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La pauvreté comme phénomène strictement économique 19

Dans le document Pablo DAVALOS AGUILAR (Page 100-103)

S ECTION II L’ÉCONOMIE POLITIQUE DU MONÉTARISME

III.1.2. La pauvreté comme phénomène strictement économique 19

La façon dont la Banque Mondiale a utilisé le discours de la lutte contre la pauvreté permet de distinguer un enjeu clé de la réforme structurelle (Cling, Razafindrakoto, & Roubaud, 2002). En effet, la Banque Mondiale a isolé le phénomène de la pauvreté de tout rapport avec la structure sociale et historique dans laquelle elle se développe, pour en faire un phénomène strictement économique (Chavagneux, 2001). Comme phénomène économique, la pauvreté est analysée à travers la grille épistémologique de l'économie classique, c’est-à-dire qu'elle est considérée comme un fait individuel soumis aux emprises fétichistes de la consommation, et à partir de là les évaluations de la pauvreté sont strictement quantitatives (Evans, 2000). Toute considération éthique, sociale, institutionnelle et historique de la pauvreté disparaît alors (Latouche, 2010).

19 À la fin des années 1990, le FMI a rebaptisé ses Programmes d’Ajustement « Programmes de réduction de la pauvreté » (Poverty Reduction and Growth Facilities), et a ajouté le besoin d’encadrer la lutte contre la pauvreté dans l’ajustement économique. Chaque pays devait proposer un programme de réduction de la pauvreté (Poverty Reduction Strategy Papers) pour entamer des négociations avec le FMI (Houtard, 2005).

La pauvreté est désormais considérée comme l’écart entre ce que possède une personne et les marchandises minimum dont elle a besoin pour garantir son existence. Cet écart est, bien sûr, monétaire. Alors, pour mesurer la pauvreté, la Banque Mondiale a mis en place un étalon, arbitraire mais très répandu, correspondant à un dollar par jour et par personne (Ravallion, 1996)20.

La mesure de la pauvreté par le biais de l’étalon du dollar par jour et par personne inscrit cette discussion dans la sphère de l’économie et notamment de la consommation (Pradhan & Ravallion, 2000). Si la pauvreté est un problème économique, alors la façon d'en sortir sera, bien entendu, elle aussi économique. Par cette démarche, la Banque Mondiale fait glisser tout un débat, très complexe par ailleurs, vers son domaine de compétence. En effet, si l’économie peut résorber la pauvreté, alors il faut la laisser se débrouiller par elle-même, c’est-à-dire laisser faire les mécanismes de marché. L’économie n'est, de toute façon, pour la Banque Mondiale, qu'une affaire de marché et rien d’autre.

Mais la Banque Mondiale opère un autre détour dans le débat sur la pauvreté, et l’associe à la croissance économique (Ravallion, 1995). Lorsque la pauvreté est liée à la croissance économique, elle découle de la stabilité macroéconomique prônée par le FMI. Ainsi la croissance économique joue le rôle de charnière entre la lutte contre la pauvreté engagée par la Banque Mondiale et l’ajustement économique amorcé par le FMI ; autrement dit, la stabilisation macroéconomique du FMI va permettre d'amorcer la croissance économique, et celle-ci résoudra le problème de la pauvreté. S’il n'y a pas de croissance, alors il n’y aura pas de réduction de la pauvreté. Donc, si la croissance économique est l’enjeu principal, il faut créer les conditions pour y parvenir.

En effet, pour le FMI et la Banque Mondiale, c’est le marché qui va stimuler à la croissance économique et, par ricochet, résoudra le problème de la pauvreté. Au fur et à mesure que la croissance économique augmentera, la pauvreté diminuera (World Bank, 2002). Les vertus de la croissance se répandront dans toute la société y compris, bien sûr, chez les plus pauvres. Les économistes néolibéraux ont baptisé ce processus le

« spillover » (débordement). Ce débordement de la croissance économique et ses

20 Le premier rapport dans lequel la Banque Mondiale a utilisé le concept de 1 dollar par jour pour mesurer la pauvreté date de 1993 (Banque Mondiale, 1993)

bienfaits n’a pas encore été démontré, par contre de nombreuses études et recherches ont confirmé le contraire. L’ouvrage de T. Piketty Le capital au XXIème siècle, par exemple, démontre qu’il n'y a jamais eu de « spillover » dans l’économie mondiale (Piketty, 2013). Toutes les données montrent que la croissance économique, en définitive, nuit aux plus pauvres. (Latouche, 2010).

Malgré ce débat, pour la Banque Mondiale, stimuler la croissance économique, c’est lutter contre la pauvreté (World Bank, 2002). La question est donc de savoir comment s’y prendre. Les réformes structurelles sont la réponse apportée par cette institution (World Bank, 1997). Grâce à cette politique, la croissance économique est censée reprendre et l’effet « spillover » diminuer la pauvreté. Le lien entre pauvreté et croissance représente, pour la Banque Mondiale, un intérêt stratégique.

Dans cette optique, la Banque Mondiale peut présenter sa stratégie de développement comme une manière de doper la croissance et de lutter contre la pauvreté. Si, malgré les réformes structurelles mises en place, la pauvreté ne diminuait pas, la Banque Mondiale n’en abandonnait pas moins ces réformes (Jayarajah, Branson , & Sen, 1996). Cependant, les données montrent qu’il y n’a pas de rapport direct entre croissance et diminution de la pauvreté (Easterly , 2000).

En réalité, la lutte contre la pauvreté a constitué le meilleur alibi pour que la Banque Mondiale puisse renforcer sa stratégie de réforme structurelle néolibérale21. Sans le prétexte de la pauvreté, il aurait été difficile de faire accepter les politiques de réforme structurelle. La lutte contre la pauvreté a permis aux technocrates de la Banque Mondiale d'intervenir sur les sociétés afin de leur imposer leur cadre prescriptif.

La Banque Mondiale était d’ailleurs tout à fait consciente que les réformes structurelles allaient stimuler la pauvreté, et qu'il était presque impossible de la réduire avec les mesures économiques et politiques néolibérales qui avaient été mises en place. C’est pour cela que la Banque Mondiale allait créer le mécanisme des Programmes de transfert conditionnel de fonds (TCF) aux plus pauvres, justement afin d’éviter un

21 « … le discours de lutte contre la pauvreté (DLCP) se révèle être un dispositif légitimant qui justifie et renforce la vision néoclassique du monde, à la base des réformes exigées ou “ suggérées ” par diverses institutions de crédit bilatérales et multilatérales, et acceptée implicitement par la presque totalité des acteurs de la scène internationale. » (Peñafiel, 2000, p.98)

débordement social qui aurait contrecarré son approche de la pauvreté et de la croissance (Sader, 2001).

Dans le document Pablo DAVALOS AGUILAR (Page 100-103)