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DE LA THEOLOGIE AUX SCIENCES RELIGIEUSES

I. L’HISTOIRE DES RELIGIONS

Dans le cadre de la discipline historique, l’histoire du phénomène religieux est une manière spécifique de désigner un « objet » de recherche en refusant toute approche confessionnelle et ayant comme but d’étudier la totalité des manifestations religieuses – rites, croyances, récits fondateurs, etc. –, qu’elles soient dominantes ou minoritaires, passés ou présentes. Cette volonté de travailler d’une manière « neutre » s’explique dans le champ épistémologique de la recherche historique sur les religions par l’élaboration surtout de l’histoire du phénomène religieux dans le cadre de la discipline historique et de ses problématiques et non en tant qu’histoire du christianisme ou de l’Eglise comme partie prenante de la théologie et comme référence confessionnelle1. L’élaboration de l’histoire des religions dans le cadre général de la discipline historique a été dès le début confrontée à la laïcisation de ses problématiques :

« Apparue d’abord en France et en Angleterre, en Suisse, en Hollande et en Belgique, l’histoire des religions fut constituée dans le dernier tiers du 19e siècle comme une discipline autonome et une science non confessionnelle, au confluent de la philologie comparée et de l’anthropologie naissante. Son émergence a été rendue possible par la montée en pouvoir de la laïcité. Elaborée dans un mouvement européen qui conduit une partie de la chrétienté – et non l’ensemble de la planète, est-il besoin de le préciser ? – à ce que Max Weber a désigné comme un “désenchantement du monde”, l’histoire des religions reste marquée par l’ambivalence de son origine. Elle peut paraître comme le résultat d’une réaction contre ce “désenchantement”, en privilégiant comme objet d’étude le sentiment et l’imaginaire religieux, ou au contraire comme son prolongement naturel et lucide, puisque aussi bien elle résulte d’une mise à distance de la religion. La transformation de certaines facultés de théologie en facultés de “sciences des religions” était souhaitée, à la fin du 19e siècle, à la fois par les laïcs anticléricaux et par des gens d’Eglise, les uns et les autres pour des raisons diamétralement opposées. Il suffit de considérer le débat ininterrompu, même s’il a pu paraître quelquefois

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J. BOTTERO, « Les histoires des religions », in H. DESROCHE, J. SEGUY (éd.), Introduction aux

sciences humaines des religions, Paris, 1970, p. 99-144 ; M. SIMON, « L’histoire des religions », in Id., Le

oublié ou étouffé, qui agite les milieux où se rencontre théologie et “sciences des religions”, pour comprendre qu’on n’est pas prêt de sortir de l’auberge »1.

En effet, car parler d’« histoire des religions » ou de « sciences religieuses » ne va pas de soi en raison du contexte de leur émergence au XIXe siècle et du caractère pluridisciplinaire de leur « champ » de recherche. Le terme « champ » au sens de domaine de recherche et d’étude se construit autour d’un objet particulier, comme « la religion »2, auquel s’intéressent plusieurs disciplines scientifiques, objet autour duquel se regroupent plusieurs spécialistes des diverses disciplines – histoire, sociologie, anthropologie, psychologie, philologie, théologie, etc. –, qui l’abordent à partir du regard spécifique et méthodologique de leur discipline respective. Si l’usage de l’expression « histoire des religions » s’est imposé en France, cela ne signifie pas que l’approche érudite et non confessionnelle des phénomènes religieux se limite à l’investigation historique proprement dite. Les autres disciplines sont autant des sciences qui à côté de l’histoire apportent leur concours à l’analyse du phénomène religieux dans ses manifestations passées et présentes, d’où l’incertitude dans la détermination d’un seul nom pour désigner la « science » qui étudie la ou les religions et une seule définition pour son objet d’étude, la ou les religions :

« Que signifient les mots “histoire” et “religion” dans l’intitulé “histoire des religions” ? Pour l’histoire, qu’il suffise de dire que le terme est pris, ici, dans un sens très large, celui d’enquête. L’histoire des religions ne doit pas être considérée simplement comme l’exposé du développement dans le temps et l’espace de ce que nous reconnaissons comme des religions. Ou plutôt, un tel exposé ne constitue qu’un aspect secondaire, de cette discipline. L’histoire des religions a pour tâche essentielle l’analyse des faits religieux, évidemment rencontrés dans et nécessairement solidaires de l’histoire, mais elle s’y consacre à d’autres fins que de les situer sur une scène plus ou moins généalogique. C’est pourquoi il me semble judicieux de maintenir l’usage d’un seul terme pour cette science à la fois d’observation et d’interprétation, dont il est préférable de ne pas séparer les deux aspects solidaires comme s’il s’agissait de deux approches différentes, l’une plus descriptive, l’autre plus théorique ou fondamentale. On le fait parfois en s’inspirant d’une tradition bien établie en Allemagne, où la ‘science’, Religionswissenschaft donne l’impression de couronner la multiplicité des terrains explorés par l’histoire, Religionsgeschichte. Dans une perspective anthropologique, j’ai

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P. BORGEAUD, Aux origines de l’histoire des religions, Paris, 2004, p. 15.

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Y. LAMBERT, « La “Tour Babel”des définitions de la religion », in Social Compass, 38 (1991), p. 73-85, montre déjà la difficulté de définir cette notion : « A un extrême, la religion est considérée comme un type particulier d’idéologie, à un autre extrême, à l’inverse, c’est l’idéologie qui devient un type particulier de religion (un religion “séculière”ou “analogique” ou “civile”), et, entre les deux, on trouve toutes les définitions cherchant plutôt à spécifier la religion à l’aide de critères “substantifs” tels que le “supra-naturel”, l’“invisible”, le culte, le rite, etc. Les définitions extrêmes supposent elles-mêmes une distinction, soit entre des idéologies religieuses et des idéologies séculières (ou : “non civiles”/“civiles”, etc.), ce qui ramène à la question des critères “substantifs”, que les définitions “fonctionnelles” ne font que déplacer », p. 73. A la page 75 l’auteur dessine un schéma de l’évolution des définitions de la religion en partant de Taylor et passant par M. Weber, E. Durkheim, R. Otto, etc. jusqu’à Kherer et Hardin. Voir également J.-M. TETAZ, P. GISEL, « Statut et forme d’une théorie de la religion », in Théories de la religion, Genève, 2002, p. 7-35.

tendance à croire que la science est inséparable de la description, et que le champ de l’histoire est aussi bien le domaine du contemporain que celui du passé »1.

Dans Aux origines de l’histoire des religions, P. Borgeaud opte pour la dénomination d’« histoire des religions » indépendamment des autres sciences humaines et sociales avec lesquelles elle peut partager certaines démarches méthodologiques, montrant que ses origines remontent à une pratique comparatiste assez ancienne issue d’une rencontre multiculturelle crée autour du bassin oriental de la Méditerranée par les récits des voyageurs grecs qui, allant à la rencontre d'autres cultures, ont repéré des correspondances entre les différents récits fondateurs, croyances, rites, mythes :

« En se déplaçant d’un peuple vers un autre, ils se plaisent à mettre en évidence les contrastes entre coutumes rituelles et la diversité des mythes fondateurs, ou au contraire à percevoir des parentés et des origines communes. L’élargissement renouvelé du champ de l’altérité, à partir d’Alexandre, puis de l’Empire romain, entraîne la formation d’une véritable réflexion théorique. Echappant à ce qui chez nous, depuis le 19e siècle, est devenu l’alternative idéologique et raciste de l’“aryen” ou du “sémite” c’est un contexte à la fois multiculturel et homogène, propice à l’émergence d’une histoire des religions avant la lettre qui se trouve dès lors constitué : un réseau de communications et d’interférences incessantes entre les héritages grecs et romains (ce qu’on appelle l’hellénisme), le judaïsme, puis le christianisme et l’islam à partir du fond créé par les vieilles civilisations du Proche-Orient ancien. Ces heurts et ce brassage préliminaires ont créé les conditions qui ont permis la naissance d’une enquête comparative sur les phénomènes religieux » (p. 19).

Le domaine d’étude de l’histoire des religions sont donc « les éléments anciens et les mécanismes souvent archaïques, et résistants, à partir desquels les croyances actuelles ont été élaborées » à travers une enquête comparative car « la comparaison est constitutive de l’histoire des religions »2. P. Borgeaud montre dans cet ouvrage que le comparatisme est né au sein du « triangle théologique » formé par l' « Egypte thériomorphisante », la « Grèce anthropomorphisante » et la « Judée monothéiste » (p. 211) de réactions et de contre-réactions par rapport aux récits fondateurs, aux croyances, qui produisaient elles-mêmes des déconstructions de la mémoire de l'adversaire. Les croyances se structurent par un effort de comparaison impliquant le plagiat et/ou le rejet, mais aussi des innovations. Dans l’Antiquité les mythes et les récits sur les dieux n'avaient pas forcément le statut de textes sacrés, ils suggéraient une identité et affermissaient les liens sociaux. Le « croire » résidait dans la

1

P. BORGEAUD, op. cit, Paris, 2004, p. 16.

2

P. BORGEAUD, op. cit, Paris, 2004, p.18. L’auteur a analysé cette question d’abord dans « Le problème du comparatisme en histoire des religions », Revue européenne des sciences sociales, 24 (1986), 59-75, où il distingue une comparaison heuristique, une comparaison « instrument d'éloignement » permettant le détour nécessaire pour « mieux s'affranchir du règne des évidences ethnocentriques » et une comparaison à un niveau herméneutique s’opérant non pas sur le plan de l’élucidation de détails, mais sur celui de l’interprétation globale.

conformité à une pratique – l'orthopraxie – et non dans l'adhésion inconditionnelle à une série de dogmes, d'ailleurs inexistants, car les récits des origines changeaient en fonction des lieux et des populations. La religion à proprement parler apparaîtra avec le christianisme1, c’est-à-dire avec la conviction de détenir une vérité unique alliée à la volonté de convertir le monde entier et en s'opposant aux cultes polymorphes de l'Empire romain et au judaïsme, qui du coup s'est également transformé en religion.

En traçant la genèse de l’histoire des religions par des pratiques comparatistes de Bartolomé de Las Casas à Claude Lévi-Strauss « jusqu’aux chantiers contemporains (qui sont de plus en plus collectifs) », et montrant que l'histoire des religions se consacre à l'analyse des phénomènes religieux – pratiques et croyances, rites et mythes –, l’auteur souligne toutefois qu’on ne doit pas « confondre l’histoire des religions, en tant que discipline scientifique, avec des approches sociologiques, psychologiques ou philologiques qui ignorent la continuité de cette tradition. Il y a donc le danger d’un leurre, quand on parle de sciences (au pluriel) des religions : on risque de perdre de vue la profondeur historique et la spécificité de ce type de recherche »2 (p. 20). Car l’histoire des religions est une science de l’observation qui « considère son objet de l’extérieur, dans le souci de le décrire et d’en comprendre la nature et les mécanismes. Pour cela elle ne cesse d’élaborer, ou d’emprunter et de réélaborer des outils d’analyse qu’elle adapte à sont objet. (…). L’histoire des religions est née en effet, dans la seconde moitié du XIXe siècle, comme discipline scientifique, de la rencontre entre l’étude critique des traditions classiques de la Grèce, de l’Egypte, de la Mésopotamie, de l’Iran, de l’Inde, de la Chine et du Japon, et l’étude ethnologique des cultures éloignées et marginalisées » (p. 207). P. Borgeaud lance à travers son étude un appel à dégager l'histoire des religions de son interprétation chrétienne pour se concentrer sur la diversité des rites et la complexité du « croire », afin de mieux saisir ce qui fonde les religions car celles-ci ne sont pas des entités standardisées à mettre sur une étagère, mais des ensembles symboliques, vivants et mouvants : « L’histoire des religions doit rester ce qu’elle fut dès ses origines : un exercice de comparaison consistant à observer, décrire et analyser la formation de nouveaux ensembles symboliques issus de la rencontre de cultures qui ne se laissent pas enfermer dans des frontières fixes » (p. 213). De ce point de vue M. Despland observe au sujet du christianisme antique :

1

Cf. aussi M. SACHOT, « Comment le christianisme est-t-il devenu religio ? », in Revue des Sciences

religieuses, 59 (1985), p. 95-118.

2

Dans une étude assez récente, H.G. KIPPENBERG, A la découverte de l’histoire des religions. Les

« L’historien qui veut saisir la singularité du christianisme des premiers siècles ne saurait accueillir une notion de l’essence du christianisme avancée par quelque orthodoxie ; il doit discerner une différenciation qui s’est cristallisée lentement. Au sein du paysage flou où se mêlaient judaïsmes et hellénismes, une forme s’est dessinée, ou mieux encore, une famille de formes chrétiennes a pris consistance. Seul l’historien peut ressaisir, en comparant, cette singularité et c’est la seule chose qui l’intéresse en tant qu’historien »1.

L’histoire de l’histoire des religions à partir du XIXe siècle s’inscrit dans une longue tradition. Il est toujours utile de l'esquisser pour mettre en perspective les connaissances actuelles et décrypter les acquis. La recherche dans le domaine de l’histoire des religions s’appuie sur l’étude des textes religieux du passé et vise avant tout à reconstituer les évolutions et les transformations des représentations et des comportements religieux, replaçant les pratiques religieuses dans un contexte socioculturel pluriel. Mais « le problème majeur » auquel se trouve confronté le chercheur qui veut inscrire sa recherche sur le christianisme antique dans la perspective de l’histoire des religions est « celui de la délimitation de son domaine et, du même coup, celui de la méthode requise pour l’explorer. Il se trouve pris entre l’impérieuse nécessité, qui s’impose à toutes les disciplines, de la spécialisation et le désir de dépasser le cadre étroit d’une religion déterminée ou d’un groupe des religions apparentées, pour embrasser un champ plus vaste et qui permette, par le biais de la comparaison, des conclusions de protée plus générale »2.

allemand : Die Entdeckung der Religionsgeschichte. Religionswissenchaft und Moderne, Munich, 1997, considère l’histoire des religions comme l’une des « sciences religieuses ».

1

M. DESPLAND, Comparatisme et christianisme. Question d’histoire et de méthode, Paris, 2002, p. 170.

2

M. SIMON, « op. cit. », in Id., Le christianisme antique et son contexte religieux. Scripta Varia, vol. II, Tübingen, 1981, p. 536.