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Chapitre I Les principes généralisés dans le monde bancaire

Chapitre 3. Le jugement des compétences commerciales

4. L’entretien de recrutement : une épreuve inspirée

Le recours qu’ont les recruteurs interrogés à leur intuition positionne l’entretien de recrutement dans une logique inspirée. En effet, l’épreuve de face-à-face génère un jugement

basé sur le « feeling », mot employé dans le corpus pour signifier le caractère intuitif de la démarche et des éléments basés sur des impressions.

4.1. Une épreuve d’intuition

En fait, l’intuition serait inhérente à toute opération de jugement, c’est « une forme de jugement qui émerge dans le cours de l’interaction, entre deux personnes » (Eymard-Duvernay, Marchal, 1996, p. 21). La sensibilité du recruteur joue un rôle important dans la perception qu’il se fait du candidat. Cette approche intuitive ne met pas en œuvre d’outils particuliers et les recruteurs peu formés au recrutement sont beaucoup concernés par cette démarche.

« Moi je n’ai pas de techniques très pointues parce que je vous rappelle que je ne suis pas un recruteur de métier, donc moi je travaille surtout au feeling et avec ma sensibilité et avec ce que je perçois et j’oriente mon entretien en fonction de tout ça. […] Moi je conduis l’entretien avec ma sensibilité et la sensibilité du candidat, c’est à dire que j’essaie de voir un petit peu derrière donc j’évoque tous les sujets on parle beaucoup de… j’aborde beaucoup les passions, les jobs, toutes ces choses-là »

(Monsieur S., Banque G).

Le contenu de l’entretien est donc orienté vers des thèmes reliés à des aspects extra-professionnels comme peuvent l’être les loisirs, les activités sportives, artistiques ou autres qui donnent à l’entretien un caractère plus personnel. En effet, « contrairement au modèle du marché, le jugement intuitif ne procède pas prioritairement par discrimination entre les candidats : chaque cas est approfondi pour lui-même et la conviction résulte d’un lien interpersonnel » (Eymard-Duvernay, Marchal, 1996, p. 158).

En outre, ce qui apparaît dans les interviews, c’est la part de risques et d’incertitudes dont est empreint le recrutement et notamment la phase de l’entretien : « risques », « challenge sur l’avenir », « pari », « ce n’est pas une science exacte ». Il en résulte un sentiment de non maîtrise totale, d’un contrôle limité sur l’avenir et la qualité des résultats. Cela explique l’utilisation de l’intuition comme moyen de baliser, de cadrer en son âme et conscience une démarche fataliste. « Le recrutement ce n’est pas une science exacte, on se trompe souvent, je ne vois pas un manager qui dit moi, je ne me trompe jamais, j’ai eu de la chance, on va dire que c’est la chance, c’est pas une qualité » (Monsieur Be., Banque A). Ce constat lucide donne un caractère fataliste à l’entretien de recrutement, car la part de hasard entre en compte dans le jugement. Le résultat final dépend de la chance. Parfois même, la notion de pari sur l’avenir est abordée. « Mais enfin un recrutement c’est toujours un pari, c’est un pari en tout pour tout le monde d’ailleurs, c’est un pari : celui qui est recruté comme celui qui recrute.

C’est un pari mais, c’est vrai qu’après, hélas il y a une partie de feeling aussi » (Monsieur H., Banque A). Or, tout ce vocable s’inscrit dans le monde inspiré.

4.2. Une épreuve basée sur des preuves inspirées

Dans l’entretien de recrutement, les preuves sont celles résultant de l’intuition. C’est le mode d’évaluation privilégié par le courant « pragmatique », qui prône l’efficacité des méthodes d’évaluation basées sur des outils souples et sur l’intuition car pouvant être dotées de vertu prédictive en ce qui concerne les qualités relationnelles des candidats. « Il y a beaucoup de feeling en ce sens que, si on recrute comme c’est souvent le cas pour des postes de chargés d’affaires ou de commerciaux, puisque l’objectif c’est quand même de mettre très rapidement les candidats en face des clients » (Monsieur B., Banque A). En cela, le courant « pragmatique » s’oppose au courant des « psychotechniciens » vu précédemment, qui affirment que la compétence est mesurable objectivement et que, de ce fait, il existe des outils qui permettent d’évaluer les candidats avec le plus de rationalité possible (Eymard-Duvernay, 2008). Selon l’approche pragmatique :

« Le recrutement n’est pas une science exacte, voilà ! Le recrutement c’est pas une science exacte, on commet des erreurs, maintenant c’est de la matière humaine, il faut faire attention à ce qu’on fait, quand on a un doute, soit on fait lever le doute par quelqu’un, ou alors, quand on a un doute, on ne fait pas. Heureusement les erreurs sont très peu fréquentes, heureusement, c’est rassurant, mais pour quelqu’un comme moi, qui suis quelqu’un de rationnel, il y a quelque chose de heu… comment dire de, d’un peu angoissant dans le recrutement. En tout cas je me suis fait une raison, le zéro risque n’existe pas, c’est plutôt frustrant au vu de mon parcours qui est un parcours très scientifique […] Parce que fondamentalement, le recrutement reste quelque chose d’aléatoire, on n’est jamais vraiment sûr avant de recruter de faire ou d’avoir fait le bon choix » (Monsieur B., Banque E).

Cet extrait souligne un aspect récurrent : la plupart des personnes relevant du courant « pragmatique », sont dans notre échantillon, des professionnels pratiquant du recrutement sans formation préalable (Eymard-Duvernay, 2008). Ceci est explicitement abordé à plusieurs reprises par les interviewés annonçant très clairement que leur manque de formation aux techniques de recrutement les amène à user de leur intuition. C’est le cas dans cet extrait :

« Et, donc ma compétence à moi, j’ai pas de formation spécifique, je suis un juriste, enfin par erreur, je crois parce que j’étais à Troyes et que à l’époque, quand j’étais jeune, y’avait que la fac de droit et j’avais pas envie d’être libre, ce sont des choses de gamin, ça et ma valeur ajoutée, elle est je crois dans ma capacité d’intégrer la culture de mon entreprise de, de, de porter ces valeurs que j’exprime plus ou moins mais que je ressens intuitivement et de me dire, lui, par rapport à l’entreprise par

rapport à ce que j’attends de lui, par rapport à son environnement professionnel immédiat, est-ce que ça le fait, est-ce qu’il est, sera légitime ? » (Monsieur T., Banque B).

Ainsi la part d’intuition que comporte l’entretien de recrutement inscrit l’épreuve de face-à-face dans un monde inspiré. Mais, le jugement rendu mélange les différents principes généralisés vus dans l’épreuve de l’entretien. Le jugement, en fait, résulte de compromis qui articulent les différents mondes entre eux.