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Introduction au chapitre 1

1.2.1. L’entrepreneuriat social comme processus de rupture 26

Nous voulons commencer à définir l’entrepreneuriat social par rapport à ce qui existe. Pour les acteurs de ce secteur, l’entrepreneuriat social consiste à faire les choses autrement, à réinventer et être réinventé par un projet d’entreprise innovante dans tous les sens. Ici, la notion de destruction créatrice trouve une relevance particulière car on peut identifier au moins trois ruptures, qui nous approchent de la pratique des entrepreneurs sociaux, son origine, son présent et son avenir :

1) La rupture avec la charité et la philanthropie

2) La rupture avec la logique traditionnelle de « faire des affaires »

Partie I. Une représentation dichotomique des modèles de la valeur

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3) La rupture avec la centralisation du développement. Nous développerons brièvement chaque rupture.

1.2.1.1. La rupture avec la charité et la philanthropie

Premièrement, l’entrepreneuriat social se distingue de la charité et de la philanthropie. Tant en France qu’au Mexique, il semble que la charité27, la philanthropie et l’assistanat aient été vus historiquement comme les seuls moyens de dépasser la pauvreté et les inégalités du développement. Pourtant, dans les années 1980, Bill Drayton a proposé de transformer toute l’industrie de la pêche au lieu de « donner de poisson »28 ou apprendre à pêcher aux pauvres (Ashoka, 2009). L’idée du «social business », des entreprises sociales, était alors née. Cette notion de social business questionne les paradigmes et les idées reçues sur la pauvreté, la misère et le sous-développement. Par exemple, Yunus utilise l’imaged’arbres bonsaï, parce qu’ils ne sont pas le produit d’une mauvaise semence mais du pot où ils ont été placés :

« Pour moi, les pauvres sont comme des bonsaïs. Si vous plantez la meilleure semence du plus grand des arbres dans un pot de fleurs, vous obtiendrez une réplique de cet arbre haute de quelques centimètres. Ce n’est pas la semence qui pose problème : c’est

le terrain qui ne convient pas. Les pauvres sont des hommes-bonsaïs. Il n’y a rien de

mauvais dans leurs origines. La société ne leur a simplement pas donné ce dont ils auraient eu besoin pour se développer. Pour sortir les pauvres de la pauvreté, il faut créer un environnement favorable. Une fois que les pauvres pourront libérer leur énergie et leur créativité, la pauvreté disparaîtra très rapidement » (Yunus, 2008, p. 380).

Certains chercheurs considèrent que l’entrepreneuriat social consiste en des activités de charité ou de philanthropie qui n’ont comme ressources financières que les donations et les subventions. Néanmoins, « pendant que la philanthropie et la charité sont des concepts relativement bien établis dans la littérature, ce n’est pas toujours le caspour l’entrepreneuriat social » (Acs et al., 2013, p. 785). Certes, les entrepreneurs sociaux agissent, pour la plupart, en faveur de la population plus défavorisée, mais l’entrepreneuriat social est plus qu’une ‘‘bonne action’’ et doit avoir plus avec le déploiement de la solidarité29. Effectivement, il ne

27 Nous ne parlons en aucun cas de la charité comme vertu théologale du christianisme qui exprime l’amour de Dieu, mais

plus dans le sens courant du terme qui exprime le « bienfait envers les pauvres » (Le Petit Robert de la langue française, 2010)

28 Ceci fait allusion au proverbe anglais qui dit : « give a man a fish and you feed him for a day; teach a man to fish and you feed him for a lifetime » (donne un poisson à un homme, il mangera un jour; apprends-lui à pêcher, il mangera toute sa vie).

29 La distinction entre solidarité et charité est un sujet particulièrement sensible en Amérique Latine. Galeano (1998, p. 208) a écrit : « à différence de la solidarité qui est horizontale et s’exerce d’égale à égale, la charité se pratique de haut vers

Chapitre 1. Le champ de l’entrepreneuriat social

s’agit pas d’offrir ‘gratuitement’ des produits ou des services. Or, il faut résoudre le problème social. En même temps, il faut prévoir l’avenir : comment va-t-on continuer à offrir une solution durable si on utilise toutes nos ressources sans ne rien garder ni produire pour l’avenir ?

Une de premières initiatives d’affaire sociale qui a connu un grand succès a été la Grameen Bank. Fondée en 1977 par le Professeur Muhammad Yunus, cette banque sociale a pour but de prêter de l’argent aux personnes pauvres qui ne remplissent pas les conditions requises pour obtenir un crédit30, qui ne sont donc pas « candidates » pour devenir clientes des banques commerciales. Son imagination et ses efforts, soutenus par la réponse de la population, lui a valu le prix Nobel de la Paix en 2006. À partir de ce-moment-là, la révolution du microcrédit et des entreprises sociales était véritablement engagée, à tel point que le président du Groupe Danone avait décidé de s’investir dans la création de l’entreprise sociale Grameen-Danone pour fabriquer des yaourts et les vendre à la population pauvre et mal-nourrie du Bangladesh (Yunus, 2007b, 2008).

La transformation de l’industrie de pêche incite les entrepreneurs sociaux à chercher les moyens de redonner le pouvoir aux gens. En effet, l’argent doit servir aux hommes et non les hommes à l’argent. Dans ce point, la philanthropie est très proche de l’entrepreneuriat social, mais ce dernier lui, permet de rompre avec la dynamique qui empêche de pêcher. Changer la façon de penser la pauvreté et les inégalités peut permettre de changer aussi les rapports d’échanges économiques et les perspectives de croissance et développement de nos sociétés toutes entières.

le bas, humilie à celui qui la reçoit et n’altère pas ni un peu les rapports de pouvoir ; dans le meilleur des cas, il y aura un jour justice mais dans le haut des cieux. Ici, dans la Terre, la charité n’empêche l’injustice. Ellen’a pour but que la dissimuler ». (“A diferencia de la solidaridad, que es horizontal y se ejerce de igual a igual, la caridad se practica de arriba abajo, humilla a quien la recibe y jamás altera ni un poquito las relaciones de poder: en el mejor de los casos, alguna vez habrá justicia, pero en el alto cielo. Aquí en la tierra, la caridad no perturba la injusticia. Sólo se propone disimularla”)

30 À ce propos, Yunus (2008) écrivait : « Le microcrédit fonctionne parce qu’on engage les personnes à rendre l’argent prêté et avec un intérêt. Mais la différence avec les banques privées est qu’on a révolutionné la manière de le faire. Mieux dit, on est retourné à la manière d’origine, à la façon dont les banques fonctionnaient pour servir les gens. Premièrement,

on développe chez les personnes l’habitude de l’épargne. On développe aussi un groupe solidaire qui va devenir une

banque en lui-même, c’est-à-dire, par exemple, que toutes les femmes d’une certaine communauté seront coresponsables

de l’épargne, le crédit et le remboursement qui doivent avoir lieu dans la banque communautaire. Les prêts peuvent servir

pour satisfaire des besoins immédiats, mais il faut surtout apprendre aux gens à penser à produire, à travailler pour créer de la richesse, et avec ça, devenir autonome. Alors, le rôle de Grameen est de donner le premier capital pour commencer les activités de la banque, ou bien, de financer ‘les grands projets productifs’, mais à un taux d’intérêt très bas et avec

Partie I. Une représentation dichotomique des modèles de la valeur

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1.2.1.2. La rupture avec la logique traditionnelle de faire affaires

Deuxièmement, l’entrepreneuriat social brise la logique traditionnelle de « faire des affaires ». Il s’agit d’une rupture avec l’entrepreneuriat commercial classique, avec la façon traditionnelle de penser et d’agir dans le monde d’affaires. Il ne s’agit pas seulement d’un changement dans la création des organisations mais c’est aussi la rupture avec une logique de mesure centrée sur l’efficacité purement économique, pour aller vers l’évaluation qualitative voire personnalisée des activités entrepreneuriales.

Pour différencier une entreprise sociale d’une entreprise commerciale, il y a trois paradigmes qui structurent la nouveauté de l’entrepreneuriat sociale : l’innovation sociale et l’entreprise sociale aux États-Unis (Dees & Anderson, 2006), et la tradition européenne liée à l’économie sociale et solidaire (Bacq & Janssen, 2011). Ainsi, nous pouvons prendre en considération la création de valeur sociale comme caractéristique principale et particulière de l’entrepreneuriat social. Mais nous pouvons aussi considérer l’innovation sociale et son impact comme les éléments distinctifs de l’entrepreneuriat social par rapport à un modèle basé sur la génération de revenues (Dees, 2003).

Dans une division, plutôt classique, de l’économie en secteur public et privé, l’entrepreneuriat social « brouille les frontières » (Bacq & Janssen, 2008) et permet l’existence d’un tiers secteur « social ». Les acteurs de ce secteur mettent en place des buts nouveaux pour conjuguer mission sociale et efficacité économique.

En fait, les différentes logiques exprimées suite à l’apparition de l’entrepreneuriat social sont très diverses et répondent à différentes histoires et contextes. Ces distinctions ont fait émerger une multitude de figures légales et d’associations qui réclament leur appartenance au champ de l’entrepreneuriat social ou de l’économie solidaire en général. Cependant, le classement devient parfois contradictoire. Par exemple, Yunus (2007a, 2007b) inclut les ONG, les initiatives personnelles et les organisations charitables dans le domaine des entreprises sociales, mais il les différencie du « social business » qui désigne des affaires pilotées pour et par des objets sociaux spécifiques.

1.2.1.3. La rupture avec la centralisation du développement

Troisièmement, l’entrepreneuriat social brise la logique de décisions centralisées parce qu’il est un mouvement qui naît de la périphérie pour la périphérie, des exclus du système de

Chapitre 1. Le champ de l’entrepreneuriat social

bénéfices par et pour les exclus. Si on affirme que la pauvreté a été créée par nos choix économiques et que désormais la pauvreté n’est pas un problème de pénurie de ressources mais de distribution, alors l’entrepreneuriat social permet la réorganisation des acteurs sur un territoire marginalisé pour mener son propre développement. L’entrepreneuriat social permet d’émanciper les initiatives du développement. Il n’est plus un plan contrôlé depuis le centre du système économique et politique, mais un projet à moyen terme amené par les propres acteurs et personnes intéressées (Acs et al., 2013).

L’entrepreneuriat social, au même titre que l’économie sociale en générale, cherche la démocratisation des moyens de production et l’inclusion de tout le monde à toutes les opportunités et à tous les droits. L’entrepreneuriat social est un processus de rupture qui permet de rassembler à nouveau, de relier ce qui est disjoint et de faire dialoguer des différentes conceptions du monde pour construire une vie en commun, plus juste pour tous. Il ne s’agit pas d’abolir le marché mais de lui redonner du sens : « l’économie sociale et solidaire n’est pas une fin en soi, elle constitue le moyen de l’émancipation et du développement des personnes » (Draperi, 2010, p. 22).

Les entrepreneurs sociaux cherchent à faire plus solidaire le marché capitaliste car l’État qui centralise les initiatives de développement n’est plus d’actualité (Coraggio, 2011). Les entrepreneurs utilisent la solidarité, l’innovation et l’échange en fonction des besoins et non du capital financier ou de son rendement (Coraggio, 2011; Nicholls & Cho, 2006). Les « social businesses »ne donnent pas de dividendes aux investisseurs par le simple fait d’avoir investi. Les investisseurs peuvent récupérer leur argent mais les bénéfices de l’organisation restent pour l’organisation et pour la mission sociale qu’elle sert : offrir des services de santé, d’éducation, d’habitation, d’énergie ou autres (Yunus, 2007b). En fait, elle permet l’échange des produits entre les gens pour mieux vivre, en communauté.