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Chapitre I Le protocole d’enquête

2. La photographie comme outil d’aide à l’enquête

Peu utilisée en sciences sociales et trop souvent cantonnée dans un simple rôle d’illustration, la photographie n’en reste pas moins un outil de recherche très efficace, car polysémique. Elle offre un découpage de l’espace-temps, ou plus exactement une extraction, ou encore une ponction de l’univers du visible (Dion, Ladwein, 2005). Barthes (1980) va encore plus loin ; selon lui, la photographie permet d’accéder à un infra-savoir. Les premiers à véritablement utiliser la photographie comme matériau de recherche sont les ethnologues et les anthropologues. Malinowski en 1915 et 1918 est le pionnier en la matière, la photographie lui sert de support pour son étude des Trobriandais. Il sera suivi par Mauss en 1925, puis Bateson et Mead en 1942. Ainsi la photographie devient un outil ne faisant pas office de preuve mais étant un véritable matériau de recherche. Elle permet aux interviewés de s’exprimer plus librement sur les thèmes de l’étude grâce à la fonction polysémique de l’image (Trépos, 1996). Il reste pour autant à construire les photographies selon une démarche permettant de répondre à des contraintes théoriques afin d’identifier et d’apporter des éléments nécessaires et pertinents à l’étude.

2.1. Les principes d’élaboration des photographies

La construction de photographies comme outil d’aide à l’enquête impose la prise en compte de plusieurs contraintes théoriques soulevées et traitées dans les travaux précédemment cités (Trépos, 1996) et sur lesquels notre étude s’est basée.

Ainsi, comme il a été souligné précédemment, une des premières contraintes à considérer, est liée aux thématiques de l’enquête et à la façon d’« enserrer » l’objet. Dans notre étude, il s’agissait de l’apparence, c'est-à-dire la tenue et les attributs vestimentaires (vêtements, accessoires, …), ainsi que les attitudes et les positions corporelles (démarche, position des bras, des mains, …). En outre, un autre élément constituant l’objet était le lien éventuel de l’apparence avec des actions mises en œuvre par les recruteurs et pouvant entraîner une forme de discrimination. En effet, aborder l’apparence de manière trop directe aurait posé la difficulté pour l’interviewé de comprendre de quoi parlait précisément l’enquêteur. Ensuite, cela pouvait avoir pour conséquence de la faire minimiser dans les propos de l’interviewé qui, dans une posture politiquement correcte, pouvait lui donner un rôle insignifiant, loin de sa réalité. L’inverse était possible, donner l’apparence directement comme thème, pouvait conduire à la surestimer dans l’interview par rapport à un fil conducteur spontané. Ensuite,

parler de discrimination, sujet pour le moins polémique et fortement sensible, tel quel, directement à un recruteur était une démarche délicate. En effet, le recruteur pouvait refuser de répondre à des questions liées à cette thématique car il se serait senti stigmatisé, espionné, accusé, etc. D’autres auraient pu, au contraire, jouer la carte du « tous sauf moi » et se construire un argumentaire prouvant leurs bonnes pratiques en matière de recrutement. L’idée était donc de contourner le terme « discrimination » et de voir s’il apparaissait tel quel ou au travers de synonymes (« rédhibitoire », « ça ne va pas », …) ou encore sous un angle différent.

Une deuxième contrainte théorique était liée aux situations et s’inscrivait encore dans une logique de sociologie de l’action se référant aux travaux des ouvrages De la justification. Les économies de la grandeur (Boltanski, Thévenot, 1991), L’Amour et la Justice comme compétence (Boltanski, 1990) et De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation

(Boltanski, 1999). La photographie permettait ainsi d’identifier des actions possibles mises en œuvre par les interviewés dans des situations les confrontant à des candidats et impliquant dans leur choix et leur jugement la thématique de l’apparence. Ces situations, illustrées par des photographies, faisaient donc apparaître « un certain état des rapports entre des personnes et des objets » (Trépos, 1996), autrement dit, sur les photographies, les personnes représentaient des candidats dans une attitude gestuelle et des objets, des vêtements et attributs vestimentaires.

Une troisième question théorique pour la réalisation des photos était de savoir si l’accent sera mis sur l’indiciel et/ou sur l’iconique. L’indiciel est centré sur les éléments factuels et objectifs : ce que montre la photographie. Ici, le focus était mis sur la stature morphologique normale et la tenue vestimentaire, avec une décomposition de vêtements ciblés. L’iconique a une valeur subjective et se base sur les éléments à fois esthétiques et éthiques (Trépos, 1996). Il semblait donc plus pertinent dans notre type d’étude de nous appuyer sur l’indiciel afin de faire ressortir les représentations liées à des éléments factuels tels que le vêtement et certains attributs qui lui sont liés (chaussures, coiffures, bijoux, sacs, …) et corporels (position, mouvement, …). Quant à l’approche iconique, elle pourrait découler des représentations des interviewés exprimant des positions liées au goût, à la morale ou à des valeurs.

2.2. L’outil photographique dans les études sur l’apparence

Il apparaît que dans de nombreuses études d’autres disciplines traitant de l’apparence, la photographie est un outil utilisé dans la méthodologie. La photographie permet ainsi de situer

l’objet, de l’enserrer et de pouvoir aborder la thématique de l’apparence. C’est le cas notamment, en ethnologie, en marketing et en sociologie, disciplines qui ont inspiré cette étude du point de vue de la construction des photographies.

2.2.1. En ethnologie

Dans son étude sur la communication intentionnelle par l’apparence, Duflos-Priot (1976) a recours à l’utilisation de clichés photographiques pour appuyer sa recherche. Les photographies couleur au nombre de six, le regard flouté, font apparaître des hommes qui marchent dans la rue. Certains sont munis d’une mallette, d’autres non. Un cliché présente un homme mains dans les poches, visible de la tête à la taille, les autres sont en pied. Les photographies permettent efficacement de mener l’enquête auprès des interviewés sur des bases uniques et factuelles. Le recours au floutage des visages a ainsi influencé la construction des photographies de cette étude.

2.2.2. En marketing

Dans leur étude portant sur les codes vestimentaires comme moyens de communication, Mc Cracken et Roth (1989), utilisent aussi des photographies couleur en pied et étêtées, avec un arrière-plan neutre et sans objet. Le modèle est présenté, les bras le long du corps, dans une attitude passive. Au total, 6 looks (styles vestimentaires) différents sont définis et, pour chacun de ces styles, un détail de vêtement est modifié afin d’en évaluer l’impact dans le jugement des personnes interrogées. Au total, il y a 12 photographies différentes, qui sont introduites dans l’enquête. Elles permettent à l’intervieweur de faire participer l’enquêté sur sa perception des codes vestimentaires sans induire ces éléments dans la question. La question reste d’ordre général et n’utilise à aucun moment de vocabulaire lié au style. Là encore, notre étude exploitait dans la construction de ses photographies l’absence de visage, ainsi que l’arrière-plan blanc et sans objet. Le nombre moyen d’images présentées aux interviewés était aussi pris en compte.

2.2.3. En sociologie

L’utilisation des photographies se retrouve à nouveau dans l’étude portant sur « Comment les gens qualifient-ils les tenues vestimentaires ? » de Nicolas Herpin (1984). Sur la base

d’entretiens semi-directifs, l’étude s’appuie sur 8 photographies de tenues masculines (au nombre de 4) et féminines (au nombre de 4). Les 8 photographies sont toutes présentées simultanément aux enquêtés avec la même question : « La même personne porte quatre habillements différents. Comment peut-on qualifier ces façons de s’habiller ? ». La construction de la photographie est contrôlée : cadrage, distance et hauteur de l’objectif sont identiques. L’arrière-plan est mal défini, flou et homogène pour tous les clichés. Les photographies sont décrites dans le détail des vêtements portés et des attributs et cet aspect est repris dans notre enquête.

Ces différentes études, issues de disciplines variées, ont servi à alimenter l’élaboration des photographies de notre enquête sur plusieurs aspects. Le premier aspect portait sur le recours à des visages floutés pour éviter toute interférence avec des critères de jugement sur la beauté et ce, afin de cerner le vestimentaire et la gestuelle. Ensuite, le choix fut de présenter pour chaque image un arrière-plan blanc et sans objet, pour éviter là encore tout détournement de l’attention des interviewés sur des éléments autres que ceux liés à l’apparence. La position corporelle des personnes, à savoir être en pied, debout, de face ou ¾ profil, a aussi été inspirée de ces différents travaux. Ensuite, la structure morphologique des personnes était choisie dans un « Indice de Masse Corporelle » moyen (sans maigreur, ni obésité, souvent qualifié de

normal). Enfin, le nombre moyen de photographies le plus approprié pour mener l’étude résultait aussi d’une réflexion basée sur ces travaux d’autres disciplines dans lesquels le nombre de clichés minimal était de 6 et le nombre maximal de 12. Il apparaît ainsi que le nombre ne doit pas être trop faible sous peine de pas être représentatif, ni trop élevé, eu égard au risque de lasser les interviewés. Ainsi, le nombre de clichés dans notre enquête était de 8 (4 hommes/ 4 femmes), représentant 4 styles différents de tenues vestimentaires.

2.3. La construction des photographies

Dans un premier temps, l’objectif principal des photographies fut d’éviter le caricatural, le grotesque. La première raison était la prudence : ne pas éveiller de soupçons chez les interviewés et garder un échange basé sur la confiance et le professionnalisme. La seconde raison était de ne pas irriter les personnes interrogées qui auraient pu ressentir un manque de réalisme au travers de cas trop éloignés des standards habituels. Pour construire des clichés dotés de réalisme, le moyen mis en œuvre fut la rencontre avec de véritables candidats en situation et postulant pour des postes de commerciaux dans des banques. Le 11 mars 2010, le CFPB (Centre de Formation des Professionnels de la Banque) de Nancy organisait une

journée de rencontre entre des candidats éventuels pour un apprentissage commercial dans une banque et les différents responsables de recrutement des banques du Grand Est. L’objectif était de constituer un vivier, sélectionné aléatoirement, de candidats dont le profil pouvait correspondre à un contrat d’apprentissage pour des métiers commerciaux bancaires. Les candidats présents dans les files d’attente ont été sélectionnés de façon aléatoire (environ 1 candidat sur 20 dans les files d’attente, soit au total un échantillon représentatif de 26 candidats). Des clichés photographiques en couleur ont été réalisés après avoir obtenu l’accord des candidats (voir Annexe 1) et une brève interview a été menée sur la raison du choix de leur tenue. Ainsi, les clichés correspondaient à une réalité de terrain, à une réalité non construite. Sur la base de ces clichés, en observant le style vestimentaire des candidats de l’échantillon, 4 styles différents ressortaient. Un premier style pouvait être qualifié de « classique », car composé de costume/cravate pour les hommes ou tailleur jupe/pantalon pour les filles. Un deuxième style, lui aussi classique mais plus moderne, avec des costumes dits « slim », c'est-à-dire très près du corps, presque étriqués pour les hommes, avec le port d’une cravate, elle aussi, très étroite, les filles portant un pantalon étroit avec une veste. Le troisième style était marqué par une tenue dépareillée entre le haut et le bas, l’usage de couleurs plus vives que les habituels noirs, gris ou marine, un mélange de couleurs et la présence de motifs. Ce type de tenue a donné lieu au style appelé dans cette étude « démodé », soit parce qu’il ne correspond pas aux tendances classiques ou branchées, soit parce qu’il ne correspond à aucune harmonie de formes et de couleurs. Le quatrième style qui ressort est un style décontracté, soit parce que certains candidats hommes ou femmes portent un jeans, et/ou des baskets, soit chez certaines filles des piercings et des chaussures décontractées telles que des bottines mousquetaires ou fourrées, avec une jupe courte.

Pour ce faire, un modèle (homme et femme) sera habillé suivant les descriptifs. Le choix des mannequins se fera selon trois critères : le sexe, l’âge et le poids. Il a été choisi un homme d’une tranche d’âge allant de 18 à 25 ans car elle correspond au profil recherché par les recruteurs des banques pour les postes de commerciaux. L’IMC (Indice de Masse Corporelle) intègre le profil le plus représenté dans la population française (selon les critères OMS), soit le profil normal. Pour les femmes la même approche est appliquée.

Toutes les photographies ont été réalisées par un photographe professionnel4

. Elles sont en couleur et proposent toujours un plan en pied, une attitude du type le corps en mouvement dans une démarche. Les visages sont floutés à l’aide du logiciel Photoshop, par un dégradé de

gris qui laisse deviner un visage humain mais non identifiable. Parfois, la tenue vestimentaire est accessoirisée par un sac à main pour les femmes et une mallette pour les hommes afin d’identifier des réactions spécifiques ou non sur ce point. Enfin, les clichés hommes/femmes proposent symétriquement un mouvement de face et de profil. Le mouvement de face est plus fermé : les bras le long du corps, le mouvement de 3/4 profil est plus dynamique. Là encore, la différence est volontaire et vise à observer si ces points sont soulevés par les personnes interrogées.

La construction de la photographie doit répondre à deux contraintes théoriques. La première est une contrainte thématique qui cerne la tenue vestimentaire, les accessoires, le comportement comme éléments principaux de présentation. Il sera bien entendu tenu compte dans cette approche de trois éléments croisés : stature, sexe de celui/celle qui le porte et style. Une certaine symétrie est recherchée et travaillée entre le style et le genre : les clichés hommes et femmes suivent le même type de construction sous la forme d’un parallélisme stylistique sexué. La deuxième contrainte est liée à la situation ; il s’agit d’un entretien de recrutement (univers réglé). Dès lors le sujet sera représenté dans les premières secondes de l’entretien, c’est-à-dire en impulsion, avant même l’échange éventuel d’une poignée de main. L’arrière-plan de la photographie recherche une forme de neutralité directement inspirée des travaux ultérieurs cités précédemment, c'est-à-dire, peu d’interférences du point de vue de la couleur (le blanc a été choisi) et de la décoration (aucun objet de décoration n’est représenté), afin de resserrer et de centrer les clichés sur l’apparence comme objet. L’impression générale du lieu doit faire penser à un lieu professionnel, voire impersonnel, pour ne pas induire de parasites ou de biais sur le décor et éviter que l’interviewé ne soit distrait par ces éléments. Le décor environnant doit donner une impression quasi clinique pour mettre l’accent sur l’objet vestimentaire et gestuel. Finalement, la construction des photographies visait une démarche appuyée sur « la mimésis (la faculté de représenter ce qu’on voit)», que l’on peut comparer à une image basée sur « l’indiciel » (Trépos, 1996), c’est-à-dire représentant de façon figurative l’apparence vestimentaire et gestuelle. Le but était de faire parler les interviewés sur « la

phantasia (la faculté de représenter ce qu’on ne voit pas) » (Trépos, 2011, p. 96), qui, mise en rapport avec l’image, correspondrait à l’« iconique » (Trépos, 1996). Elle peut ainsi permettre d’obtenir des interviewés leurs propres perceptions, leur propre feed-back, sur une forme d’éthique et d’esthétique.

C’est donc en cherchant à respecter les orientations et les conditions vues précédemment que nous avons élaboré la construction des photographies permettant de mener à bien notre travail. Le tableau ci-dessous récapitule l’ensemble des éléments constituant le cahier des

charges pour chacun des huit clichés réalisés. Il montre comment s’établit une correspondance entre les gens et les objets. A chaque personne de genre masculin et féminin est attribuée une liste d’objets qui intègre à la fois des vêtements et des accessoires correspondant à chaque sexe. Ces éléments vestimentaires résultent d’un choix qui nous paraissait en adéquation avec des styles vestimentaires prédéfinis selon des orientations explicitées plus haut. Le tableau se lit horizontalement, chacune des cinq colonnes représentant respectivement, le numéro de la photographie, les gens, les objets masculins, les objets féminins, puis les différents styles qui en résultent. Il y a donc 4 photographies de sujets masculins, et 4 photographies de sujets féminins selon 4 styles vestimentaires, soit un total de 8 photographies.

Tableau : Principes de construction des photographies (voir Annexe 2)

photo et

thème

Gens Objets masculins Objets féminins Styles

Photo 1 - Homme mince

¾ profil marche Mains détendues - Femme mince

¾ profil marche

- Costume gris anthracite fine rayure blanche - Boutons ouverts - Chemise rose pastel - Cravate soie rouge

bordeaux - Montre apparente - Chaussures Derbies noires - Tailleur noir - Veste noire - Boutons ouverts - Jupe genou noire droite - Chemisier blanc à col

simple - Collier perles - Collants sombres - Escarpins, talons 7 cm

pointus noirs vernis - Sac arrondi noir porté

main

Style classique

Photo 2 - Homme mince Face marche Mains détendues - Femme mince Face immobile

main gauche poing fermé, main droite détendue

- Costume noir slim - Boutons ouverts - Cravate soie noire slim - Chaussures Derbies

noires

- Veste tailleur noire - Boutons ouverts - Chemisier bleu ciel fine

rayure blanche, rentrée dans le pantalon, 2 boutons ouverts - Pantalon toile noire slim - Escarpins, talons 7 cm

pointus noirs vernis Mi-bas noirs opaques

Style branché

Photo 3 - Homme mince Face marche – bras

long du corps Main droite tendue - Femme mince Face immobile Poing droit fermé

- Costume dépareillé - Veste velours camel - Boutons ouverts - Chemise à carreaux tons

de bruns et de beiges - Cravate soie rayée

dégradé de bruns et de beiges

- Pantalon toile tons kaki et brun, carreaux fondus - Derbies marron - Mallette noire

- Tailleur dépareillé - Veste croisée 3 boutons,

longueur hanches en velours bleu - Boutons ouverts - Jupe longueur genou

ample

- Haut sans col motif fleurs tons bleus et beiges - Collier long doré maille

moyenne

- Escarpins talons 7 cm pointus noirs vernis - Sac arrondi noir porté

main

Style démodé

Photo 4 - Homme mince

¾ profil marche - Femme mince

¾ profil marche Mains détendues

- Veste noire toile - Boutons ouverts - Chemise slim blanche

1 bouton ouvert, sortie du pantalon

- Jeans délavé

- Baskets de ville noires

- Veste toile noire - Boutons ouverts - T-shirt blanc uni col

arrondi - Jeans délavé - Baskets multicolores

Style décontracté