• Aucun résultat trouvé

RECHERCHES HISTORIQUES ET APPROCHES CONFESSIONNELLES

B. Etre théologien et historien à la fois

En ligne générale aussi, pour les auteurs de L’historien et la foi, qui ne sont pas engagés religieusement comme Charles Perrot ou comme Louis Duchesne l’a été, la pratique de l’histoire du christianisme semble mener non à un rejet de la foi mais à la relativisation des discours et des gestes ecclésiaux. Selon René Rémond, par exemple, les controverses qui ont le plus troublé particulièrement en contexte moderniste, portent davantage sur la hiérarchie de l’Eglise et de certains catholiques. Une des observations importantes concerne surtout la manière de faire de certains théologiens qui ne tiennent pas compte des avancées de la recherche historique quand elles dérangent leurs certitudes4. La raison serait – comme montre Louis-Marie Chauvet dans le contexte d’un colloque portant sur les diverses approches scientifiques « des faits religieux » se référant à sa pratique de l’anthropologie en tant que théologien sur les rites chrétiens –, « le risque constant, chez celui ou celle qui est théologien “de métier”, de ne pas décoller suffisamment de sa foi et de ses intérêts, objectifs ou subjectifs, de croyant chrétien lorsqu’il se met à tenir un discours anthropologique. Ce

1

Dei Verbum, Constitution dogmatique sur la révélation divine 6, 24 in Concile œcuménique Vatican

II, Constitutions, décrets, déclarations, Paris, 1967, p. 143.

2

C. THEOBALD, « Les “changements de paradigmes” dans l’histoire de l’exégèse et le statut de la vérité en théologie », in Faire de l’histoire en théologie, Actes du Colloque du 28-30 janvier 1987 tenu à l’Institut Catholique de Paris et publié dans Revue de l’Institut Catholique de Paris, 24 (1987), p. 79-111, où l’auteur, partant de l’ouvrage de S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Paris, 1972 et du « combat entre la théologie catholique et l’Aufklärung exégétique », présente aussi l’itinéraire exégétique de M.-J. Lagrange et A. Loisy.

3

P. DE CLERCK, « Théologie, histoire et tradition. Accents majeurs d’un débat », in La Maison-Dieu, 181 (1990), p. 121.

4

R. REMOND, « Ce que la foi apporte à l’historien », in J. DELUMEAU (dir.), L’historien et la foi, Paris, 1996, p. 279-297.

théologien sait bien que, par méthode, il doit suspendre ses propres convictions religieuses. Et l’on peut supposer qu’il le fait honnêtement, si honnêtement – faut-il espérer – que des auditeurs appartenant à d’autres confessions religieuses ou à l’incroyance ne trouveraient rien à redire sur ce plan. Pourtant, ce théologien n’est-il pas tellement habité par ses convictions religieuses que, en toute bonne foi sans doute, il est comme secrètement “téléguidé”, sous une apparente neutralité religieuse par ce que l’on peut appeler une “crypto-théologie” ? »1. On pourrait comprendre que l’auteur pose la question de ce qui autorise son discours, celle d’une place d’où agir et parler en croyant, question à laquelle Michel de Certeau donne une réponse selon « deux directions bien différentes » oscillant de l’une à l’autre : « l’appartenance au

corps ecclésial qui seul accrédite une œuvre ou un discours de vérité, ou bien la production d’une “écriture” rendue possible par la confrontation des pratiques contemporaines avec le

corpus des rites et de textes chrétiens. (…) Deux options divergentes s’indiquent ainsi. L’une renvoie à une Eglise qui “autorise” une vérité et qui en est la médiation obligée. L’autre vise le mouvement qu’une question évangélique produit dans les champs de l’activité sociale»2.

Pour les études portant sur diverses thèmes relatifs aux origines du christianisme et faites par des chercheurs engagés religieusement, la difficulté se situerait davantage dans une sorte de risque de partage de la personnalité issu de ce questionnement de la relation entre la foi et la démarche scientifique sur un sujet historique qui concerne cette foi, comme c’est le cas pour le rite de l’Eucharistie, célébration liturgique principale qui symbolise la vie, la mort et la résurrection du « Christ ». La plupart des études consacrées à ses origines notamment, ont été faite par des théologiens, historiens de l’Eglise, ou exégètes engagés religieusement et ayant aussi une attache institutionnelle. Leurs recherches notamment sur ce sujet précis, quoi qu’ils en disent, restent contrôlées par l’instance ecclésiastique dont ils dépendent.

Le cloisonnement entre la foi et la raison pour résoudre cette problématique ne peut plus être considéré comme une solution et aussi la volonté de les concilier ne peut être qu’une illusion puisqu’il s’agit de deux démarches opposées : la recherche historique est essentiellement critique dans l’effort d’établir des « vérités » de faits, alors que la foi consiste à adhérer à une « vérité » enseignée par l’institution religieuse. A l’époque du modernisme comme aujourd’hui encore, cette difficulté porte principalement sur l’application de la

1

L.-M. CHAUVET, « Quand le théologien se fait anthropologue », in J. JONCHERAY (dir.), Approches

scientifiques des faits religieux, Paris, 1997, p. 29-30. L’auteur est prêtre et professeur de théologie fondamentale

et sacramentaire à l’Institut Catholique de Paris. Il a produit d’importantes études portant sur la liturgie par le biais de l’histoire et de l’anthropologie, comme on va le voir plus loin. Parmi les plus importantes on peut déjà noter Du symbolisme au symbole. Essai sur les sacrements, Paris, 1979 ; Symbole et sacrements. Une relecture

sacramentelle de l’existence chrétienne, Paris, 1987.

2

méthode historique et critique aux textes bibliques et liturgiques considérés comme sources de la foi par les croyants et dont l’Eglise enseigne dogmatiquement qu’ils sont inspirés directement par l’Esprit saint.

Cependant, même si ce questionnement de l’attitude qu’un chercheur dont la profession se situe dans une institution ecclésiastique, peut avoir à partir de sa foi, est plus aigu à propos des croyances religieuses, elles ne sont pas les seules concernées. Le soupçon est aussi marquant pour toute conviction idéologique : « A cet égard, le militant communiste, l’initié à une loge maçonnique, le syndicaliste engagé n’offrent pas, aux yeux de l’observateur extérieur, plus de garanties d’indépendance et d’objectivité que le fidèle d’une Eglise. La question est capitale : elle intéresse l’épistémologie du métier d’historien autant que sa déontologie »1. Mais si tout débat sur ce dernier aspect est ouvertement accepté au sein de l’Université d’Etat, tel n’est pas le cas pour le premier alors qu’il est difficile de comprendre, par exemple, certains aspects politiques et sociaux du siècle précédent, dont notamment la laïcité et la sécularisation, sans intégrer à leur juste place les discours sur la foi par la légitimité d’une approche historienne qui ne soit pas un nouveau discours sur la foi ou contre la foi, mais, comme l’explique Etienne Fouilloux, une histoire non théologique de la foi et de la théologie2. La foi chrétienne s’inscrit toujours dans une histoire, celle de l’humanité, et la théologie est une activité humaine comme toute autre science, elle n’est pas l’exposé que Dieu prononce dans le monde et sur le monde3. Tout travail scientifique, théologique y compris, « repose sur le “découpage” d’un champ, la “construction” d’un objet et la définition d’“opérations contrôlables” », alors que « la foi suppose une confiance qui n’a pas la garantie de ce qui la fonde : l’autre. Elle ne sait ni ne possède ce dont elle est l’objet, ce à quoi elle se réfère »4.

Sur cette facette de la recherche portant particulièrement sur les origines du christianisme J. Moingt montre pourquoi et comment le théologien fait appel à l’histoire : « Toutes les questions posées au passé relèvent de l’histoire, leur réponse reste pareillement au niveau des connaissances historiques, le théologien les utilisera comme du documentaire, il ne les intégrera pas à sa pensé de la foi sans les repenser d’un autre point de vue. A quoi on

1

R. REMOND, « op. cit. », in J. DELUMEAU (dir.), L’historien et la foi, Paris, 1996, p. 281-282.

2

E. FOUILLOUX, « Histoire religieuse du XXe siècle et discours sur la foi », in Théophilyon, 1 (1996), p. 231-248. Dans l’introduction de son article l’auteur précise qu’à la place du terme « théologie » il préfère « discours sur la foi ».

3

P.-L. DUBIEND, « La place d’une Faculté de théologie dans l’Université aujourd’hui », in Revue de

théologie et de philosophie, 120 (1988), p. 21-28.

4

Ecrit L. GIARD à propos de l’œuvre de Michel de Certeau dans la présentation, « Cherchant Dieu », de

rétorquera qu’il s’agit de textes normatifs, qui n’ont cessé d’appartenir à la foi de tous les temps comme à celle d’aujourd’hui, puisqu’ils sont fondateurs de la foi de l’Eglise. C’est très vrai, et c’est pourquoi la théologie ne manque pas de les prendre en compte, mais elle ne les laisse pas au passé, elle les reprend au présent. Car la recherche historique comme telle ne dit pas la foi, elle abouti à un résultat nécessairement pluriel et divers »1.

Dans un autre article tout en soulignant que « le théologien ne peut pas se baser sur l’enquête de l’historien qui n’est pas pertinente dans le domaine de la foi » mais qu’en même temps il « ne peut pas s’en passer puisque la foi chrétienne se réfère à une révélation historique », comme réponse à D. Marguerat qui soutient que « l’historien ne sape pas la foi ; il en trace les contours » à propos de « la quête du Jésus de l’histoire », J. Moingt reconnaît cependant « par respect pour l’historiographie » qu’il « n’irait pas jusqu’à nier qu’elle ne puisse pas ébranler» sa foi2.

Ses interrogations sur ce rapport ambivalent entre méthode historique et pratique de la théologie, entre foi et science se retrouvent dans un article plus ancien où il posait la question suivante visant à la fois les exégètes et les théologiens de l’histoire : « si la foi se fonde sur des certitudes historiques ne se résout-elle pas en dernière analyse à une évidence rationnelle, et comment pourrait-on maintenir alors, avec le dogme, qu’elle est formellement motivée par l’autorité de Dieu qui se révèle inspirée par sa grâce ? (…) Les théologiens d’aujourd’hui doutent de plus en plus, sinon de la légitimité, du moins de la possibilité, ou de l’intérêt ou de l’efficacité d’une démonstration historique des bases de la révélation. Le voudraient-ils, qu’il n’en auraient plus guère les moyens : l’exégèse scientifique contemporaine les leur à presque tous retirés » par l’utilisation rigoureuse des méthodes de la critiques historique ce qui le conduit à terminer son questionnement par deux autres interrogations : « Jusqu’à quel point la foi, dans l’acte même de croire à un événement de salut, est-elle dépendante ou indépendante

1

J. MOINGT, « L’intérêt de la théologie pour le Jésus de l’histoire », in Recherches de science

religieuse, 88 (2000), p. 589.

2

J. MOINGT, « Réponses préalables à quelques interpellations », in P. GIBERT, C. THEOBALD (dir.), Le

cas Jésus Christ. Exégètes, historiens et théologiens en confrontation, Paris, 2002, p. 210. L’article de D.

MARGUERAT cité par Joseph Moingt est « La “troisième quête” du Jésus de l’histoire », dans le même ouvrage collectif, p. 138 : « On voit bien que la quête du Jésus historique doit être théologiquement valorisée, justement, comme quête. Elle doit l'être dans son inachèvement et son insolubilité même. Y renoncer court le risque d'esquiver la totale humanité de Jésus, car s'il est vrai homme, en quoi se soustrairait-il à une investigation conduite selon les règles de l'historiographie ? Mais il est aussi Dieu, rétorquera-t-on. Oui, mais premièrement la divinité de Jésus est affaire de foi et non de constat d'historien ; deuxièmement, la résistance du personnage aux diverses catégories qui lui sont appliquées (le rabbi guérisseur, le super-pharisien, le prophète, le nomade cynique, le charismatique) est à mes yeux l'indice historique d'une différenciation théologique. Comme quoi l'historien ne sape pas la foi ; il en trace les contours. Et que je sache, les historiens ne sont pas irrévérencieux lorsqu'ils nous avouent que l'absolu devant lequel ils butent dans leurs travaux n'est pas la personne de Jésus comme telle, mais ce vers quoi tendent sa parole et son agir : le Royaume ». Cet article a été publié d’abord dans

de certitudes historiques, acquises de quel façon ? Jusqu’à quel point la théologie, dans son entreprise de justification des dogmes, pour en établir les fondements révélés, est-elle tributaire des méthodes ou, à tout le moins des résultats de la science historiques ? »1.

Dans le même numéro de la revue Recherches de science religieuse, X. Léon-Dufour donne en quelque sorte la réponse se positionnant en tant qu’exégète par rapport à l’histoire et à la théologie dans ces termes : « L’exégète s’apparente à l’historien et au théologien, sans que pour autant, on puisse l’assimiler exactement ni à l’un ni à l’autre. Par sa méthode scientifique il se comporte en historien et recherche les rapports de significations qu’ont les textes et les témoignages sur les événements ; par son présupposé fondamental (celui de l’unité de l’Ecriture Sainte) et par sa visé ultime (actualiser la Parole de Dieu, il tend à devenir “théologien” »2. Le but de son article est de montrer par de multiples exemples comment l’exégète se situe de point de vue méthodologique par rapport à l’historien et au théologien à travers l’analyse du ce qu’ils appellent « l’événement historique » passé, c’est-à-dire la venue de Jésus « le Christ, ressuscité, centre des Ecritures » (p. 553) qui permet de connaître « la totalité de sens qu’a ce passé ». Sa conclusion peut sembler à une confession de foi : « en manifestant le sens du passé pour moi aujourd’hui, l’exégète actualise la parole de Dieu : il est théologien » (p. 560). La même problématique sur l’interaction entre le travail exégètique-historique et théologique se retrouve trois décennies plus tard dans une correspondance récente entre C. Perrot et J. Moingt où ce dernier conclut que pour lui en tant que théologien « la coopération entre l’exégète et le théologien ressortira toujours à l’épreuve de la foi »3.