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RECHERCHES HISTORIQUES ET APPROCHES CONFESSIONNELLES

A. Lectures historiques et théologiques des origines

II. HISTOIRE ET THEOLOGIE : UNE RENCONTRE POSSIBLE ?

Si l’histoire et la théologie sont différentes du point de vue épistémologique, ayant des méthodes de recherche distinctes, autonomes, l’une est bien souvent au cœur de l’autre. L’historien du phénomène religieux, qu’il travaille plutôt sur la culture, sur les mentalités ou plus précisément sur des pratiques rituelles ou qu’il tende vers des problèmes plus politiques, rencontre inévitablement dans son champ de recherche, à un moment ou à un autre, la théologie. L’examen d’une pensée théologique dominante à une période donnée peut permettre d’éclairer une époque, de saisir des comportements, de comprendre les orientations des croyants confrontés à tel ou tel problème dans le vécu social. Donc, il ne s’agit pas pour les historiens de se faire théologiens mais de recourir aux données théologiques, aux discours sur la foi dans leur diversité et dans leur évolution pour analyser, comprendre et expliquer.

Il est clair que du point de vue épistémologique une approche historique pour rendre compte d’une religion en général, ne peut pas s’appuyer sur des notions comme « révélation » ou « eucharistie » – pour ne faire référence qu’au judaïsme et au christianisme –, en tant que notions théologiques, car pour l’historien une société élabore son système religieux tout autant qu’elle élabore ses institutions politiques et juridiques, son système de production et d’échanges de biens, ses techniques et sa culture. Mais les notions de « révélation » et d’« eucharistie », doivent être prises en compte, dans la mesure où, pour les fidèles d’hier comme pour ceux d’aujourd’hui, elles sont chargées de sens théologique. Il serait réducteur d’analyser, par exemple, le judaïsme ou le christianisme dans leur seule dimension historique, sans s’occuper du fait que, pour les croyants, c’est « l’alliance conclue entre Iahvé et son peuple » ou la mort et la « résurrection de Jésus-Christ » commémorées dans la célébration de l’Eucharistie qui fondent véritablement leur foi et influencent leur comportement social. Mais il reste que l’étude historique du judaïsme ou du christianisme ne peut considérer « l’alliance » et la « résurrection » comme les fondements historiques de ces religions, bien que parler de christianisme par rapport au judaïsme, particulièrement pour les deux premiers siècles, c’est parler d’un mouvement religieux juif parmi d’autres.

Ce qui fait la difficulté de l’étude du christianisme et des religions en général par une approche historique, c’est que l’on doit traiter rationnellement des phénomènes religieux qui relèvent du domaine d’investigation historique, sans ignorer pour autant l’interprétation qu’en font les croyants. Pour cette recherche sur les origines liturgiques des repas eucharistiques chrétiens et leur enracinement social ce qui fait difficulté pour mener une réflexion historique

ce sont les documents dont on se sert qui peuvent être considérés avant tout comme un « produit » de la pensée théologique et d’une pratique liturgique, en l’occurrence le rite de l’Eucharistie.

Les études s’intéressant aux rapports entre une approche historique et théologique sur un sujet concernant la liturgie eucharistique qui touche par son objet d’étude et à l’histoire et à la théologie ne sont pas nombreuses, ce qui montre bien un certain cloisonnement des disciplines, la méconnaissance de la théologie par les historiens et le désintérêt de beaucoup de théologiens pour l’histoire. Pour cette recherche il ne s’agit pas de faire une analyse exhaustive de tout ce qui a été publié dans le domaine mais de signaler des auteurs et des titres qui posent le problème du rapport de la foi avec une démarche scientifique de manière originale, pour comprendre comment se situe aujourd’hui la discipline appelée « Histoire de l’Eglise » et la recherche sur la liturgie dans l’ensemble des sciences humaines.

Pour la théologie comme pour l’histoire, l’Eglise avec sa liturgie est insérée dans le temps et dans la société et non pas sans rapport à la foi. Pour les théologiens l’Eglise est divine mais elle est surtout humaine avec tout ce qui la relie à travers les êtres humains qui la composent au plan de la vie sociale, politique, économique, culturelle etc., dont les sciences humaines et tout particulièrement les sciences sociales rendent compte par tout un arsenal méthodologique auquel les théologiens et exégètes font régulièrement appel pour expliquer historiquement l’Eglise. Donc il ne pourrait y avoir une manière théologique et chrétienne de faire de l’histoire. En revanche c’est sur un seul et même sujet que se penchent et l’histoire et la théologie, à savoir le comportement humain.

L’histoire de la liturgie eucharistique est indissociable d’une pluralité des figures ecclésiastiques où s’opposent et se rejoignent des systèmes d’idées et des individus enracinés dans l’espace et le temps. Elle peut être une histoire de la société dans la mesure où le culte de l’Eglise a des racines dans la société car elle n’est pas en dehors du monde, bien qu’être enraciné ne signifie pas « représenter ». Mais parler d’histoire de l’Eglise et particulièrement de sa liturgie conduit surtout à parler de la théologie et des ses représentations et interprétations. Or pour être valable tout discours sur l’histoire doit être lui-même historique ainsi que « toute théorie de la connaissance, et, plus particulièrement, toute théorie de la connaissance historique, doit être une théorie historique au sens où il lui faut tenir compte des transformations de la connaissance elle-même au cours du temps »1.

1

K. POMIAN, « Le passé : de la foi à la connaissance », in Le Débat, 24 (1983), p. 151-168, pour cette citation p. 153.

Ni la théologie ni l’histoire ne conduisent l’une à l’autre et il ne s’agit pas de leur mise en rapport, mais de tenir compte, pour cette recherche, du fait que le support commun des documents littéraires témoignant des pratiques liturgiques des deux premiers siècles, offert en même temps au travail de l’historien et à celui du théologien, requiert une rencontre entre les deux disciplines de par la nature même de ces documents et en donne la possibilité : qu’il s’agisse des écrits canoniques ou apocryphes, tous sont issus des communautés chrétiennes de cette époque ; leurs auteurs n’avaient pas pour but de léguer une documentation de caractère historique, mais de témoigner de leur foi. Donc il ne s’agit pas de faire à la fois de l’histoire et de la théologie car les différences de méthodes sont trop grandes pour que ce soit réalisable, mais les historiens qui étudient l’histoire de la liturgie chrétienne doivent connaître la théologie pour comprendre les documents qu’ils souhaitent analyser. Pierre Gisel, théologien protestant, a écrit en 1982 les lignes suivantes dans un manuel de théologie : « La foi et la théologie chrétiennes ne sont pas leur propre origine. Elles renvoient à une expérience historique réglée et à ce dont cette expérience vit. Elles sont foncièrement précédées et seront donc, foncièrement, un geste de tra-dition »1. Dix ans plus tard dans un autre manuel de théologie pour H.-I. Dalmais, théologien catholique : « la foi chrétienne est réponse à un Dieu qui s’adresse à l’homme au travers de son histoire »2. Les deux théologiens évoquent l’histoire comme une condition nécessaire de la pensée théologique.

Les théologiens parlent d’histoire comme d’une nécessité dans leur discours, les historiens traitent la théologie historiquement. Au croisement de ces deux tendances se situent les problèmes d’interdisciplinarité et d’épistémologie historique qui débouche pour la liturgie sur le débat entre historiens de l’Eglise et historiens du christianisme. Les historiens de l’Eglise reçoivent leur objet de la théologie (ou du magistère dans le catholicisme et du consensus de fidèles dans le protestantisme), donc ne traceraient pas eux-mêmes la ligne entre ce qu’est l’Eglise et sa liturgie et accepteraient souvent une tâche apologétique et confessionnelle. En revanche, les historiens du christianisme tenteraient de ne laisser aucune autre discipline leur donner de cadre épistémologique ou la définition de leurs objectifs. Leurs recherches s’ouvriraient davantage sur le christianisme dans toute sa diversité. Ils

1

P. GISEL, « Vérité et tradition historique », in B. LAURET, F. REFOULE (dir.), Initiation à la pratique de

la théologie, t. I, Paris, 1982, p. 145.

2

H.-I. DALMAIS, « Les lieux de la tradition », chap. 1, in J. DORE (dir.), Le christianisme et la foi

s’inscriraient ainsi dans le cadre méthodologique de l’histoire des religions ou des sciences religieuses, en refusant toute approche confessionnelle1.