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Introduction du chapitre 1

1. Les difficultés de l’emploi en France

1.3. L’augmentation du nombre de transitions professionnelles

En créant des obstacles au licenciement, l’État français a renforcé la protection des salariés en CDI et favorisé le développement de nouvelles formes de contrats de travail plus flexibles (Girard 2005) qui complexifient le rapport entre employeurs et employés (Supiot 2016, p. 291). Il s’agit notamment des CDD29, des stages, de l’alternance, de l’intérim, de la sous-traitance, des saisonniers ou encore des auto-entrepreneurs (Thévenet 2012, p. 42). Cette dérive du contrat de travail vers un concept marchand amène les individus à s’évaluer et à se vendre comme des produits créant ainsi des opportunités pour les uns et de la vulnérabilité pour les autres (Glée, Scouarnec 2009). De plus, le passage d’un contrat de travail à un contrat commercial permet à l’entreprise d’écarter certaines contraintes liées au droit du travail et, ensuite, les personnes occupant ces emplois atypiques se retrouvent désavantagées dans l’accès aux prestations d’aide à l’emploi (Boltanski, Chiapello 2011, p. 358).

La crise économique a intensifié le recours à cette flexibilité externe (Marchand, Minni 2010). Entre 2003 et 2013, le nombre de CDD de moins d’un mois a doublé tandis que le nombre de CDI proposés est resté stable (Pôle emploi 2014, p. 11). Désormais, sur vingt millions de contrats proposés chaque année, les deux tiers sont des CDD de moins d’un mois. La diversité et la discontinuité des formes de l’emploi vient supplanter le paradigme de l’emploi homogène et stable (Castel 1999, p. 648), ce qui provoque un marché dual du travail que les économistes expriment au travers des notions de « marché primaire » et de « marché secondaire » (Valette-Wursthen 2013). Le marché primaire correspond à un emploi stable et des salaires qui progressent à l’ancienneté tandis que le marché secondaire se caractérise par une précarité de l’emploi et des rémunérations faibles.

Ces nouvelles pratiques de contractualisation de la relation d’emploi ont un impact direct sur les transitions professionnelles (Barbier, Nadel 2000, p. 93). Ainsi, depuis le milieu des années 1970, le nombre de transitions professionnelles ne cesse d’augmenter (Commissariat général du plan 2003, p. 24). Cette augmentation résulte principalement de l’accroissement des transitions avec un passage par le chômage (Flamand 2016, pp. 5-9). Elles représentaient une transition sur cinq dans en 1975 contre 52,0 % sur la période de 2003 à 2008 et 56,7 %

sur la période de 2008 à 2014. Le passage par le chômage représente souvent une rupture lourde de conséquences dans les trajectoires professionnelles et peut entraîner des déclassements au sens des mobilités descendantes en termes de qualification (Lizé, Prokovas 2007). En outre, le risque de chômage est davantage déterminé par les caractéristiques du dernier emploi que par la formation initiale (Bruyère, Lemistre 2006). Plus généralement, les caractéristiques de l’emploi occupé dans le passé influencent les transitions professionnelles (Nicholson, West 1989) et les trajectoires futures (Bruyère, Lizé 2010). Ainsi, plus qu’une crise de l’emploi, on assiste à une crise de l’avenir (Boisard 2009, p. 174). La Figure 4 présente le taux de transition annuels de l’emploi vers le chômage selon le type de contrat entre 2003 et 2014.

Figure 4 : Taux de transition annuels de l’emploi vers le chômage selon le type de contrat

entre 2003 et 2014

Champ : France métropolitaine, personnes de 15 ans ou plus Source : Flamand 2016, p. 20

Au cours des trois dernières années, 26,9 % des personnes en emploi ont connu une transition professionnelle (Adecco Groupe France, et al. 2018, pp. 8-13). Ces transitions prennent différents visages : les formés, les mobiles, les re-actifs, les pré-actifs, les réorientés, les polymorphes. Les « formés » [2,1 % des actifs] ont bénéficié d’une formation ou d’une certification. Les « mobiles » [7,8 % des actifs] ont connu des formes d’emplois temporaires exigeant des transitions récurrentes. Les « re-actifs » [5,8 % des actifs] ont dû s’éloigner de l’emploi pendant un certain temps avant de revenir, notamment dans le cadre d’un congé

maternité et/ou parental. Les « pré-retraités actifs » [1,9 % des actifs] cumulent leur retraite avec une activité que certains d’entre eux considèrent comme une vocation. Les « réorientés » [1,5 % des actifs] ont changé de profession ou de domaine d’activité sans avoir eu recours à une formation. Les « polymorphes » [7,8 % des actifs] cumulent plusieurs types de transition présentés dans les catégories précédentes.

Ces transitions professionnelles sont des situations stressantes pour les personnes concernées (Hamburg, Coelho, Adams 1974). Un changement de carrière est rarement une transformation soudaine, faisant passer d’une situation de travail à une autre, sans écueils ni renoncements (Deltand 2017). La reconversion n’est pas le fruit d’une volonté personnelle qui donnerait à chacun la force de s’arracher aux pesanteurs sociales et de reprendre en main sa vie professionnelle mais apparaît comme le produit de la combinaison particulière de forces internes et de forces externes (Denave 2015, p. 37). Si certaines personnes choisissent de changer d’entreprise dans le but d’obtenir un emploi potentiellement plus enrichissant, d’autres sont obligées de trouver un nouvel emploi parce que leur entreprise réduit ses effectifs, supprime progressivement des postes, se restructure ou parce qu’elles sont renvoyées (Raider, Burt 1996). Qu’ils soient liés à une inadéquation de compétences, à un licenciement ou à des chocs de la vie privée, les accidents de carrière sont devenus des évènements inévitables de la vie active (Margolis, Yassin 2017, pp. 101-103).

Cette instabilité croissante dont sont victimes les salariés fragilise leur identité professionnelle (Laval 2004, p. 37). Cette identité ne concerne pas seulement le choix d’un métier ou l’obtention de diplômes mais correspond à la construction personnelle d’une stratégie identitaire mettant en jeu l’image de soi, l’appréciation de ses capacités et la réalisation de ses désirs (Dubar 2015, p. 114). En outre, cette identité implique une reconnaissance par les autres (Sainsaulieu 2014, p. 422) qui peut s’exprimer au travers de l’organisation, des supérieurs hiérarchiques, des clients ou des collègues (Bigi, et al. 2015, p. 283). L’efficacité symbolique de cette reconnaissance provient des jugements proférés qui portent sur l’utilité et la beauté (Dejours 2011, pp. 23-24). Le « jugement d’utilité » fait référence au désir du salarié de se sentir utile économiquement, socialement ou techniquement. Le « jugement de beauté » s’énonce toujours en termes esthétiques et octroie en retour l’appartenance à un collectif, à un métier, à une communauté.

Plus de transitions, ce sont également des négociations et des transactions sans cesse renouvelées, mais aussi des arbitrages incessants entre les paramètres situationnels et les aspirations à une vie professionnelle mobilisatrice (Chauvet 2018). Les dilemmes sont plus nombreux aujourd’hui et plus difficiles à résoudre, en lien avec la faible prévisibilité des conséquences des décisions prises. Sans le sentiment de sécurité et les soutiens psychologiques procurés par le cadre protecteur des petites communautés et des traditions (Giddens 1991, pp. 33-34), les salariés se retrouvent livrés à eux-mêmes (Castel 2003, p. 45) dans une situation de vulnérabilité croissante (Lallement 2007, p. 337). C’est pourquoi, au sein d’un marché du travail de plus en plus flexible, il est nécessaire de développer davantage de structures de soutien pour accompagner les personnes (Watts 2000).

Les marchés transitionnels du travail désignent l’aménagement systématique et négocié de l’ensemble des positions temporaires de travail et d’activité dans un pays ou une région (Gazier 2005, pp. 131-134). Ils reposent sur plusieurs principes de fonctionnement : renforcer le pouvoir individuel, rechercher l’efficience dynamique, rechercher l’emploi durable et activer les coopérations (Gazier 1999). Pour renforcer le pouvoir individuel, il faut donner aux personnes qui font face à des transitions critiques à un moment donné de leur vie, les moyens de les gérer, non seulement sans conséquence négatives cumulatives, mais aussi en conservant ou en reprenant l’initiative. Rechercher l’efficience dynamique, c’est économiser l’argent public en finançant des activités socialement utiles et inciter l’ensemble des acteurs du marché du travail à substituer des dépenses actives à des dépenses passives. Rechercher l’emploi durable, c’est l’accès à l’emploi régulier et non la multiplication de circuits de petits boulots sans perspectives de promotion. Activer les coopérations, c’est travailler avec les réseaux locaux et les services de l’emploi, notamment les partenariats publics-privés.