• Aucun résultat trouvé

Chapitre III Les postures théoriques de la sociologie de l’action

3. L’épreuve de grandeur

Le principe de justice se doit de reposer sur une échelle de valeurs, permettant la qualification (bien/mal, positif/négatif, plus/moins, …) des êtres en présence dans une situation donnée. Nous utiliserons l’échelle de valeurs stipulée dans De la justification. Les économies de la grandeur. (Boltanski, Thévenot, 1991), qui évalue les grandeurs selon la qualification de grand ou petit, plus précisément l’état de grand s’opposant à l’état de petit. Cette échelle, nous permettra notamment d’évaluer ce qui est perçu par les recruteurs comme qualités et défauts en ce qui concerne les compétences des candidats. Elle nous aidera aussi à définir ce qui est considéré comme acceptable ou non par les enquêtés du point de vue des codes vestimentaires en cours dans le secteur bancaire.

Les grandeurs servent également, plus globalement, à juger des personnes. Pour être définies les grandeurs des personnes sont ainsi soumises à une épreuve qui permet de les qualifier ; ce sont les épreuves de grandeurs.

3.1. L’entretien de recrutement comme épreuve de grandeur

L’entretien de recrutement établit l’épreuve qui permet, par le truchement du jugement des personnes, d’établir des grandeurs entre elles et de définir parmi les candidats celui qui sera retenu pour occuper le poste pour lequel il postule. L’entretien de recrutement est une épreuve de quelque chose, au sens où la force, c'est-à-dire les éléments évalués, sont bien spécifiés. Il s’agit d’une rencontre entre un ou plusieurs recruteurs et un candidat qui vise à évaluer les compétences, les capacités et les aptitudes de ce dernier à occuper un poste dont les tâches sont explicitement décrites et détaillées, comme c’est le cas de l’étude menée ici sur les postes de commerciaux des banques.

Cette épreuve d’entretien de recrutement, qui peut être fortement soumise à la critique pour des questions de justice, possède la caractéristique d’être institutionnalisée. Elle est soumise au sein des institutions qui procèdent au recrutement, à des règles, à des procédés normés afin que le traitement des candidats soit le plus équivalent possible, donc le plus égalitaire. Et de façon plus générale, le recrutement et l’entretien lui-même sont soumis à des contraintes légales fortes, notamment pour éviter toute forme de discrimination à l’embauche. Une institution spécifique la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations), fut d’ailleurs créée le 31 décembre 2004 en vue de prendre en considération et d’étudier toutes formes de contestations de la part des citoyens estimant avoir été lésés ou injustement traités, notamment dans le processus de recrutement. Cet organisme permet aux individus de recourir s’ils le souhaitent à des outils pouvant leur permettre de faire cesser toute injustice liée à la discrimination. L’individu devient donc un acteur à part entière parce que participant à la construction du droit. En ce sens, la HALDE est « un modèle de protection légale » selon une terminologie utilisée par Kristin Bumiller8

(Chappe, 2001).

8 Bumiller K., 1992, The Civil Rights Society : The Social Construction of Victims, Baltimore-London, John Hopkins University Press, 1992.

3.2. Le format de l’épreuve

Il existe deux formats d’épreuve, le premier format est relatif à des épreuves de routine qui ne sont pas forcément relevées comme telles parce que l’enjeu est faible. D’autres en revanche sont plus problématiques, car elles doivent permettre aux acteurs de porter un jugement sur les actions futures de personnes qui subissent l’épreuve. Autrement dit, elles doivent permettre de faire une projection sur la capacité ou non des personnes à réussir des actions futures. Dans ce dernier cas, l’épreuve doit servir à lever une incertitude. « L’incertitude apparaît ainsi comme une condition de la rectitude de l’épreuve » (Boltanski, 1990, p. 99). Pour ce faire, les personnes qui sont soumises à l’épreuve doivent être traitées sur un même pied d’égalité au nom du principe de commune humanité. Donc aucune grandeur préalable ne peut être attachée aux personnes qui, potentiellement, se trouvent en puissance dans les formes de grandeur tant que l’épreuve ne définit pas véritablement l’état de grandeur. Il s’agit donc d’une épreuve de grandeur. Autrement dit, la grandeur qui sera attribuée aux personnes découlera de l’épreuve, non de grandeurs préalables (Boltanski, 1990, p. 89). Dès lors, on comprend bien comment l’entretien de recrutement constitue, non pas une épreuve de routine, mais une épreuve de projection visant à anticiper les capacités d’un candidat à mener à bien les tâches, les missions et les objectifs futurs qui lui seront donnés. « […] ou encore dans lesquelles un jugement doit être porté par anticipation sur des actes futurs dont on évalue la justesse probable (comme c’est le cas, par exemple dans les épreuves qui accompagnent les procédures d’embauche) » (Boltanski, 1990, p. 92).

Enfin, le format d’épreuve lié à l’entretien de recrutement est, par nature, par ses caractéristiques, une épreuve de réalité. Elle est caractérisée par des situations dans lesquelles règne une forte incertitude, notamment en ce qui concerne la qualification des êtres en présence et permet d’évaluer la capacité des personnes à « s’affronter à des objets ou à les mettre en valeur » (Boltanski, 1990, p. 89). Dans les épreuves de réalité, la mise en œuvre de dispositifs propres à une argumentation fondée et cohérente repose sur des jugements de faits plutôt que des jugements de valeurs. Autrement dit, l’épreuve de réalité repose sur l’être

plutôt que sur le devoir-être (Boltanski, 2009, p. 160).

Une dernière caractéristique de ce type d’épreuve est qu’elle peut être confirmée ou non. Elle l’est lorsqu’elle se réfère à une situation de justesse, qui est naturelle, parce que les dispositifs et les êtres engagés dans ces dispositifs se tiennent. C’est le cas lorsqu’ils appartiennent à un principe supérieur commun, un ordre établi, généralement partagé sans qu’aucune critique ne

soit apportée. Mais parfois, la critique peut intervenir, notamment lorsque dans cet ordre général établi, intervient une défaillance. Alors se pose la question de savoir s’il s’agit d’un dysfonctionnement ou d’une injustice.

Dans l’étude qui nous occupe, l’épreuve qu’est l’entretien de recrutement, devrait reposer sur des critères qui en font une épreuve de réalité : accepter l’incertitude, respecter une commune humanité, porter des jugements de faits et rendre compte des choix effectués ; c'est-à-dire être soumise à la justification.

3.3. Le jugement à l’épreuve

L’épreuve de grandeur que constitue l’entretien de recrutement a pour objectif de rendre un jugement sur des personnes. Cette épreuve se réalise donc dans un dispositif intégrant des êtres, des objets (l’apparence du candidat) et des sujets (les candidats). « L’épreuve de grandeur ne se réduit pas à un débat d’idées, elle engage des personnes avec leur corporéité, dans un monde de choses qui servent à l’appui, en l’absence desquelles la dispute ne trouverait pas matière à s’arrêter dans une épreuve » (Boltanski, Thévenot, 1991, p. 166). Ce type de jugement peut être soumis à une critique émanant de l’institution, de la loi ou du candidat lui-même. En ce sens le juge doit être capable de donner une justification à son action. « En effet, les justifications, dans lesquelles ces valeurs s’expriment sous une forme positive, n’ont de raison de se déployer que si l’action est confrontée à la critique » (Boltanski, 2002, p. 283). Le juge doit rendre compte de ces choix à l’institution, voire aux candidats. L’épreuve que constitue l’entretien de recrutement est soumise à la justification. Ce devoir de justification est directement lié au principe de justice.

« Le cadre, élaboré en commun avec L. Thévenot, présenté dans les Économies de la grandeur, a pour objet principal de fournir un instrument pour analyser les opérations qu’accomplissent les acteurs, lorsque se livrant à la critique, ils doivent justifier les critiques qu’ils avancent mais aussi lorsqu’ils se justifient face à la critique ou collaborent dans la recherche d’un accord justifié. Il a donc pour objet privilégié des situations soumises à un impératif de justification qui, comme l’attestent les recherches empiriques qui ont accompagné la construction du cadre des Économies de la grandeur, sont loin d’être rares dans la vie quotidienne » (Boltanski, 1990, p. 64).

Cette démarche de justification, est citée dans le corpus :

« J’essaye d’avoir une approche, une démarche assez rationnelle, pour pouvoir justifier, c’est vrai que après pour expliquer les éléments qu’on a pu percevoir, il faut savoir à qui on les explique quoi, moi, je vais pas les présenter de la même façon à mes collègues de l’équipe, avec lesquels on utilise des thématiques particulières qu’avec un des clients partenaire du réseau par exemple. Ouais, voilà »

Dans ce cas, le recruteur explique et argumente, auprès de ses collaborateurs, les choix effectués parmi les candidats reçus. Le but est de confronter ses choix avec d’autres points de vue, de les soumettre à la critique afin de conforter ou non les décisions prises.

Pour autant, la justification ne saurait se contenter de formulations et de discours creux, de tautologies ou de dogmes ; la condition de sa validité est de pouvoir s’appuyer sur des arguments valables en tout généralité. « La justification ne peut pas relever de simples formules rhétoriques ou d’arguments relatifs à une simple démonstration relayée par des formules verbales. Elle doit prendre appui sur des principes de jugement qui eux sont reliés à des rapports généraux qui fondent les grandeurs (Boltanski, 2009, p. 52) ». La justification résulte des critiques que les acteurs peuvent émettre dans certaines situations (ici le recrutement), de leur réponse à des critiques extérieures, ou encore de la quête d’un accord justifié. (Boltanski, 1990). En d’autres termes, la justification ne résulte que du devoir de répondre à la critique, sans quoi, elle est inutile.

La justification pour être étayée, s’appuie sur des preuves. Les preuves sont des indices, des signes, des informations que récupère le juge pour fonder son jugement et le justifier. « La preuve orientée vers le sens du juste et la preuve scientifique ont en commun de s’appuyer, non pas seulement sur des états mentaux, en l’espèce de convictions ou de croyances, mais également sur des dispositifs qui se tiennent et donc sur des objets soumis à une évaluation générale » (Boltanski, Thévenot, 1991, p. 25). Le recruteur est donc soumis à devoir se justifier en cas de critique ou de litige dans la mesure où l’entretien de recrutement, en tant qu’épreuve fortement institutionnalisée, est basé sur des règles et des lois devant être respectées. Ainsi, une justification argumentée s’appuie sur des principes dépassant la situation et valables en toute généralité. C’est effectivement le cas du recruteur qui, lorsqu’il est amené à choisir un candidat parmi d’autres, doit être à même de justifier son choix selon des arguments qui sont valables en toutes circonstances auprès de sa hiérarchie, de ses collaborateurs ou des candidats eux-mêmes. Dans ce cas lorsque l’accord est valable en toute généralité, le choix du candidat repose sur un accord légitime (Boltanski, 1990, p. 75).