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RECHERCHES HISTORIQUES ET APPROCHES CONFESSIONNELLES

A. Histoire, exégèse et foi

Depuis le temps de L. Duchesne et d’A. Loisy, les méthodes historiques et exégétiques, dont l’introduction avait provoqué la crise, ont été adoptées par les théologiens historiens de l’Eglise et exégètes catholiques2, une situation paradoxale sur laquelle E. Poulat s’interroge : « dans quelles limites et à quel prix exégètes et historiens de l’Eglise ont-ils intériorisé les préceptes d’une méthode et l’esprit d’une science qui ne demandent rien à la foi chrétienne, rien à sa tradition et à sa théologie ? »3.

Comme réponse d’un historien de l’Eglise on pourrait choisir l’opinion de L. Duchesne (1843-1922). Son intention était de renouveler l’enseignement de l’histoire de l’Eglise par les méthodes scientifiques modernes dont la rigueur ne serait pas incompatible avec la certitude de la foi chrétienne et la fidélité à la tradition de l’Eglise. Dans le contexte de

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La crise moderniste a été surtout une crise de la conception traditionnelle de l’Eglise et de ses valeurs. Les réactions crispées des instances romaines à toute attitude critique ont longtemps obscurci les véritables enjeux, en rejetant dans un même refus tout ce qui, de près ou de loin, risquait de toucher à l’ordre ecclésiastique établi.

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Le catholicisme a été confronté depuis la crise moderniste à un certain nombre des problèmes d’adaptation à la modernité qui subsistent encore aujourd’hui. On peut en énumérer au moins trois : 1) avant tout, l’émergence de la rationalité qui a donné le primat à la raison scientifique au détriment du discours théologique. Ce changement a profondément modifié le rapport à la dimension de « transcendance », le monde n’est plus donné mais il est construit et par là même « désenchanté ». Cf. M. GAUCHET, Le désenchantement du

monde. Une histoire politique de la religion, Paris, 1985, qui se situe dans le sillage de Max Weber ; 2) la

deuxième caractéristique concerne la différenciation des institutions : la religion propose toujours de gérer l’ensemble des activités humaines et veut donner un sens unifié au monde ; la société politique conteste ce projet et revendique son indépendance. Par conséquent la religion et la société politique se présentent bien comme deux réalités distinctes. Depuis Vatican II l’Eglise catholique accepte cette autonomie même si cette reconnaissance a été relativement tardive, cf. J.-M. DONEGANI, La liberté de choisir. Pluralisme religieux et pluralisme politique

dans le catholicisme français contemporain, Paris, 1993 ; 3) la troisième caractéristique de la modernité est

l’autonomie du sujet. A partir du XVIIIe siècle, le siècle des Lumières, l’individu prend une place importante ce qui a eu comme conséquence la réorganisation de la société qui s’articule autour de droits individuels.

3

E. POULAT, « Penser l’histoire de l’Eglise. Théologie catholique et nouvel esprit scientifique : le choc », in Revue d’histoire ecclésiastique, 95 (2000), p. 689. Sur la crise moderniste on peut voir également son

la crise moderniste et tout en faisant preuve d’un sens aigu des graves problèmes posés par l’exégèse historico-critique et par ses rapports avec la doctrine de l’Eglise il explique ainsi sa méthode en retraçant la genèse de son Histoire ancienne de l’Eglise :

« Je me suis fait… une loi… c’est de sortir le moins possible du terrain de l’histoire pure, de celle qui se fonde uniquement sur les témoignages et non sur les considérations venues d’ailleurs. A mon texte, les théologiens, les apologistes, les orateurs sacrés, les mystiques, pourront joindre des compléments utiles ; mais il n’est pas dans mon rôle de les proposer moi-même. Mon livre présente les choses telles qu’on les voit de l’extérieur, en s’aidant seulement de l’investigation critique, non toujours telles qu’elles apparaissent à la réflexion religieuse, éclairée par la foi. C’est l’œuvre d’un homme de foi qui entend bien travailler pour l’Eglise et la vérité religieuse, dont elle est l’organe, mais qui dans son travail s’attache aux seuls procédés d’investigation propres à la discipline historique»1.

L’auteur, à l’époque professeur à l’Institut Catholique de Paris, souligne faire de l’histoire, de l’histoire de l’Eglise en l’occurrence, de manière neutre mais il dit clairement que « c’est l’œuvre d’un homme de foi ». C’est une manière contradictoire et en même temps prudente de se déclarer comme historien croyant, puisqu’il était prêtre et très attaché à l’Eglise et à ses institutions, ce qui par ailleurs ne l’a pas empêché d’avoir quelques difficultés avec les autorités ecclésiastiques dans son enseignement et ses publications : « Duchesne a été accusé de modernisme, pour le moins de connivences avec lui, et en tout hypothèse d’être un auteur dangereux pour la jeunesse cléricale »2. Les trois volumes de son Histoire ancienne de

l’Eglise publiés entre 1906 et 1910 ont été mis à l’index en 1912, mais aujourd’hui il est

considéré comme « le père » de la méthode historique moderne dans les milieux catholiques français3. C’est à l’occasion du 50e anniversaire de la mort de L. Duchesne, à l’Ecole française de Rome, dont il a eu la responsabilité pendant vingt-cinq ans, que la valeur de son œuvre a été reconnue officiellement par le pape Paul VI comme une sorte de réhabilitation de cet historien de l’Eglise :

« Il Nous semble que c’est là le secret de l’intérêt et du mérite de l’historien : savoir insérer dans la trame des événements morts, qu’il décrit avec toute leur richesse, leur exactitude et leur étrange beauté, ce qu’y a opéré le génie de l’homme. Cet intérêt et ce mérite, nous devons le reconnaître sans hésiter à l’historiographe accompli et à l’artiste de la narration historique que fut Mgr Duchesne ».

1

Texte de L. Duchesne cité par C. BRESSOLETTE, « Louis Duchesne, sa vie, son œuvre et son époque », in La Maison-Dieu, 181 (1990), p. 7-34, p. 30 pour cette citation.

2

E. POULAT, « op. cit. », in Monseigneur Duchesne et son temps, Actes du colloque organisé par L’Ecole française de Rome, Rome, 1975, p. 355.

3

Sur la vie et l’œuvre de L. Duchesne on peut consulter Monseigneur Duchesne et son temps, Actes du Colloque organisé par l’Ecole française de Rome, 23-25 mai 1973, Rome, 1975 ; le numéro 181 (1990) de La

Mais il définit par la suite le devoir d’une lecture théologique de l’histoire puisque :

« L’homme n’est pas le seul acteur qui domine le cours des vicissitudes humaines. Elles sont dominés ainsi par un autre facteur pour nous impondérable, mais certainement supérieur, et déterminant pour le dessein définitif de l’histoire humaine : c’est l’action de Dieu, de la Providence, dont la secrète présence dans le temps et parmi les hommes fait de l’histoire un mystère. Et quant il s’agit de l’histoire de l’Eglise, le mystère devient objet de contemplation, devient une sorte de sacrement, qu’il est extrêmement délicat et difficile d’identifier et de déchiffrer »1.

C’est une pensée qui s’inscrit dans la suite des travaux du Concile Vatican II, notamment la Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps, où l’Eglise est reconnue comme une « réalité sociale de l’histoire », ce qui, à ce titre, justifie la recherche par l’approche historique et ses méthodes scientifiques mais, en même temps, on souligne qu’elle doit confesser dans sa foi que cette réalité sociale de l’histoire est « dans le Christ »2. C’est exactement la manière dont se voyait L. Duchesne, « strictement historien et en même temps homme d’Eglise »3.

Comme réponse d’un exégète contemporain à la question d’Emile Poulat on pourrait donner l’opinion de Charles Perrot, pour qui l’exégèse chrétienne est désormais « laïcisée » dans son instrumentation, ses méthodes et ses conclusions, en s’écartant des implications confessionnelles « ce qui n’empêche certes pas l’exégète croyant de “christianiser”son travail de lecture. Comme la philosophie entre autres, l’exégèse biblique n’est pas de soi chrétienne. Cela ne veut pas dire qu’elle tourne le dos à la foi, bien au contraire ! En fait, elle devient de plus en plus nécessaire au croyant qui veut poser lucidement un acte de foi et réfléchir théologiquement »4. On retrouve chez lui la même ambivalence : la foi n’a pas besoin d’une preuve fournie par l’histoire mais lorsqu’on proclame l’enracinement historique de la foi par un travail exégétique et théologique on passe à sa « vérification » qui n’est faite que par des méthodes historiennes. La raison principale de cette ambivalence des exégètes et théologiens est la Bible ainsi que les autres textes canoniques, notamment liturgiques, considérés comme

1

Paul VI, « Le 50e Anniversaire de la mort de Mgr Duchesne. Allocution à l’Ecole Française de Rome », in Documentation Catholique, 70 (1973), p. 556-557.

2

Constitution sur l’Eglise dans le monde de ce temps, Gaudium et spes, chap. 44, in Concile

œcuménique Vatican II, Constitutions, décrets, déclarations, Paris, 1967, p. 268.

3

E. POULAT, « op. cit. », in Monseigneur Duchesne et son temps, Actes du colloque organisé par L’Ecole française de Rome, Rome, 1975, p. 355.

4

C. PERROT, « L’itinéraire d’un exégète », in La responsabilité des théologiens. Mélanges offerts à

« l’âme » de la théologie et de la foi1 mais qui se situent en même temps « entre l’Eglise et la société », étant le bien sacré de l’une et « un monument culturel à usages multiples » pour l’autre2.

La question des rapports entre histoire et théologie et de la compréhension que théologiens et historiens ont de ces deux disciplines est une question qui revient constamment dans les débats, comme on peut le voir, par exemple, dans le numéro 181 de la La

Maison-Dieu, consacré à l’œuvre de L. Duchesne, où L.-M. Chauvet remarque : « Il me semble que

même quand Duchesne fait l’histoire de manière neutre, comme il le prétend dans sa préface, en fait il y a là une part d’artifice »3.