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LA BANQUE MONDIALE ET LA GRANDE TRANSFORMATION

Dans le document Pablo DAVALOS AGUILAR (Page 124-133)

INTRODUCTION

Nous avons vu que la crise de la dette latino-américaine de 1982 est l’événement qui provoque le changement du modèle de développement endogène basé sur l’industrialisation par substitution des importations, et ouvre la voie aux transformations radicales appelées « réformes structurelles ». Ces réformes structurelles représentaient un vaste et complexe ensemble de politiques économiques, juridiques et sociales dont le but était la transformation du cadre institutionnel de l’économie et de la société. De plus, cet objectif était encadré au niveau épistémique par la théorie économique orthodoxe (ou néolibérale), qui en profitait pour se convertir en courant dominant de la pensée économique sur le développement28.

28 « … it represents an attempt to reinvent orthodoxy in the domain of economic ideas and ideology by a global policy community that is profoundly influenced by the US, the key international financial institutions (IFIs) over which it exerts such authority and

Nous entendons par « réformes de première génération» les réformes économiques lancées à la suite de la crise de la dette extérieure latino-américaine, par le FMI et la Banque Mondiale, tandis que les réformes ayant une dimension plus institutionnelle, politique et sociale sont appelées les « réformes de seconde génération». Navia et Velasco sont d’accord pour souligner que le terme de « réformes de seconde génération» appartient à M. Naím, qui l´a utilisé pour la première fois en 1994 dans l’objectif de caractériser les dimensions institutionnelles des réformes économiques mises en chantier en Amérique latine et ailleurs, à la suite des politiques d’ajustement et de stabilisation macroéconomiqueNavia & Velasco (2003); voir aussi Naím (1994)29.

Les réformes de première génération sont associées aux mesures décrites par J. Williamson comme le Washington Consensus(Williamson J. , 2003b), tandis que celles de deuxième génération sont en rapport avec les changements institutionnels et présentent une dimension davantage sociale et politique30. Cependant, il va nous falloir préciser les concepts de réformes de première et seconde générations, car ils ont façonné le débat sur le développement, la politique économique, la croissance, le rôle de l’État et des Institutions Financières Internationales, notamment celui de la Banque Mondiale.

Le Washington Consensus est le nom que John Williamson a donné en 1989 aux

politiques économiques mises en place depuis les accords signés avec le FMI pour gérer la crise de la dette entre les pays endettés et les Institutions Financières Internationales, spécialement le FMI et la Banque Mondiale (Williamson J. , 2002). Ces mesures économiques, d’après M. Naím, comportaient trois caractéristiques communes :

“All of these measures had three characteristics in common: First, the initial reform decisions centered mostly on changing the rules that determined macroeconomic behavior. Second, macroeconomic reforms could be adopted by the executive branch in

financial sector interests associated with ‘Wall Street’ » (Beeson & Islam, 2005, p. 198)

29 J. Williamson, le créateur du nom Washington Consensus, problématise la dénomination des réformes comme « première » et « seconde générations » car « if can be argued that this a misnomer inasmuch as decently functioning institutions may be a precondition for certain liberalizing reforms, which implies that the second generation ought to precede the first ! » (Williamson J. , 2003, p. 11). Cependant, il est d’accord avec la dimension institutionnelle des réformes car “the major thrust of development economics in the 1990s was recognition of the crucial role of institutions in permiting an economy to function effectively” (Williamson J., 2003, p. 11)

30 “…this renewed conventional wisdom is grounded on the fundamental premise that institutions are crucial for development . And it is from this standpoint that the need for “consolidating” the reforms “initiated” under the blueprint of the Washington Consensus has become the imperative guiding Latin American reformers (Haggard and Kaufman, 1995)” cité par (Acuña & Tommasi, 1999, p. 2)

relative isolation from the rest of the political system and were administratively simple to execute. Third, the new policies implied the dismantling of many agencies, and did not require their immediate replacement with other organizations.” (Naím, 1994, p. 34) Il existe un débat très pointu autour du Washington Consensus, et chez les plus orthodoxes, en particulier. Pour Naím, par exemple, il n’existe pas de consensus sur les mesures décrites par Williamson(Naím, 2000), tandis que pour Rodrik, en revanche, il fallait incorporer de nouvelles politiques et « augmenter » le consensus (Rodrik, 2002) pour amorcer la croissance.

Néanmoins, tout le monde s’accorde sur le fait que les politiques du Washington

Consensus ont provoqué des changements radicaux et par ailleurs que ces politiques

d’ajustement et de stabilisation macroéconomique devaient être l’objet d’une rénovation (Navia & Velasco, 2003). De surcroît, il y avait aussi un accord sur le fait que les réformes structurelles de première génération représentaient une des conditions préalables pour relancer la croissance et le développement ; autrement dit, les réformes de seconde génération constituaient la continuation des réformes de première génération mais par d’autres moyens(Naím, 2000).

Rodrik fait le lien entre les politiques du Washington Consensus et les transformations institutionnelles adoptées à la suite des politiques d’ajustement et de stabilisation macroéconomique, qu’il appelle Augmented Washington Consensus (Rodrik, 2002), résumé dans le tableau ci-dessous :

Tableau 7 : Relation entre le Washington Consensus et l’Augmented Washington Consensus

Original Washinton Consensus “Augmented” Washington Consensus

Discipline fiscale Réforme juridique et politique

La réorientation des dépenses publiques Institutions de réglementation

Réforme fiscale Anticorruption

Libéralisation financière Flexibilité du marché du travail

Des taux de change unifiés et compétitifs Accords des organisations du commerce mondial

Libéralisation des échanges Codes et normes financiers

Ouverture pour l'investissement étranger direct Ouverture "prudent" de compte de capital

Privatisation Régimes de taux de change non intermédiaires

Déréglementation Privatisation de la Sécurité sociale

Droits de propriété sécurisés Réduction de la pauvreté

Les politiques de l´Augmented Washington Consensus de Rodrik appartiennent aux réformes de deuxième génération et ont une nette dimension institutionnelle et politique. Dans le tableau ci-dessous, que l´on doit à M. Naím, nous pouvons observer les étapes des réformes de première et deuxième générations, et leurs caractéristiques spécifiques :

Tableau 8 : Les deux étapes de la libéralisation économique: du changement des règles au changement des institutions

Aspect Stage 1:

Lauching

Stage 2: Consolidation

Priorities Reduce inflation Improve social conditions

Restore growth Increase international competitiveness

Maintain macroeconomic stability Reform

strategy

Change macroeconomic rules Institutionalization: creation and

rehabilitation

Reduce size and scope of state Boost competitiveness of private sector

Dismantle protectionism and statism

Reform health, education, and other public services

Create the "economic institutions of capitalism"

Build new "international economic integration"

Typical instruments

Drastic budgets cuts and tax reform

Labor market reform Price liberalization (including

exchange and interest rates)

Civil service reform Trade and foreing investment

liberalization

Restructure government (especially social ministries)

Private-sector deregulation Overhaul administration of justice

Creation of "social emergency funds"

Upgrade regulatory capacities "Easier privatization" (e.g. hotels,

airlines, etc.)

Improve tax collection Sectoral restructuring Build export promotion

Restructure relations between state and local governments

Principal actors

Presidency Presidency and cabinet

Economic cabinet Congress

Central bank Public bureaucracy

Multilateral financial institutions Judiciary

Private financial groups and foreing investors

Unions

The media

State and local governments Private sector

Public impact of reforms

Inmediate Medium and long term

High public visibility Low public visibility

Main government challenge

Macroeconomic management by insulated technocratic elites

Institutional development highly dependent on midlevel public-sector management

Source : Naím (1994)

Le tableau souligne les priorités, les stratégies, les instruments, les acteurs, les impacts et les défis pour chacune des réformes structurelles. La première étape (Stage 1) est plus technique que la seconde (Stage 2). D’ailleurs, le temps de la réforme varie également : tandis que pour la première étape la priorité est le court terme, pour la seconde il s’agit du long terme. Pour la Banque Mondiale, l’affaire est plus sommaire:

« With the initial preparation done, the second phase of reform is to put in place a business

environment that supports competitive private markets » (World Bank, 1997, p. 62)

Nous pouvons également établir que l’enjeu entre la première étape des réformes

(le Washington Consensus) et la deuxième (les réformes de seconde génération) consiste

en un changement institutionnel et politique pour mettre en place un business

environment.

Avec les réformes de seconde génération, l’enjeu devient politique, et l’économie se transforme en économie politique. En effet, un grand nombre de réformes de seconde génération ont une dimension politique et leur champ d’action est le système politique. Cependant, il est intéressant de voir qu´alors même que les politiques de première génération étaient très visibles pour la société, les politiques de seconde génération, car plus complexes, l’étaient moins. On va tenter d’expliquer ce phénomène à partir d’une réflexion sur le concept de capital humain.

Dans le processus des réformes structurelles de première et seconde générations, nous pouvons souligner les aspects problématiques suivants: (i) le discours de légitimité des réformes structurelles de première génération, en l’occurrence celui du monétarisme, de la stabilisation macroéconomique et de l’ajustement fiscal est insuffisant pour structurer au niveau théorique les réformes de seconde génération, puisqu’il s’agit d’un changement plus vaste et plus complexe.

Par conséquent, un nouveau cadre théorique est nécessaire; (ii) la transition entre les réformes de première et seconde générations est traumatique pour les pays concernés car elle ébranle leurs systèmes politiques et transforme leurs institutions de manière anti-démocratique (iii) les réformes de seconde génération sont moins techniques et plus politiques, mais aussi moins démocratiques (Remmer, 1990) ; (iv) on cache les véritables enjeux de la transition à la société grâce au changement institutionnel, et le discours sur le développement adopte les traits de la « modernisation » économique, sociale et institutionnelle ; (v) la politique sociale de lutte contre la pauvreté, comme d’autres stratégies semblables, donne une légitimité éthique à la démarche politique de transformation institutionnelle ; (vi) nonobstant son importance stratégique, il y a un consensus de la population sur les réformes mises en place puisque dans la plupart des cas les populations n’ont pas réagi aux réformes de seconde génération de la même manière que celles de première génération; (vii) il n’y a pas de rupture entre ces deux réformes, mais des juxtapositions et des passerelles, autrement dit, il y a continuité entre elles ; (viii) toutes les réformes ont été imposées en dehors des structures institutionnelles spécifiques de chaque pays et par la voie des Institutions Financières Internationales, surtout celle de la Banque Mondiale et de la coopération internationale au développement.

Les réformes de seconde génération se présentent comme un discours de la transformation sociale, et même les opposants au Washington Consensus pouvaient prendre ces politiques comme alternatives. Ainsi, comme l´expriment Pastor et Wise,

« left-leaning opposition groups have discovered that they can win elections with this concept, embracing the market while promising to “clean up” the inequitable consequences

of unbridled liberalization. » (Pastor & Wise , 1999, p. 34).

En outre, le Washington Consensus a généré des critiques très virulentes car il semblait que les réformes de seconde génération allaient à l’encontre de celles de première génération. Ainsi, Rodrik suivant le théorème du Second Best de Lancaster et Lipsey (Lancaster & Lipsey, 1956) a critiqué les politiques d’ajustement et de stabilisation macroéconomique, car étant trop strictes et rigides et, de surcroît, a démontré que les pays qui avaient réussi a relancer la croissance étaient ceux qui avaient adopté des mesures hétérodoxes, éloignées du Washington Consensus(Rodrik, 2004).

Les politiques de seconde génération paraissaient aller à l’encontre des politiques

du Washington Consensus, bien qu’elles en représentassent la continuité. C’est pour cela

d’ailleurs que les indicateurs de résultat des réformes structurelles présentés par Lora (Voir Chapitre 1) vont en augmentant de manière régulière dans presque tous les pays de l’Amérique latine et pendant deux décennies (Lora, 2012), et ce, malgré les changements politiques dans la région, ouvertement opposés à ces réformes.

Le Washington Consensus a permis de réunir le cadre théorique néolibérale, la

politique économique prônée par les Institutions Financières Internationales (IFIs) et les nouvelles stratégies pour le développement économique rattachées au

market-friendly approach de la Banque Mondiale. Comme le souligne Naím, « one of the

undoubted historical contributions of the Washington Consensus is that it marked the end of the decoupling between development economics and mainstream economics that had

gathered steam since the 1970s » (Naím, 2000, p. 511).

Les réformes de seconde génération ont conservé l´esprit du Washington

Consensus, et lui ont donné une portée historique. On peut affirmer que l’Amérique

latine a été un véritable laboratoire d’intervention et de mise en pratique de toutes les idées novatrices en germe dans la transformation néolibérale. Si l´on veut comprendre le discours du développement dans la mondialisation de l’économie, il faut saisir la façon par laquelle les réformes de première et seconde générations ont produit une véritable transformation historique.

Pour analyser cette transformation historique, nous proposons les hypothèses suivantes à développer dans la suite de ce chapitre:

(1) L’hypothèse de la transition institutionnelle et la mise en place des institutions économiques du capitalisme (Williamson O. , 1985) pour initier et consolider les réformes de libre marché dont la mondialisation a besoin. Cette hypothèse comporte trois dimensions : (i) une dimension normative dont la clé est le rôle stratégique de la Banque Mondiale; (ii) une dimension théorique associée aux concepts de l’école du néo-institutionnalisme économique qui donne sa légitimité à l’intervention normative de la Banque Mondiale ; (iii) une dimension stratégique associée au concept de corporate governance comme axe théorique et qui fait

l’articulation entre la dimension normative et la dimension théorique des réformes structurelles.

(2) L’hypothèse de l’intervention prescriptive à partir de la coopération au développement et la mise en chantier des programmes spécifiques des transformations institutionnelles, dont la Banque Mondiale et la Coopération Internationale au Développement sont les acteurs stratégiques. Dans cette intervention prescriptive, la Banque Mondiale a établi des programmes concrets d’intervention sur les pays les plus pauvres pour amorcer les changements institutionnels nécessaires, nommés Country

Engagement Model (CEM). Malgré la pluralité de l’approche d’intervention, le cadre

basique d’intervention développé par la Banque Mondiale pour tous les pays reste toujours le même.

(3) L’hypothèse des réformes structurelles « invisibles » contenues dans le concept de « capital humain » et qui appartient à l’économie du comportement humain. En effet, la transition des réformes de première génération aux réformes de seconde génération a transformé de manière radicale les sociétés, mais il y a toujours eu consensus social autour de leur application. Cet accord social implicite sur les réformes de deuxième génération repose sur l’imaginaire social qu’il va falloir expliquer et analyser. Pour ce faire, nous allons proposer un cadre théorique qui fait référence à la philosophie de l’agir stratégique des acteurs sociaux développée par le philosophe allemand J. Habermas et liée aux concepts économiques de G. Becker.

Pour esquisser des réponses à ces hypothèses, nous allons insérer les changements institutionnels dans plusieurs axes épistémologiques : celui de la théorie des institutions, pour comprendre la portée réelle du changement institutionnel proposé par les institutions engagées dans le développement, spécialement la Banque Mondiale ; puis, celui des méthodologies de la corporate governance, pour comprendre leur agir stratégique ; et, finalement, celui de capital humain pour saisir leur emprise sur la vie quotidienne des êtres humains et les incorporer aux structures normatives et prescriptives des rapports marchands.

De même, nous avons suivi le sentier tracé par la Banque Mondiale pour considérer le développement comme une stratégie d’imposition prescriptive et normative des changements institutionnels dans plusieurs pays du monde. En ce sens,

nous allons utiliser comme cadre heuristique pour la recherche deux outils développés par la Banque Mondiale au Mexique, aux Philippines, en Bolivie et au Bangladesh, qui appartiennent au CEM, et connus sous le nom de Country Assistance Strategy (CAS) et

Country Partnership Strategy (CPS).

Pour saisir la portée du concept de « capital humain » et son rapport avec les changements institutionnels de la seconde génération des réformes structurelles, nous allons avoir recours à un concept de la philosophie étranger à l’économie, celui de la « colonisation du monde vécu » (Habermas, 1987). C’est la première fois qu´il est utilisé en économie du développement et de la croissance, mais sa portée est importante pour décrypter des notions telles que « capital humain », « participation citoyenne », « action collective », qui sont chères aux Institutions Financières et à la Coopération d’aide pour le développement, dans le cadre de la mise en place de changements institutionnels.

Cependant, toutes les transformations institutionnelles de première et seconde générations ont été établies, puis évaluées par l’État. En effet, l´acteur le plus important de tout ce processus a toujours été l’État. Bien que le discours économique dominant ait mis l’État à l’écart, c’est lui qui a structuré toutes les réformes structurelles, tant celles de première comme de seconde générations. On doit donc considérer l’État comme le garant de toutes ces transformations. Il faut ainsi se détacher des interprétations idéologiques sur le cadre théorique du néolibéralisme et insister sur le fait que le néolibéralisme a toujours besoin de l’État(Foucault, 2004).

Cette démarche est essentielle pour connaître la portée des théories associées aux principes du Buen Vivir (Sumak Kawsay), comme une option de critique épistémologique fondamentale à l´égard des discours sur le développement et leur cadre théorique de base (voir Chapitre 3). Ce concept de Buen Vivir est une remise en question radicale du discours sur le développement économique comme stratégie de « colonisation du monde vécu » dans le fétichisme de la marchandise.

Il faut alors comprendre l’ampleur et la portée du discours sur le Sumak Kawsay

(la vie en convivialité) qui implique de saisir les effets du développement économique sur la société dans son versant néolibéral et institutionnel.

Dans le document Pablo DAVALOS AGUILAR (Page 124-133)