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Ajustement, stabilité macroéconomique et équilibre général

Dans le document Pablo DAVALOS AGUILAR (Page 55-62)

I.2. Les programmes d’ajustement en Amérique latine

I.1.3. Ajustement, stabilité macroéconomique et équilibre général

La crise de la dette extérieure latino-américaine de 1982 est utilisée pour modifier le modèle de développement économique de la région, repenser le rôle de la croissance économique en fonction des besoins des marchés financiers et afin de garantir le remboursement des créances. La crise et les solutions apportées pour garantir l’acquittement de la dette imposent une modification de la structure productive des pays surendettés en privilégiant l’exportation, tout en les contraignant à maintenir une balance des paiements excédentaire. Avec un changement si brusque, l’économie s’effondre et provoque des distorsions dans les prix relatifs. L. Taylor explique que les distorsions économiques provoquées par les dévaluations monétaires suite aux programmes de stabilisation du FMI (Taylor, 1998) sont la cause principale de l’inflation. Pour contraindre les sociétés à gérer la crise et à administrer ces distorsions sans modifier l’orientation vers l’exportation et le surplus, il est alors nécessaire de mettre en œuvre des politiques de stabilisation macro-économique (Nelson, 1990). Il s’agit de reconsidérer toute la stratégie d’industrialisation et de provoquer la reprimarisation des économies de tous les pays d’Amérique latine.

8 Pour les programmes d’ajustement dans les pays de la région on peut visiter la page internet du FMI :

http://www.imf.org/external/index.htm, et cliquer sur chaque pays pour accéder à l’information requise. Pour une évaluation des politiques d’ajustement en Amérique latine, voir Sader (2001).

Les politiques de stabilisation macro-économique ciblent d’une façon directe le modèle de développement et de croissance jusqu’alors mis en place. Or, tout modèle de développement a besoin de cadres institutionnels pour être appliqué. Les politiques d’ajustement et de stabilisation adoptées vont également modifier ces cadres institutionnels. Mais pour ce faire, il faut que les nouvelles politiques économiques mises en chantier soient légitimes, c’est-à-dire qu’elles bénéficient du consensus de la population. Pour y aboutir, le discours économique déplace l’attention portée sur les effets négatifs provoqués par les mesures adoptées et accuse directement le modèle de développement d’industrialisation comme étant le responsable de ces perturbations (IMF, 1997).

Ce modèle d’industrialisation, d’après le FMI et les institutions financières internationales, a épuisé les ressources budgétaires et obligé l’État à s’endetter auprès des marchés internationaux des capitaux. De plus, selon cette vision, ce modèle n’est pas efficace car il a créé une grande dépendance des entreprises et des consommateurs à l’égard des dépenses du gouvernement. En somme, donc, ni les entreprises ni les consommateurs n’ont la possibilité d’agir de manière efficace sur les marchés. Le gaspillage des ressources, l’impossibilité pour les consommateurs et les entreprises d’agir dans le cadre de l’utilité marginale, le déficit budgétaire de l’État, la politique monétaire effrénée qui provoque l’inflation, la corruption dans l’allocation des ressources, entre autres phénomènes, ont, d’après le FMI, provoqué la crise de la dette de 1982 (Nelson, 1990).

L’approche des Institutions Financières Internationales ne fait nulle part mention des euromarchés, du choc pétrolier ou de l’ébranlement des taux de changes et de la fin du système de Bretton-Woods, et ne prend jamais en compte l’augmentation des taux d’intérêt décidée par le gouvernement américain comme étant les causes de la crise de la dette. Pour le FMI, il n’y a guère de rapports entre la crise de la dette extérieure de 1982 et la crise du système à taux fixes de Bretton Woods. De surcroît, la crise de la dette extérieure relève selon l’institution d'un problème spécifique à chaque pays et doit donc pour cette raison être réglé indépendamment par chacun d’eux, sans établir aucune relation entre eux. Il ne peut y avoir d’interrelations et donc de géopolitique. Selon cette vision, il fallait que ces pays s’inscrivent dans les nouvelles conditions de

l’économie mondiale, en d’autres termes en ajustant leurs économies à leurs possibilités financières. De là provient la dénomination « politiques d’ajustement » (IMF, 1997).

Mais, revenons en premier lieu à la question du rôle du FMI. Pourquoi cette institution a-t-elle joué un rôle si fort dans cette conjoncture ? Pourquoi les élites des pays concernés ont-elles laissé le FMI jouer le rôle de porte-parole? Pourquoi la marge de manœuvre a-t-elle été si grande pour le FMI en Amérique latine ?

Le FMI a joué le rôle de charnière entre les marchés financiers internationaux et les besoins géopolitiques du gouvernement américain pour résoudre sa propre crise de stagnation. C’est le FMI qui a pris en charge la gestion de la crise de la dette extérieure en Amérique latine et qui a créé de nouveaux emprunts (dits Enhanced Structural

Adjustment Facility ESAF9) destinés à gérer la crise de la dette. C’est aussi le FMI qui a

développé les discours qui allaient rendre légitime ce qu'il allait lui-même imposer aux États. Par ailleurs, il a créé le cadre théorique de la nouvelle stratégie de développement qui allait dorénavant s’appeler la stabilisation macroéconomique et l'ajustement

économique.

Or, il faut reconnaître que le FMI est une institution qui représente les intérêts géopolitiques et stratégiques des États-Unis. Il a été créé pour défendre le système des taux de changes fixes sous l’étalon or-dollar en 1944 à Bretton Woods. À de telles fins, les États-Unis ont conservé un droit de véto et la majorité des voix au sein du FMI. Cela signifie qu’il est impossible de prendre des décisions contraires aux intérêts stratégiques des États-Unis. Après l’abandon par les États-Unis des accords de Bretton-Woods et la fin du système des changes fixes, le rôle du FMI est devenu insignifiant. Cependant, la crise de la dette de 1982 en Amérique latine a représenté le retour du FMI. Durant la crise de la dette, les États-Unis ont redonné un rôle au FMI pour des raisons politiques et géostratégiques10.

9 Les ESAF ont été mis en place en 1987, et ont été révisés en 1994. Les conditions pour leur octroi sont les suivantes : (i) augmenter les taux d’épargne, (ii) assurer la stabilité macroéconomique, (iii) libéraliser les économies, (iv) réduire l’État et promouvoir le libre marché, (v) réorienter les dépenses du gouvernement et restructurer ses revenus (IMF, 1997).

10 Cela peut être observé dans le discours de Ronald Reagan, Président des États-Unis, lors de la Rencontre Annuelle du FMI de 1986 : « The IMF, of course, plays a central role in the drama of growth in debtor nations… We welcome the increased emphasis in the IMF on growth-oriented reform packages eve while continuing the focus on financial stability. For the same reason, we welcome the recent stablishment of the Structural Adjustment Facility. And, we urge the IMF to put even more emphasis on market-oriented structural reforms. » (Reagan, 1986 p. 5)

Lorsque le gouvernement du Mexique a finalement signé un accord avec le FMI durant l’été 1982 pour la restructuration de sa dette extérieure, et a annoncé un programme d’ajustement économique qui avait pour but de soulager sa balance des paiements avec l’aide du FMI, le pari politique des États-Unis, mais aussi des marchés financiers internationaux, était gagné. Il faut donc voir dans cet événement une stratégie géopolitique dont l'objectif était fondamentalement de façonner d’une autre manière l’ensemble des rapports économiques du système-monde capitaliste et l’émergence d’un nouveau paradigme du développement, ce qui allait convertir les marchés financiers internationaux en puissants acteurs de la mondialisation (Chesnais, 1996) et le néolibéralisme en discours fort (Bourdieu, 1998).

À partir du programme d’ajustement mexicain, les marchés financiers internationaux ont modifié leur cadre institutionnel pour devenir les acteurs les plus puissants de la mondialisation, car ce sont eux qui ont pris le dessus dans les négociations sur la crise de la dette extérieure. Au lieu de stopper la fuite en avant des marchés financiers internationaux et la course vers la spéculation, la conjoncture politique de la crise de la dette de 1982 a contribué à faire rentrer ces marchés financiers internationaux dans le cadre officiel de la finance internationale. Le FMI devint le prêteur en dernier ressort et le meilleur garant de la spéculation financière de ces marchés financiers. Ainsi, pour Phillips, “the role of the IMF as a global planner is

similar to the role of the national central bank in the Keynesian era.” (Phillips, 1983).

En fin de compte, le programme économique mis en place par le Mexique a transformé les rapports de pouvoir dans la société mexicaine au profit des banques et du secteur financier (Lustig, 1990). En fait, le programme économique ne visait pas seulement à la reprogrammation des échéances mais aussi à la modification de toute la structure économique, politique et institutionnelle du pays (Manrique Campos, 2001). Si les marchés financiers internationaux ont engagé des créances à l’égard de ces pays, ils ont exigé en retour d’avoir accès à toutes les richesses du pays comme garanties de leurs prêts (Chossudovsky, 1998).

Le but des politiques d’ajustement et de stabilisation peut donc être compris à partir de différentes perspectives : d'un point de vue juridique, parce qu’il s'agit de transformer les dettes contractées auprès des marchés financiers internationaux en

dettes souveraines avec la pleine reconnaissance de l’État et du droit international ; d'un point de vue géopolitique, parce que c'est une nouvelle intégration économique de la région dans un système-monde caractérisé par une subordination accrue envers les pays les plus développés et leurs systèmes financiers ; et d'un point de vue économique, parce qu’elles provoquent une transformation structurelle de l’économie et des économies primaires et désindustrialisées.

Pour aboutir à ces objectifs, le FMI a utilisé un cadre théorique dont le concept charnière est celui de stabilité macroéconomique. Le concept de stabilité

macroéconomique est alors devenu une espèce de cadre théorique élémentaire pour

remettre en cause la stratégie de développement par industrialisation mise en place dans la région. Avec le discours de la stabilité macroéconomique, toute la complexité des théories du développement disparaît, y compris le débat sur les politiques publiques et le rôle de l’économie dans les politiques d’industrialisation. Le discours du FMI sur la

stabilité macroéconomique annule cette complexité et la remplace par l’idée du

financement du développement en situation de crise financière.

Bien que la macroéconomie soit un outil servant le développement économique, avec les politiques d’ajustement du FMI et le cadre théorique de la stabilisation, c'est au contraire le développement en lui-même qui est devenu un outil pour la macroéconomie. Les termes de l’équation du développement économique ont été inversés. Le moyen devient le but. L’instrument prend la place de l’objectif. Avec ce renversement stratégique, on change complètement le discours du développement.

Dorénavant, la priorité est la stabilité de l’économie : mais qu'est-ce donc que la stabilité macroéconomique ? Et comment y parvenir ? Comment la promouvoir ? D’après Ratna et Végh, la stabilité s’incarne dans le contrôle de l’inflation : « reducing inflation

thus appears to be a precondition for growth » (Ratna & Végh, 1996). Il ne peut alors pas

y avoir de développement sans stabilité, c’est-à-dire qu’il ne peut pas y avoir de croissance avec de l’inflation.

Néanmoins, pour les critiques de la pensée classique et orthodoxe, l’ajustement et la stabilisation n’ont pas de cadre théorique général. En effet, pour Nelson, par exemple : « There is no general theory of the politics of adjustment. A number of different theories and bodies of research are relevant to one aspect or another of our topic, but fall

well short of a overarching conceptual scheme or theory » (Nelson, 1990 p. 17). En revanche, nous pensons qu’il existe bel et bien un cadre théorique général pour l’ajustement et la stabilité macroéconomique du FMI et de la Banque Mondiale. Ce cadre théorique est l’équilibre général de l’économie standard11.

En effet, l’ajustement et la stabilité macroéconomique sont le volet pratique de l’équilibre général de l’économie standard ; c’est l’introduction dans l’histoire du concept d'équilibre général et sa révélation dans la société et ses rapports marchands. Il s’agit de reconnaître que les acteurs du jeu économique agissent de manière optimale, donc avec rationalité et efficacité. Sortir de la stabilité économique signifierait sortir de l’équilibre général nuisant ainsi à l’économie. Pour la théorie économique néoclassique, le concept d’équilibre général est si important qu’on lui donne une dimension

téléologique (parce qu’on suppose qu’il existe en réalité et qu’il faut y parvenir) et même

axiologique (car le principe de son existence n’admet aucune discussion).

Si la notion d'équilibre général a une portée si vaste pour la pensée économique standard, nous pouvons imaginer l'attachement des tenants de cette théorie au concept

de marché, comme condition nécessaire et espace réel et historique de l’équilibre

général (Hayek, 1960). Le marché est le lieu où s'exprime, au quotidien, l’optimum de l’économie et de ses agents, par le biais des mécanismes des prix. Ainsi, le libre-marché équivaut à l’équilibre général. On ne peut volontairement altérer les prix, parce qu’on altérerait alors l’équilibre général et, par là même, l’efficacité du système dans l’allocation des ressources rares (Friedman, 1968). Or, le modèle du développement par industrialisation que l’Amérique latine privilégiait a provoqué une distorsion des prix parce que l’État remplaçait le marché (Sachs, Tornell, & Velasco, 1996). L’inflation des années 1970 et 1980 était justement l’expression de ces dérèglements économiques provoqués par le modèle de croissance endogène et l’intervention de l’État dans l’économie (IMF, 1997).

Cette distorsion des prix due à la participation de l’État dans l’allocation des ressources et dans la planification de l’économie basée sur des régulations et une

11 Par « économie standard », et dans le cadre de notre recherche, il faut entendre toute la théorie issue du noyau des marginalistes du 19ème siècle, et qui est reliée aux principes de l’économie de David Ricardo, et connue comme « économie néoclassique ». La première définition a été donnée par Keynes en 1936, bien que le terme « économie néoclassique » ait été utilisé par Th. Veblen , voir Keynes (2008), Blaug, (1990). Pour une critique de l’économie standard, on se reportera à Pålsson Syl (2010).

politique économique interventionniste à l’égard des marchés, faisait partie du modèle de développement d’industrialisation par substitution des importations (Sachs, Tornell, & Velasco, 1996). L’État adopte des mesures de régulation qui touchent directement aux mécanismes d'ajustement des prix du marché. Pour le FMI, toute dépense publique provoque un déséquilibre économique qui devient une charge pour la société (IMF, 1997).

L’utilisation du discours sur la stabilité macroéconomique a balayé d’un coup toute la réflexion sur le développement comme un phénomène vaste et complexe, et a ouvert la voie à une intervention technique sur la société. Le débat sur les enjeux institutionnels du développement est écarté. Le concept de stabilité établit alors une liaison avec l’inflation comme condition préalable pour relancer la croissance (Ratna & Végh, 1996).

Par cette démarche, on écarte l’ensemble de la population de toute possibilité de débat sur le modèle de développement (Remmer K. , 1986 ). La stabilité macroéconomique, en fin de compte, ne se discute pas : l’économie n’est pas une affaire démocratique (Remmer K. , 1991). La stabilité macroéconomique est une condition nécessaire et indispensable pour stimuler la croissance économique. Sans stabilité macroéconomique, il n'y a pas de croissance, et sans croissance, pas d’emploi, de revenus et de bien-être. Pour Latouche, « la croissance est ce qui rend le capitalisme

supportable » (Latouche, 2010, p. 186). De plus, la stabilité des prix est considérée

essentielle pour garantir la stabilité financière (Schwartz, 1995).

Pour mettre en place cette politique économique de stabilisation, il a fallu reconnaître que le modèle du développement endogène devait être mis à l’écart. Cela voulait dire annuler toute la stratégie de développement et revenir en arrière.

Pour le FMI et la Banque Mondiale, la dette extérieure est la conséquence d’une économie hors équilibre. Il faut donc rééquilibrer les finances. Pour cela, l’État doit changer et avec lui, toute la politique économique. Changer l’État signifie entamer un processus de réduction. L’État minimal devient le projet politique du FMI dans les tous premiers temps de l’ajustement économique.

Nous voyons donc que l’ajustement économique qui découlait de la stabilisation macroéconomique, allait plus loin que la seule reprogrammation des échéances de la dette extérieure. En réalité, derrière l’argumentation macroéconomique et les concepts économiques, il y avait un projet politique. Les politiques d’ajustement structurel du FMI relevaient des nouveaux rapports de pouvoir qui se dessinaient dans le système-monde du capitalisme. Dans ces nouveaux rapports de pouvoir émergeait le concept de marché comme enjeu théorique de cette grande transformation qui était en train de se produire. L’idéologie de marché est celle du néolibéralisme. Lorsque le FMI gère la crise de la dette extérieure latino-américaine, sous la bannière de la stabilité et de l’équilibre économique, il amorce un processus historique dont le cadre et le projet politique sont justement définis par le néolibéralisme.

Dans le document Pablo DAVALOS AGUILAR (Page 55-62)