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Chapitre II Le traitement des données empiriques

1. L’analyse du contenu des entretiens non directifs

« L’important est que l’exploration du contenu latent entraîne ici devant une rosace de significations tendant à valoir sur plusieurs plans en même temps qu’à valoir pour tous, … » (André Breton, Anthologie de l’humour noir, cité par Michelat, 1975). Cette citation illustre un des objectifs des entretiens non directifs ; la possibilité d’atteindre chez les interviewés des représentations qui leur sont propres, mais aussi de faire apparaître des points de convergence entre les différentes représentations du panel interrogé.

Le but est donc de chercher à analyser l’émergence de thèmes dits « manifestes » qui permettent de construire un schéma unique ou, au moins, le plus simple possible, permettant d’identifier, de cerner l’objet de l’étude menée. Ce type d’analyse est plutôt « intuitionniste »

et utilise un certain nombre d’analogies avec l’ensemble des sciences sociales (Jenny, 1997), comme c’est le cas de la psychanalyse et de l’ethnologie. Elle se base sur les trente-deux entretiens qui ont été enregistrés durant toute leur durée et retranscrits exhaustivement (en tenant compte des propos de l’enquêteur). Les informations symptomatiques telles que les hésitations, les lapsus, les rires, les bruits, les gestes, etc… sont aussi retranscrites, car elles peuvent faire sens, être révélatrices de mensonge, de gêne, … C’est en cela qu’une analogie peut être faite avec la psychanalyse car les entretiens non directifs permettent d’accéder à un niveau d’information en profondeur lié au degré de liberté (même relative) qu’ont les personnes interrogées dans leur réponse, notamment parce que les informations sont moins censurées que dans d’autres types d’entretiens, mais aussi parce que la quantité d’informations est plus élevée dans ce type de démarche. En outre, ce type de méthode

implique une dimension d’ordre plus affectif que les questionnaires, plus intellectualisé, ce qui permet un accès plus en profondeur, plus significatif et déterminant aux comportements des acteurs (Michelat, 1975). C’est le cas notamment de certaines informations délicates à donner de la part du recruteur qui trahit par sa réponse une position discriminante. C’est le cas de l’exemple ci-dessous dans lequel le recruteur interrogé fuit la thématique de la discrimination très tôt dans l’entretien mais, tout au long de l’interview, fait montre d’une position très discriminante sur l’apparence.

« Et lorsque vous êtes, vous êtes amené à rencontrer un candidat pour un recrutement, c’est la première fois que vous le voyez, quelles sont les attentes, comment vous l’imaginez ?

Ah, je ne l’imagine pas, pas d’idées préconçues, aucunement, qu’y soit blanc ou noir ou jaune, ça n’a aucune importance, le tout c’est que la personne réponde aux critères définis : agréable, souriante, accueillante. » (Monsieur W., Banque A).

Par ces propos, l’interviewé se défausse de tout jugement raciste mais, en même temps, cela prouve qu’il a eu une pensée pour ce type de jugement. Nous n’irons pas jusqu’à lui faire un procès d’intention, mais le simple fait de souligner cet aspect racial laisse planer le doute quant à ses critères de choix portant sur un candidat.

En outre, il est possible aussi de trouver une analogie avec l’ethnologie, car l’étude textuelle des entretiens non directifs permet par les productions verbales des interviewés, d’expliquer les mécanismes de fonctionnement des cultures et sous-cultures, par la constitution notamment des stéréotypes disponibles : de l’utilisation à la transformation jusqu’à leur organisation au sein des institutions. Ainsi, selon les travaux de Lévi-Strauss (1964) sur les mythes, ce type d’entretien favorise la reconstitution pour le chercheur des modèles inhérents au type de culture et/ou sous-culture étudiée, en l’occurrence, le milieu bancaire. Or, ce type d’informations a un intérêt dans notre étude, car il permet de comprendre les mécanismes du jugement liés aux représentations et aux stéréotypes des personnes interrogées.

1.1. L’analyse textuelle par la répétition

L’étude textuelle du corpus peut reposer sur l’analyse de la répétition verbale (Reinert, 2003). En ce sens, cette approche pourrait se référer à un courant « fréquentiste », car il privilégie des lois quantitatives dans l’étude du corpus. Pourtant, la résonnance de la répétition va au-delà d’un simple relevé d’occurrences statistiques chiffrées comme dans les travaux de Reinert, inventeur du logiciel Alceste, car elle tient compte d’un ensemble d’éléments qui dépasse une démarche purement lexicométrique. En effet, l’analyse du discours dans le corpus ne peut faire l’impasse sur la linguistique. Elle doit s’appuyer sur la prise en compte de

tous les éléments composant une langue, à savoir, les mots, la syntaxe et la mise en argumentation. Se limiter à un seul de ces éléments relèverait, dans une étude sociologique, d’une erreur épistémologique (ou bien d’un choix conscient et argumenté par le chercheur) (Vergès, Cibois, 2006, in : Demazière et al., 2006). La sociologie peut donc s’appuyer sur la linguistique, d’autant que cette dernière a développé la théorie de « l’énonciation » qui fait une place à la forme orale du discours (Grize, 1984, in : Vergès, 2006, p. 153, in Demazière et al., 2006). Pour mener à bien l’étude textuelle et en retirer du sens, il conviendrait donc de procéder ici à une analyse de la répétition verbale et de la compléter par des aspects de la linguistique, tels que la syntaxe et la mise en argumentation.

1.2. Le sens des mots par la répétition

Dans l’analyse de la répétition verbale, le mot ne doit pas être réduit à une seule signification. C’est le contexte dans lequel il est utilisé qui lui donne sens. La sémiotique permet de recontextualiser le mot et ainsi, notamment à travers la répétition, de lui donner toute sa signification. Inspiré des travaux de Peirce sur la sémiotique et, plus précisément, de la sémiose (l’étude du signe), Reinert, s’appuie sur les dimensions sémiotiques de la répétition. Son postulat repose sur le fait qu’un grand nombre d’informations prend toute sa signification par l’analyse de la répétition. Pourtant, cette méthode s’inscrit au-delà d’une évaluation de la fréquence ou sous-fréquence lexicométrique, au-delà du comptage simple des mots. Ces signes répétitifs donnant du sens à l’objet peuvent être classés selon trois catégories distinctes (Reinert, 2003).

La première est l’icône. Le sens permettant de définir l’objet est donné par un ensemble de résonnances, c'est-à-dire des signes répétitifs qui établissent des relations selon des ressemblances, voire des associations thématiques. C’est ce que Peirce appelle la « priméité ». Le mot n’est pas nécessairement répété à l’identique mais il est renforcé par des résonnances phonétiques (l’allitération) ou sémantiques (l’isotopie). Les mots employés par les personnes interrogées relèvent d’une thématique commune ou encore de connotations très proches, qui peuvent être comparées à des « définitions de la situation » (Becker, 1930).

« Et, c’est aussi, ce à quoi je crois fondamentalement, c’est de faire, de mettre en place dans l’entreprise une culture de tribu. C’est pas une culture d’entreprise, il y a une culture d’entreprise certes, mais je demande aux managers de créer du liant. Et, cette forme multi- dimensionnelle du lien,

qu’il doit y avoir, cette forme aussi dimensionnelle du sentiment d’appartenance, qu’il y a, y compris jusque dans l’immatériel, parce que c’est pas simplement, l’agence, le groupe, le secteur d’agence, ma banque, le groupe Banque H, Banque B, c’est aussi des tribus qui se créent par moment et qui durent

dans le temps, c’est des promotions lorsque je suis en formation, des gens qui vivent … des équipes de développement commercial qui se retrouvent après. Des promotions, quand je parlais de formations, des gens qui se retrouvent après et ça c’est une valeur forte de solidarité. » (Monsieur We., Banque H).

Dans cet extrait d’entretien, la sémantique fait référence à la notion de GROUPE. L’isotopie est soulignée par les mots : « culture », « tribu », « lien », « appartenance », « groupe », « promotions », « équipes », « solidarité ». Quant à l’allitération, elle est soulignée par la répétition phonétique dans les deux phrases consécutives des sons produits par les lettres « l » et « m », à travers les mots « liant », « lien » « multi-dimensionnelle », « forme », « dimensionnelle », « immatériel ».

La deuxième catégorie est celle de l’indice. Il peut révéler, à travers l’usage des mots, des notions qui ne sont pas clairement édictées par les locuteurs et qui, dans un corpus concaténé (mis bout à bout) servent de révélateur à l’enquêteur. C’est le cas, par exemple, de notions autocensurées par les personnes interrogées car elles ne sont pas sociétalement admises et la prudence (consciente ou non) mise en œuvre pour les éviter ne fait que souligner les thèmes cachés. L’exemple de l’importance accordée à l’apparence du candidat, considérée comme futile, superficielle, est pourtant systématiquement abordée par les interviewés, soit spontanément par l’utilisation du mot « présentation » une forme adoucie, une sorte d’euphémisme de l’apparence, soit en la faisant porter par le collectif, l’image de l’entreprise, ou encore par d’autres personnes : les clients. C’est aussi le cas de l’intuition, utilisée par les recruteurs mais qui prend la forme de termes ou de mots contournant cette démarche ou encore qui se cache derrière le terme anglais « feeling » beaucoup plus employé en termes d’occurrence (intuition : 1 fois, feeling : 6 fois).

La troisième catégorie est celle du symbole. Il se situe entre les deux approches précédentes et la signification qui s’en dégage n’est plus tant dans la cohérence des thèmes abordés mais, au contraire, par opposition aux thèmes récurrents, selon des mondes lexicaux (Reinert, 2003). Dans l’exemple ci-dessus, le groupe en tant qu’entité tribale est ainsi souligné par opposition à la « culture d’entreprise ». Il s’agit donc d’une cohérence, mais d’une cohérence par la séparation et elle permet à l’objet d’être défini par un signe qui, selon Saint-Augustin est « une chose qui est mise à la place d’autre chose » (Reinert, 2003, in : Bourdesseul, 2006, p. 87).

Ces données révélées dans l’analyse textuelle par la répétition méritent d’être étayées par une démarche complémentaire relevant de la linguistique résultant de l’analyse de la syntaxe et de la mise en argumentation.

1.3. L’analyse de la syntaxe et de la mise en argumentation

La linguistique permet dans un premier temps une analyse du corpus en tenant compte de la syntaxe. Cette dernière permet de faire le distinguo entre « ce dont on parle », à savoir les définitions des mots, le dénotatif, leur classification grammaticale (noms, verbes, compléments, adjectifs, etc.), de « ce qui est dit », c'est-à-dire les éléments qualitatifs, le connotatif, la sémantique des mots utilisés (Vergès, Cibois, 2006 : in Demazière et al., 2006). Ces deux concepts peuvent trouver un point de convergence avec les notions de « contenu manifeste » et de « contenu latent » (Michelat, 1975). En effet, « ce dont on parle » et « contenu manifeste » correspondraient à un sens explicite des mots employés, s’inscrivant dans une démarche plutôt factuelle, alors que « ce qui est dit » et « contenu latent » correspondraient à un sens plus implicite des mots des interviewés, s’inscrivant dans une orientation plutôt contextuelle.

Dans un second temps, la linguistique, par la mise en argumentation des personnes interrogées permet de les relier directement aux situations dans lesquelles elles se trouvent et auxquelles elles font face. Cela signifie que la linguistique rend possible une analyse pertinente fondée sur témoignages des recruteurs à un instant « t » et pouvant être mise en relation avec des situations d’une temporalité différente, en « t+1 » par exemple. Dans ce cas, il suffit d’étudier les parties du corpus dont le contenu répond aux questions sur les situations demandant à être étudiées. Autrement dit, dans notre enquête, les interviewés sont amenés à répondre et à argumenter sur les situations relevant de l’entretien de recrutement et de la façon dont s’établit leur jugement porté sur des candidats. « Dans cette perspective, il n’y a pas lieu de séparer une sémantique argumentative et une pragmatique des situations. En replaçant l’argumentation dans la langue, Ducrot5

a montré qu’il y a toujours des indications même partielles dans la langue elle-même, sur l’interprétation qu’il faut donner à un énoncé ou une série d’énoncés » (Chateauraynaud, 2004, p. 194).