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DE LA THEOLOGIE AUX SCIENCES RELIGIEUSES

B. Regard « intérieur » et « extérieur » dans la recherche

IV. DE L’HISTOIRE ECCLESIASTIQUE A L’HISTOIRE DES RELIGIONS

Les spécialistes de l’historiographie chrétienne ancienne désignent généralement Eusèbe de Césarée comme étant celui qui a fondé le genre littéraire de l’« histoire ecclésiastique »1. Cependant c’est l’auteur de l’Evangile dit selon Luc et des Actes des

Apôtres, deux textes remontant au Ier siècle, qui est généralement considéré par la tradition chrétienne comme le premier historien-théologien des origines chrétiennes2 : « Les historiens de l’Eglise aiment à reconnaître comme leur fondateur saint Luc avec son Evangile et les Actes des Apôtres »3. Dans le premier livre de son Histoire ecclésiastique Eusèbe déclare être le premier à faire un tel travail : « Je suis en effet le premier à tenter cet ouvrage, m’avancer pour ainsi dire sur un chemin désert et inviolé »4. Eusèbe de Césarée et l’auteur de l’Evangile et des Actes des Apôtres que la tradition nomme Luc, ont en commun une lecture théologique de l’histoire des premières communautés chrétiennes et se différencient seulement par le but que chacun assigne à son œuvre5.

A la différence d’Eusèbe qui a des préoccupations strictement apologétiques pour démontrer la continuité et la persistance d’une orthodoxie doctrinale à l’intérieur de l’institution ecclésiastique, Luc, plus proche des premiers groupes judéo-chrétiens et helléno-chrétiens, n’est pas trop intéressé par la dimension institutionnelle mais plutôt par « une histoire du salut »6, la transmission de ce que Joseph Moingt appelle « la rumeur de Jésus », dans le contexte socio-économique et socio-culturel qui était le leur à cette époque7 et qu’il inscrit dans une mémoire précise et datée selon les moyens et particularités de

1

E. NORRELLI, « La mémoire des origines chrétiennes : Papias, Hégésippe chez Eusèbe », in B. POUDERON, Y.-M. DUVAL (dir.), L’historiographie de l’Eglise des premiers siècles, Paris, 2001, p. 1-22 ; M. FEDOU, « L’Ecriture de l’histoire dans le christianisme ancien », in Recherches de science religieuse, 92 (2004), p. 539-568 ; A. MOMIGLIANO, « Les origines de l’historiographie ecclésiastique », in Id., Les fondations du

savoir historique, Paris, 1992, p. 155-178.

2

S.C. MIMOUNI, « Les représentations historiographiques du christianisme au Ier siècle », in B. POUDERON, Y.-M. DUVAL (dir.), L’historiographie de l’Eglise des premiers siècles, Paris, 2001, p. 67-90.

3

G. BEDOUELLE, L’histoire de l’Eglise. Science humaine ou théologie ?, Milan, 1992, p. 16.

4

EUSEBEDE CESAREE, Histoire ecclésiastique, I, 1, 1-2, trad. par G. BARDY, Paris, 1952, (SC 31), p. 4.

5

D. MARGUERAT, « Luc, pionnier de l’historiographie chrétienne », in Recherches de science

religieuse, 92 (2004), p. 513-538 ; Id., Une première histoire du christianisme. Les Actes des Apôtres, Paris,

1999.

6

J. SCHLOSSER, « La constitution d’une histoire du salut dans le christianisme primitif », in M. SACHOT

(dir.), L’institution de l’histoire. 2. Mythe, mémoire, fondation, Paris, 1989, p. 25-45.

7

M. CLAVEL-LEVEQUE, R. NOUAILHAT, « Ouverture et compromis. Les Actes des Apôtres, réponse idéologique aux nouvelles réalités impériales », in Lumière et vie, 30 (1981), p. 35-58.

l’historiographie ancienne1 : Jésus apparaît « au temps d’Hérode, roi de Judée » (Lc 1, 5), à l’occasion d’un « recensement (…) à l’époque où Quirinius était gouverneur de Syrie » ( Lc 2, 2), sa première prédication a lieu à Nazara, lieu de son éducation dans la Synagogue le jour de Sabbat (Lc 4, 16), son dernier repas avec ses disciples, celui qui est sensé avoir institué le rite de l’Eucharistie, est posé pour « la fête des Pains sans levain, qu’on appelle Pâque » (Lc 22, 1), il est crucifié sous Ponce Pilate (Lc 23, 1-43), etc.

Ainsi, l’histoire ecclésiastique, comme remarque Y. Krumenacker, « ne naît pas de rien. Elle dépend de techniques “scientifiques” de l’époque comme de la réflexion théologique qui cherche à situer les rapports de Dieu et des événements humains », s’enracinant à la fois dans la tradition juive et gréco-romaine « mais avec le christianisme, l’histoire devient encore plus nécessaire : l’incarnation de Dieu dans l’histoire humaine ne doit pas pouvoir être contestée ; il faut que la vie de Jésus soit bien réelle, qu’elle puisse être située dans le temps et dans l’espace. L’histoire du peuple juif, qui la prépare, et celle de l’Eglise, qui voit la réalisation concrète du plan salvifique de Dieu, sont également indispensables »2. En effet, c’est à partir d’Eusèbe de Césarée que les grandes étapes de l’histoire ecclésiastique passant par le schisme de 1054 et la réformation protestante, s’inscrivent dans une compréhension de l’histoire universelle selon une vision théologique de l’histoire qui englobe l’origine et la fin du monde, vision qui persiste dans les diverses théologies de l’histoire.

D’une histoire ecclésiastique « enseignée par des clercs et pour les clercs le plus souvent comme élément (secondaire) de la formation sacerdotale, pastorale ou religieuse dans les séminaires, facultés de théologies et scolasticats » étant « une histoire juridique et politique des institutions, vue du sommet de la hiérarchie des grandes confessions, catholique et protestante », l’on est passé à l’histoire de l’Eglise ou Kirchengeschichte qui « se veut moins institutionnelle et s’intéresse plus au peuple chrétien, mais elle continue de se limiter aux principales confessions, la catholique en particulier (le terme Eglise employé seul pour désigner en fait l’Eglise romaine irrite à juste titre les protestants). Elle conserve une forte imprégnation confessionnelle qui la fait enseigner, en Allemagne et en Alsace, dans les facultés de théologie reconnues par la puissance publique »3. L’histoire de l’Eglise reste une matière d’enseignement jugée indispensable dans un cursus théologique des séminaires et facultés de théologie confessionnelles et la manière de l’aborder se différencie selon les pays

1

M.-F. BASLEZ, Bible et histoire. Judaïsme, hellénisme, christianisme, Paris, 1998, notamment chap. 6 : « “J’ai cru et c’est pourquoi j’ai parlé”. Du Christ à Jésus : l’histoire en rétrospective », p. 183-218.

2

Y. KRUMENACKER, op. cit., Lyon, 1996, p. 4.

3

et les confessions chrétiennes1, et cet état des choses « remonte à l’organisation médiévale du savoir – qui plaçait justement la théologie au sommet de la connaissance – et à celle, médiévale également, des universités, pour qui la connaissance du christianisme était sacralisée, et par conséquent, confinée à l’intérieur des Facultés de théologie. Cet état de fait conserve encore, bien qu’ayant perdu ses motivations fondamentales, une influence non négligeable, comme dans le cas de l’affirmation d’une nature historique et théologique de l’Histoire de l’Eglise»2, comme c’est le cas pour certains historiens de l’Eglise dont H. Jedin et R. Aubert qui ont lancé ce débat issu des réflexions sur l’utilisation de la méthode historique dans l’étude du christianisme.

En effet, ces interrogations sur la nature de l’histoire de l’Eglise et la méthodologie scientifique à utiliser ont été lancées dans les années soixante par la parution des deux manuels d’histoire de l’Eglise en plusieurs volumes, dont les réflexions méthodologiques et théologiques sont exposées par Hubert Jedin et Roger Aubert dans leur introduction respective et dont la ligne directrice est qu’une histoire de l’Eglise valable ne peut être écrite que par ceux qui acceptent les doctrines et les institutions du catholicisme comme divinement révélées respectant à la fois les exigences de la science historique et les dimensions de la théologie3. H. Jedin écrit que « l’histoire de l’Eglise est théologie et histoire » et distingue dans l’histoire de l’Eglise la méthode la plus rigoureuse qui est la même que celle de l’histoire profane et l’action transcendante car « l’objet de l’histoire de l’Eglise est le développement dans le temps et dans l’espace de l’Eglise instituée par le Christ. Puisque c’est un savoir fondé sur la foi qui lui fournit son objet, lequel n’existe que dans la foi »4. Roger Aubert préfaçant le premier volume de la Nouvelle Histoire de l’Eglise, définit les rapports entre l’histoire de l’Eglise et la théologie en ces termes :

« Réflexion sur les données de la Révélation, la théologie suppose la foi, c’est-à-dire une attitude de l’esprit, raisonnable certes, mais de nature non scientifique, qui implique une

1

Y. KRUMENACKER, op. cit., Lyon, 1996, p. 22 résume ce mode d’approche en Allemagne, Italie, France, Angleterre.

2

G. ALBERIGO, « Méthodologie de l’histoire de l’Eglise en Europe », in Revue d’histoire ecclésiastique, 81 (1986), p. 410.

3

H. JEDIN, K. BAUS (éd.), Handbuch der Kirchengeschichte, 1. Von der Urgemeinde zur

Frühchristlichen Grobkirche, Freibourg, 1963, traduit en anglais : H. JEDIN-J. DOLAN, Handbook of Church

History. I. From the Apostolic Community to Constantine, New York, Freiburg, Montréal, 1965; R. AUBERT, « Introduction générale », in L.-J. ROGIER, R. AUBERT, M.D. KNOWLES (éd.), Nouvelle histoire de l’Eglise. I.

Des origines à Grégoire le Grand, Paris, 1963, p. 7-26. Ce débat est présenté par P.-H. POIRIER, « op. cit. », in

Laval théologique et philosophique, 47 (1991), p. 401-416 ; Y. KRUMENACKER, op. cit., Lyon, 1996, notamment p. 9-23 ; M. SIMON, « Histoire des Religions, Histoire du Christianisme, Histoire de l’Eglise : Réflexions Méthodologiques », in Id., Le christianisme antique et son contexte religieux. Scripta Varia, vol. II, Tübingen, 1981, p. 390-403.

4

H. JEDIN, « L’histoire de l’Eglise : Théologie ou histoire ? », in Communio, 4 (1979), p. 38-39, article dans lequel il reprend la définition donnée dans son Handbuch der Kirchengeschichte.

intervention surnaturelle à laquelle répond un engagement personnel vis-à-vis de Dieu. L’histoire de l’Eglise par contre, comme tout travail historique cherche à reconstituer par des méthodes rigoureusement scientifiques, aussi objectives que possible, le passé de la société ecclésiastique, son évolution à travers les siècles et les traits particuliers qui l’ont caractérisée à chaque époque, tels qu’on peut les atteindre à travers les traces que ce passé a laissées dans les documents écrits, les monuments archéologiques et autres sources passés au crible de la critique historique élaborée par des générations d’érudits. Le théologien nous présente le point de vue de Dieu sur la nature profonde de l’Eglise et son rôle dans le mystère du salut de l'humanité. L'historien de l'Eglise nous décrit les vicissitudes concrètes de cette Eglise replacées dans le cadre plus général des événements profanes sans aucune intention apologétique ni édifiante, mû par le seul souci de montrer et d'expliquer, selon la formule de Ranke, was geschehen ist, ce qui s'est passé »1.

Cependant il souligne aux pages suivantes qu’« il ne peut (…) y avoir deux sortes d’histoire de l’Eglise, l’une inspirée par la théologie et l’autre pas : il n’y a qu’une histoire de l’Eglise, la vraie, la même pour tous », ce qui signifierait qu’elle est théologique, celle d’un historien catholique épousant « la conception catholique romaine de l’Una Sancta, de l’authentique Eglise de Jésus-Christ » dont l’histoire « ne peut (…) se ramener pour un catholique à l’histoire parallèle des différentes confessions chrétiennes, mais est centrée sur celle de ces confessions qui lui apparaît comme la seule et légitime héritière de l’Eglise du cénacle, celle qui à travers les siècles a toujours continué à reconnaître le successeur de Pierre le vicaire de Jésus-Christ et le centre visible de l’unité des chrétiens » (p. 18-19). Par conséquent, comme il prend soin de le souligner « toute conception de l’histoire de l’Eglise implique nécessairement, qu’on le veuille ou non, certaines options théologiques » (p. 8), autrement dit, l’histoire de l’Eglise n’est concevable qu’en tant que branche de la théologie et d’un point de vue confessionnel. A propos des opinions de H. Jedin et R. Aubert, M. Simon souligne qu’« un historien du christianisme ne peut que s’inscrire en faux contre cette conception de l’histoire de l’Eglise qui, s’attachant à une forme de christianisme jugée seule authentique, néglige les variétés multiples du christianisme réel »2. Pour F. Blanchetière les positions de R. Aubert « se situent dans le droit fil de l’histoire ecclésiastique théocentrique, providentialiste et hagiographique conçue comme Heilsgeschichte d’Eusèbe de Césarée et d’Augustin au Marrou de Théologie de l’histoire ou au Daniélou de L’essai sur le mystère de

l’histoire. Cependant, l’idée d’élaborer une Histoire ecclésiastique scientifique telle que nous

1

R. AUBERT, « Introduction générale », in L.-J. ROGIER, R. AUBERT, M.D. KNOWLES (éd.), Nouvelle

histoire de l’Eglise. I. Des origines à Grégoire le Grand, (ce premier volume est réalisé sous la dir. de J.

DANIELOU, H.-I. MARROU), Paris, 1963, p. 7.

2

M. SIMON, « op. cit. », in Id., Le christianisme antique et son contexte religieux. Scripta Varia, vol. II, Tübingen, 1981, p. 395.

le propose M. Aubert me paraît un leurre dont les conséquences théoriques et pratiques ont été souvent catastrophiques »1.

En effet, ces positions montrent la réaction de l’historiographie catholique contre les chercheurs engagés ou non religieusement, qui tentaient dès cette époque de constituer l’histoire des Eglises chrétiennes en discipline autonome selon les règles de la science historiques2.