 1977, rapporte un récit de son passage dans la capitale autrichienne.

Dans cet extrait, elle raconte clairement qu’on lui a posé la question sur la destination de son choix : « La liberté tant attendue nous tombait dessus sous la forme de cette question dont la réponse allait déterminer notre avenir, et l’on ne nous donnait ni les informations nécessaires, ni le temps de réfléchir : nous venions à peine de poser le pied sur notre premier aéroport en Occident… » 126.

Choisir le pays est déterminant évidemment, d’autant plus qu’il faut bien comprendre que tout retour en URSS semble impossible selon l’auteure :« Plus marâtre que mère, notre patrie nous avait laissés partir sans argent, sans passeport, et, pour parer à toute éventualité, nous avait privés de notre nationalité, nous marquant aussi du sceau de « traître à la patrie », ce qui nous valait, du même coup, la haine et le mépris de nos ex-compatriotes. »127 .

Par cette citation, on peut aisément comprendre que l’Etat soviétique cherche absolument à marginaliser ses anciens citoyens en créant de véritables apatrides. Ces mesures avaient déjà été réalisées à l’encontre d’autres dissidents expulsés. Rappelons que celles-ci sont effectives pour ceux qui ont échoué dans leur projet de quitter l’URSS faute d’autorisations, condamnant la famille de la victime à de lourdes difficultés.

On voit déjà tout de même les premières impressions sur le monde occidental. Ainsi l’auteure nous donne une description des éléments qui l’ont surprise dans la société viennoise qu’elle n’hésite pas en revanche à généraliser. Il y a en effet, cette idée de croire que le monde occidental est uniforme. L’idéologie communiste à travers le concept de révolution mondiale projette une vision universaliste du monde. Autrement dit, le monde reste dans une logique binaire où le capitalisme continue d’affronter le socialisme sans relever la moindre spécificité culturelle de chaque Etat occidental. Cette

125

Félix J. Yarolevsky, op.cit., p. 89.

126 Olga Boutenko, opus.cit., p. 8. 127 Ibid.,p. 9.

auteure a été spécialisée dans la métallurgie, pourtant cela ne lui interdit pas d’avoir été abusée par la propagande soviétique. L’auteur H. Smith est ainsi stupéfait de rencontrer des étudiants (qui ont donc un niveau de formation plus élevé que la moyenne), croire sans le moindre esprit critique les informations affirmant « que partout à l’Ouest les travailleurs faisaient grève et manifestaient pour soutenir la cause communiste »128.

Face à cette vision, proche de la propagande soviétique, l’auteure prend ses distances en donnant une opinion très positive de la société dans la capitale des Habsbourg. On voit très bien que le mode de vie occidental a tous les atouts pour séduire la jeune émigrante. Cela se trouve au premier abord par l’éloge de l’abondance. On retrouve en effet, une certaine opposition entre l’économie moscovite et viennoise. Ainsi insista-t-elle sur des points comme le fait que les habitants sont « libérés du souci de la course aux vêtements et à la nourriture »129 . On sait en effet très bien qu’obtenir des denrées de toutes sortes en URSS à la même période oblige à passer par de longues files d’attente dont certaines peuvent durer une nuit entière pour des objets rares130. La satisfaction de combler un désir primaire est pour elle un « privilège » faisant bien comprendre que le citoyen des pays occidentaux accomplit normalement ce que l’élite soviétique réalise dans son propre pays.

L’admiration pour le monde occidental est très forte surtout par rapport à sa liberté. Cette dernière n’est toutefois pas synonyme de désordre et de chaos. Elle est au contraire synonyme d’harmonie. O.Boutenko écrit avec enthousiasme sur ce thème : « Tout dans ce monde confirmait qu’il était possible d’être heureux. Ici chacun avait sa place, même les paons qui se promenaient en toute liberté dans un parc de la ville, avec un air tel qu’on eût dit que c’était pour eux que les musiciens en redingote blanche jouaient des valses de Strauss dans ce kiosque, le dimanche. »131 .

En outre, O.Boutenko était sidérée par « les visages des gens du monde libre ». Elle avait l’impression que l’on pouvait se mettre à nu plus facilement ici qu’en Union soviétique. Comme un jeu de miroir, cette liberté d’expression interloque la jeune femme et renforce son sentiment de rejet de l’Union soviétique.

128 Hedrick Smith, opus.cit., p. 469. 129

Olga Boutenko, opus. cit., p. 10.

130 Hedrick Smith, opus.cit., p. 79. 131 Olga Boutenko, opus. cit., p. 11.

Chapitre II

Documents relatifs