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Chapitre I Les principes généralisés dans le monde bancaire

Chapitre 3. Le jugement des compétences commerciales

5 L'équilibre du jugement par le compromis

Cet agencement des mondes entre eux entraîne une variété de la forme du jugement. Or, c’est justement cette dimension composite résultant de différentes approches qui pourrait apporter un équilibre au jugement (Eymard-Duvernay, Marchal, 1996).

5.1. Les différents compromis

Il apparaît deux types de compromis qui résultent de la mise en évidence des logiques

domestiques, industrielles et inspirées, ressortant dans l’entretien de recrutement. Un premier compromis se dessine à travers l’analyse des entretiens sous la forme domestique/industriel, puis un second sous la forme inspiré/industriel.

5.1.1. Un compromis domestique/industriel

Ce premier compromis se fonde par « une bonne présentation au travail notamment dans les situations de recrutement et lorsque l’on adjoint à des procédures de sélection réglées reposant sur des critères formels, des évaluations relevant du monde domestique (cordialité, allure, physionomie, etc.) » (Boltanski, Thévenot, 1991 p. 383). Les formes de jugement diffèrent d’autant, comme on le voit aussi bien dans le moment du recrutement (Delamourd, 1988) que dans celui de l’évaluation, « Si tous ceux qui cherchent du travail soupçonnaient à quel point on les juge dès le premier contact, à leur façon de se présenter, ils feraient plus attention à leur tenue » (Boltanski, Thévenot, 1991 p. 303). Sur le terrain, le compromis

domestique/industriel est illustré par ces propos :

« Après sur l’aspect extérieur des personnes, l’aspect physique, l’aspect vestimentaire, la gestuelle, la morphopsychologie peut être quelque chose de déterminant dans une embauche, dans le comportement des gens, dans le comportement des gens face au recruteur si … au cabinet extérieur ou le DRH, le comportemental a son importance, je pense que ça c’est très important. Le diplôme c’est une chose, on

peut être très, très, très instruit avoir plein de diplômes avoir un bac + 10 et ne pas savoir s’adresser ou accueillir un client en ce qui nous concerne. » (Monsieur E., Banque E).

Cet agencement se compose donc d’un monde domestique qui prend en compte la présentation du candidat dans l’entretien de recrutement et qui se traduit par « aspect physique », « gestuelle », « aspect vestimentaire », « comportement », bref tout autant de termes résumés par les génériques : « aspect extérieur des personnes » et « comportemental ». Ce monde domestique s’articule et fonctionne avec le monde industriel, illustré par « diplôme » et « bac+10 ». Ce que montre l’interviewé, c’est l’interdépendance de ces deux mondes lors de l’entretien de recrutement auprès de recruteurs en externe : cabinets extérieurs (en fait cabinet de recrutement) et en interne : DRH (Directeur des Ressources Humaines).

« L’entretien de recrutement est de ce fait une opération de jugement d’une grande complexité sociale -elle fait intervenir autrui et le regard d’autrui- autant que professionnelle. Elle requiert du recruteur la confrontation de multiples informations et la recherche d’un équilibre, à la fois entre participation et distanciation, dialogue et observation, méthode et intuition. […] Le recrutement est le processus par lequel un individu devient membre d’un groupe d’une communauté de travail et l’entreprise est de ce fait attentive aux comportements des candidats autant qu’à leurs compétences strictement professionnelles » (Le Gall, 2000, p. 72).

Là encore, chez Le Gall, le jugement porté sur des principes domestiques est bien entendu à rapprocher du comportemental, les « compétences professionnelles » regroupent en partie des éléments à relier aux principes industriels.

Ce compromis entre les formes de jugement domestique et industriel se retrouve notamment lorsque le CV, qui avant l’entretien de recrutement est un objet de jugement industriel appelé

repère-critère, devient dans le jugement domestique un objet de type repère-indice. Ce passage entre deux mondes, cette tension, illustrent bien le compromis qui en fait un jugement équilibré. C’est, par exemple, le cas d’une formation commerciale sanctionnée par un diplôme

(monde industriel) du type BTS MUC (Management des Unités Commerciales) ou IUT Tech de Co (Techniques de Commercialisation), qui ne sont pas une fin en soi lors de l’entretien. Au contraire, le recruteur va chercher à vérifier et confirmer les aptitudes commerciales du candidat sur la base de son comportement et de ses attitudes, propres au mondedomestique. Ainsi,

« Les diplômes ne sont pas une fin en soi, l’important c’est d’avoir des qualités pour être capable d’exercer correctement le métier. Et donc en fait, pour moi, c’est déjà pas le diplôme, le plus important. C’est déjà la volonté, la volonté de s’impliquer et l’envie de vendre, l’envie de conseiller, parce que en banque aussi on conseille, y’a des pubs de la Banque A qui disent qu’on n’est pas commissionné, c’est vrai, mais ça ne veut pas dire non plus qu’un commercial ne doit que conseiller, non plus, voilà hein, y’a une finalité. »(Monsieur H., Banque A).

Les diplômes seuls ne suffisent pas, il faut qu’ils soient complétés par des aptitudes comportementales. Par conséquent les mondes industriels et domestiques sont amenés à fonctionner ensemble selon le mode du compromis que l’on retrouve aussi entre le monde inspiré et le monde industriel.

5.1.2. Un compromis inspiré/industriel

C’est le cas en effet lorsque les recruteurs interrogés dans notre enquête abordent le rôle de l’intuition dans leur jugement. Certes, peu de recruteurs interrogés sur le panel de 32 font référence à l’intuition comme seul élément de jugement dans l’épreuve. Ceux qui en parlent emploient dans la majorité des cas les mots « feeling » et « sensibilité » (un seul utilise le mot intuition et encore, en se dédouanant immédiatement). « Pour moi c’est une personne qui aura du mal à prendre quelqu’un en charge puisqu’elle n’arrive pas à se prendre en charge, c’est pas une intuition, c’est presque plus du bon sens, hein, des comportements en entretien qui sont trop exagérés, un peu trop décontractés, alors si c’est dû au trac de l’entretien »

(Monsieur M., Banque D). Ainsi lorsque les termes de « feeling » et « sensibilité » sont employés, les recruteurs les associent presque dans la foulée à des mots relevant d’un principe de généralités industrielles tels que «Bac +… », «Tests». Cela vise bien entendu à donner à leur jugement un caractère rationnel et objectif. C’est ce qu’illustre ce passage :

« Bon les critères si vous voulez, bon au départ, on a peut-être des critères assez carrés dans la mesure où nous on recrute pas en-dessous de Bac+2, déjà, donc ça c’est déjà, une première porte d’entrée, ensuite, moi je vais assez au feeling, au niveau de l’entretien avec la personne, bon on a toujours un CV, j’aime bien savoir ce qu’ils font, y compris dans leur vie privée… » (Monsieur Z., Banque A).

Ainsi, ils se justifient par une sélection préalable s’appuyant sur des éléments rationnels et objectifs, comme c’est le cas du niveau de formation (« Bac+2), des tests de recrutement (« passer différents tests »), de techniques dites « RH » ou encore de l’analyse du CV, notamment l’expérience professionnelle (« pour voir […] s’il y a une expérience bancaire »).

« après de toute façon on se fait une idée si effectivement avec le candidat, si il y a un feeling on l’envoie chez nous à la DRH, eux après font passer différents tests » (Monsieur R., Banque A). Ainsi, l’entretien peut prendre une dimension inspirée quand le jugement des candidats est sur le mode intuitif, mais cela peut être nuancé par l’usage des pratiques de ressources humaines et précisément la mise en œuvre de tests (monde industriel) pour rationaliser la démarche de sélection. Il en résulte cette forme de compromis

inspiré/industriel, qui pourrait apporter au jugement une forme d’équilibre basée sur une articulation entre rationalisation et intuition.

5.2. Un jugement à l’équilibre fragile

Un jugement peut être considéré comme équilibré quand il « maintient la tension entre plusieurs façon de juger contradictoires » (Eymard-Duvernay, Marchal, 1996, p. 13). Il s’agirait donc pour le recruteur de faire des passages entre perceptions et qualifications sur le même mode que les experts (Bessy, Chateauraynaud, 1995). Dans cette optique, il semble que la mise en place de compromis puisse assurer un équilibre du jugement des recruteurs. En d’autres mots, lors de l’interaction de face-à-face, les compromis, qui agencent différentes façons de juger, pourraient garantir la justesse et la justice du jugement. Pour ce faire, la mise en équivalence de différents mondes se doit d’être « traitée comme évidente sans être explicitée » (Boltanski, Thévenot, 1991 p. 338). D’autant que cet équilibre est important dans l’intérêt général. D’une part, pour le recruteur parce qu’il peut être amené à justifier à tout moment son choix ; en effet, « celui qui juge les compétences de l’autre doit pouvoir justifier en toute généralité son évaluation, au-delà d’appréciations subjectives » (Eymard Duvernay, Marchal, 1996, p. 15). D’autre part pour le candidat, l’équilibre du jugement est important pour que soit respectée une équité, qui évite ainsi toute forme d’injustice. Pourtant dans l’entretien de recrutement, établir l’équilibre du jugement est difficile car il « n’est pas prédéterminé par des règles générales. Il tient compte de situations particulières, il est infléchi en fonction des singularités de la situation. Cette contrainte du jugement relève de « l’équité » ou de « la sagesse pratique » (Ricoeur, 1995, in Eymard-Duvernay, Marchal, 1996, p. 14). Dès lors, on voit la complexité pour le recruteur de rendre un jugement équilibré, d’une part, parce que de nombreuses conditions sont nécessaires et d’autre part parce que les compromis sont fragiles.

5.2.1. Les garants de l’équilibre du jugement

Les conditions d’un jugement équilibré sont abordées par Eymard-Duvernay et Marchal (1996, p. 13). Ils se placent dans le cadre global du processus de recrutement, mais cela peut aussi s’appliquer aux étapes du processus, comme c’est le cas dans l’entretien en face-à-face. Selon les chercheurs, les conditions d’un jugement équilibré s’expriment ainsi :

« - Il doit pouvoir s’exprimer dans des situations générales, détachées de circonstances et de personnes particulières.

- Il passe par des perceptions qui emportent la conviction, l’appuient sur la réalité des personnes et des choses.

- Il est orienté par la visée du bien qui s’exprime dans la satisfaction des intérêts mutuels. - Il s’exerce en situation, aménageant des règles générales ».

Il est difficile de réunir toutes ces conditions et, même lorsque c’est le cas, l’équilibre est toujours mis en péril, notamment par la fragilité du compromis

5.2.2. La fragilité des compromis

Les compromis résultant d’approches et de perspectives de jugement différentes peuvent garantir par la compatibilité de ces différences un équilibre du jugement du recruteur. Cet équilibre peut être considéré comme favorisant la justesse et la justice du jugement effectué. « Afin d’être juste, un jugement doit donc maintenir une tension entre la perception des personnes et des choses et la capacité d’énonciation dans des règles générales. L’objectivité résulte de "l’unité d’un apparaître et d’un dicible" » (Ricoeur, 1960, in : Eymard-Duvernay, Marchal, 1996, p. 14).

Mais, force est de constater qu’un compromis, de par sa nature, est soumis à une forte fragilité résultant de la multitude des grandeurs parfois contradictoires auquel il est soumis. Ces tiraillements, ces tensions entre des logiques si opposées peuvent être apaisés par la volonté des acteurs, des recruteurs dans le cas présent, de se référer à un bien commun à tous. Mais cette posture n’évacue pas pour autant le risque de morcellement du compromis, ce qui en fait sa grande fragilité, sa faiblesse, son talon d’Achille, par la structure fondée sur un agencement composite (Boltanski, Thévenot, 1991 p. 338). En effet, un compromis peut être remis en cause car, selon les individus et les situations, il peut être soumis à des critiques sur la base de

monde inspiré s’équilibre avec le monde industriel et que le jugement ne dépende pas davantage de l’intuition que de la raison ? Comment les mondes domestique et industriel

peuvent-ils fonctionner sans qu’un principe d’équivalence ne prenne le pas sur l’autre ? Ce serait le cas lorsque des compétences négociées prennent une part plus importante dans le jugement du recruteur que les compétences planifiées, comme cela peut s’illustrer par la prise en compte de la présentation du candidat comme un critère déterminant au jugement, un critère habilitant ou discriminant selon les circonstances. C’est ce cas de figure qui est traité dans la partie suivante, cherchant à montrer comment l’apparence peut être un critère habilitant ou discriminant dans l’entretien de recrutement.

3

e

Partie :

Justesse et justice de

l’apparence comme critère

de jugement