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L’influence de la méthode historico-critique de Louis Duchesne (1843-1922)

B. Lambert Beauduin (1873-1960)

1. L’influence de la méthode historico-critique de Louis Duchesne (1843-1922)

Pour comprendre la manière dont L. Duchesne a influencé la recherche historique sur la liturgie, cet ouvrage doit être situé par rapport à ses écrits antérieurs, à sa méthode et à l’époque où il a été publié. P.-M. Gy résume ainsi cette problématique :

« Le livre répond à une sorte de préoccupation d’apaisement par rapport aux critiques qui lui ont été adressées par des catholiques en ce qui concerne soit les doctrines patristiques des premiers siècles soit la fondation des sièges épiscopaux des Gaules. Duchesne a démoli les légendes selon lesquelles un certain nombre de ces sièges avaient été fondés par des disciples directs des apôtres, ce qui a fait partir en guerre contre lui plusieurs évêques. D’autre part, dans son enseignement de patristique à l’Institut catholique, dont l’édition lithographiée a paru en 1881-1882 sous le titre Origines chrétiennes, il a analysé ce qu’il y avait d’encore tâtonnant dans plusieurs écrits de théologie trinitaire de la période anténicéenne, et on les lui a vivement reproché. De ce point de vue, les Origines du culte chrétien se tournent vers un objet d’étude qui porte moins à querelle, d’autant plus qu’il s’occupe surtout de l’époque postnicéenne et qu’il fait ici des efforts exceptionnels pour éviter l’ironie et la polémique »5.

En effet, le privilège est accordé spécialement aux IVe et Ve siècles considérés comme « l’âge d’or de la composition liturgique » et de la liturgie romaine en particulier, option dont l'évaluation ne peut être que théologique6. Les sources des trois premiers siècles n’étaient pas

1

A. HAQUIN, op. cit., Gembloux, 1970, p. 228.

2

F. CABROL, Introduction aux études liturgiques, Paris, 19072, p. 80-81, étude de F. Cabrol auquel on peut ajouter Le livre de la prière antique, Paris, 19216.

3

P. BATIFFOL, Etudes d’histoire et de théologie positive, Paris, 19267 ; P. DE PUNIET, « La méthode en matière de liturgie », in Cour et conférences des semaines liturgiques, t. II, Louvain, 1914.

4

La Maison-Dieu, 181 (1990), Mgr Duchesne. Histoire et sens liturgique.

5

P.-M. GY, « Les “Origines du culte chrétien”, une grande date dans les études liturgiques », in La

Maison-Dieu, 181 (1990), p. 35-50, p. 37 pour cette citation.

6

V. SAXER, « Duchesne historien du culte chrétien », in Monseigneur Duchesne et son temps, Actes du colloque organisé par L’Ecole française de Rome, Rome, 1975, p. 61-98 , pour cette citation p. 70 ; P. DE

exclues du débat mais sont laissées à l’écart en raison de ce que L. Duchesne estimait, dans les Origines du culte chrétien, comme une grande pénurie d’informations1. Il n’avait pas connu les deux grandes découvertes archéologiques de Qumrân et Nag Hammadi. Mais en 1975 V. Saxer, spécialiste en liturgie qui devait connaître les textes issus de ces découvertes, notait encore à propos des sources des trois premiers siècles et du livre de L. Duchesne :

« Pour cette période, nous ne savons rien de plus que Duchesne au sujet des sources et de l’histoire du culte chrétien : la Didachè, la première Lettre de Clément romain à l’Eglise de Corinthe, la première Apologie de Justin, la Tradition apostolique d’Hippolyte de Rome et dans une certaine mesure, la Didascalie des Apôtres, tels sont toujours les seuls documents de cette histoire dont nous disposions »2.

Du point de vue théologique et confessionnel la priorité est toujours accordée aux écrits dits « canoniques ». Vingt-cinq ans plus tard, dans le premier volume de l’Histoire du

christianisme, synthèse historique sur le christianisme réalisée dans une démarche de

neutralité par rapport à toute orientation idéologique et appartenance, ce sont les mêmes sources « canoniques » qu’il privilégie dans la présentation, au chapitre III, de « l’organisation des Eglises hérités des apôtres (70-180) » et, au chapitre IV, du culte et de la liturgie3.

Dans la préface de son ouvrage L. Duchesne expose sa méthode historique prenant le soin de délimiter son point de vue par quatre règles essentielles. Pour la première il déclare : « Je me suis abstenu de raccorder par des explications l’usage présent avec l’usage ancien »4, alors que la question des origines de la liturgie était la préoccupation principale de L. Beauduin et des protagonistes du Mouvement liturgique, comme une argumentation de légitimité du projet de réforme. La deuxième règle concerne le danger d’anachronisme théologique : « Du moment que je me restreignais entièrement, obstinément dans le domaine historique, il m’a semblé qu’il était de mon devoir d’écarter la terminologie spéciale de la théologie. Ce n’est pas parce que je l’ignore ou que j’en méconnaisse l’utilité. Mais décrivant des usages très anciens et n’ayant pas d’autre but que de les montrer tels qu’ils étaient

CLERCK, « L’évolution des objectifs dans les études liturgiques », in La responsabilité de théologiens. Mélanges

offerts à Joseph Doré, Paris, 2002, p. 183.

1

L. DUCHESNE, Origines du culte chrétien : études sur la liturgie latine avant Charlemagne, Paris, 1925 (5e édition posthume).

2

V. SAXER, « op. cit. », in Monseigneur Duchesne et son temps, Actes du colloque organisé par L’Ecole française de Rome, Rome, 1975, p. 67.

3

V. SAXER, « L’organisation des Eglises hérités des apôtres (70-180) » ; « Culte et liturgie », in J.-M. MAYEUR, Ch. et L. PIETRI, A. VAUCHEZ (dir.), Histoire du christianisme, t. 1, Le Nouveau Peuple (des origines

à 250), Paris, 2000, p. 367-489.

4

pratiqués du quatrième siècle au huitième, je n’ai pas cru devoir en parler dans une langue plus précise que celle qui était employée alors » (p. IV). Mais il pose un regard discriminatoire sur la période des origines par le choix des siècles à étudier, ce qui paraît être en contradiction avec le titre de son ouvrage. C’est aussi une manière d’éviter de traiter une période de l’histoire du christianisme qui était au cœur de la crise moderniste. Il évite « la terminologie spéciale de la théologie » mais ne peut pas écarter l’aspect collectif et ecclésiastique de l’acte de foi : « Dans ce livre on ne trouvera jamais le fidèle seul devant Dieu et l’honorant en forme privée. On sera toujours à l’Eglise, à l’assemblée chrétienne. La prière aura toujours un caractère collectif, dans quelque mesure que les divers membres de la réunion s’associent à son expression extérieure » (p. VI).

Pour montrer que dans son œuvre historique il n’est pas lié par un quelconque engagement de réforme, il souligne, comme une troisième règle : « Il me reste à dire que j’ai entendu faire œuvre d’historien, d’antiquaire si l’on veut, sans qu’il y ait dans mon esprit la moindre idée de protester contre les changements que les siècles ou les décisions de l’autorité compétente ont introduits dans les usages liturgiques » (p. VII). En effet, vu son statut religieux et les soupçons dont il était l’objet, il était nécessaire de faire une déclaration de soumission à l’autorité ecclésiastique, mais ce choix n’explique pas, d’un point de vue historique, les changements introduits dans la liturgie au fil du temps ; celles dénoncées par P. Guéranger dans les Institutions liturgiques1, à qui il rend hommage à la même page VII, où il donne sa quatrième règle : il se défend de faire œuvre d’édification.

Connaissant les règles de la méthode historico-citique que L. Duchesne s’est imposées et les objectifs du recours à cette méthode par les promoteurs du Mouvement liturgique, on ne peut que remarquer la contradiction de leurs rapports et s’interroger sur le rôle que joue l’histoire et la méthode historique dans les écrits des acteurs du Mouvement liturgique. Le but principal du travail historique sur les sources était d’éclairer l’écart des pratiques liturgiques contemporaines par rapport aux origines et de justifier le besoin d’une reforme. L’histoire et le travail sur les sources permettaient de découvrir les lignes essentielles du rite de l’Eucharistie. L. Beauduin explique à ce propos :

« La piété des fidèles n’est pas suffisamment éclairée sur ce point et plus d’une âme pieuse se scandaliserait peut-être si on lui disait que le but principal de Notre Seigneur, dans l’institution de l’Eucharistie, n’a pas été d’être l’Hôte permanent de nos tabernacles, mais bien

de réaliser chaque jour, dans chaque membre du Christ, le mystère de mort et de vie du Chef par le Sacrifice et le Sacrement eucharistiques »2.

1

P. GUERANGER, Institutions liturgiques, vol 1-2, Paris, Bruxelles, 1878, 1880 ; vol. 3-4, Bruxelles, Genève, 1883, 1885 (2ème édition).

2

L’histoire a la première place dans les travaux des animateurs du Mouvement liturgique mais elle est au service de la théologie et de la pastorale. Le retour aux sources pour le projet de réforme liturgique qu’ils revendiquent privilégie, paradoxalement, la tradition conceptualisée par la recherche scientifique et par la méthode historique au détriment de la tradition théologique reçue, sur laquelle se base l’Eglise. J.-Y. Hameline observe à ce sujet :

« Qu’elle soit de méthode rigoureuse ou quelque peu idéalisante, la perspective historique ainsi déployée dans un contexte général de retour aux sources et de réinvestissements des attitudes ne pouvait pas ne pas provoquer de profonds ébranlements et surtout ne pas déclencher, quelles que soient les précautions prises, un processus de révision assez vite irréversible. C’est que d’une part, on ne saurait faire appel de la tradition de fait et de droit, établie en usage, à la “Tradition” érigée en valeur et reconstituée par le discours historique comme capacité instituante, sans bouleverser profondément l’économie psychologique de la pratique cultuelle »1.

Une contradiction apparaît ainsi entre étude historique de la liturgie et interprétation théologique : la plupart des liturgistes éprouvent de la difficulté à expliquer sur un plan théologique ce qu’ils ont découvert sur la tradition par le biais de l’histoire. Or la réforme liturgique est supposée être fondée sur la tradition ecclésiale, sur l’étude approfondie des sources bibliques, liturgiques, patristiques. L’objectif était de restaurer la liturgie dans sa pureté originelle.