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L’attachement opportuniste au genre journalistique

environnement médiatique concurrentiel

2. L’attachement opportuniste au genre journalistique

Nous défendons donc l'hypothèse que l'appropriation des services multimédia ne peut pas être abordée indépendamment des attachements aux contenus médiatiques et, plus particulièrement, au genre journalistique. Mais ce format d'attachement est spécifique dans la mesure où il s’inscrit dans des enjeux concurrentiels forts. C’est sous l’impulsion de ces enjeux que nous qualifions l'attachement aux news de format d'attachement opportuniste.

« Pour eux [les "opportunistes"], la musique classique se présente comme une

occasion : à la différence des "aventuriers", ils ne construisent pas leur rapport à la musique comme une activité de conquête en perpétuel développement. La musique vient à eux, se présente, sans qu'ils aient plus à faire qu'accepter cette offre. »184

Antoine Hennion précise à quel point ces « opportunistes » se démarquent des amateurs « familiers » dont il traite dans son enquête185. Ils maîtrisent peu leur consommation, ils se laissent porter par les circonstances, ils entretiennent leur goût en dilettante. Cette forme d'amateurisme est au cœur de la relation au genre journalistique. Les jeunes technophiles qui attachent une grande importance au fait de se tenir informés s'ouvrent aux situations quotidiennes. Ils lisent les quotidiens gratuits qu'on leur tend, survolent les news du portail Web de leur fournisseur d'accès, naviguent sur le téléphone qu'ils ont dans leur poche. Ils ne sont pas assimilables aux lecteurs de la presse régionale fortement attachés à leur quotidien local. Leur posture les incite à se mettre en situation

182 Hennion, 2005A.

183 Maisonneuve, Teil, Hennion, 2002.

184

Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000, p. 123.

de « disponibilité à être pris par quelque chose »186, par les news mais surtout par le dispositif médiatique qui les diffuse. Ils forment un public dont les dispositions convergent avec les « dispositifs de captation »187 : les distributeurs de gratuits, Orange World, etc. Ils s'ouvrent à ce que nous appelons la concurrence entre les supports et les genres médiatiques. Ils en font une ressource pour renouveler leurs attaches aux news et, plus généralement, aux autres genres médiatiques.

Autrement dit, cet attachement est fait d'activité et de passivité : « Il ne s’agit pas de faire l’éloge de la passivité contre l’activité, on le voit, mais bien de montrer qu’elles sont les deux faces d'une même activité passionnelle »188. La passion pour les nouvelles technologies est première, elle invite les mobinautes à manipuler leur téléphone dès que l'opportunité se présente. Si dans cette relation au dispositif médiatique, la relation aux contenus peut être secondaire, elle n'est jamais un pur prétexte, elle oriente et donne sens aux usages. Pour que ces utilisations s'ancrent dans les activités médiatiques et deviennent familières, elles doivent converger avec l'attachement aux contenus. L'usager, aussi technophile soit-il, ne peut pas se complaire dans cette pure expérimentation de sa dextérité. La manipulation d'un gadget technologique ne peut pas être une fin en soi ou, du moins, elle ne peut pas l’être sur le long terme.

Il apparaît clairement qu'il est vain de chercher à opposer différents types d'amateurs, différents types d'attachements au genre journalistique en distinguant d'un côté ceux qui cherchent à maîtriser leur pratique et de l'autre côté les opportunistes. Tous les utilisateurs étudiés ici sont opportunistes et ils maîtrisent tous leur pratique à des degrés différents. Ils peuvent, par l'exercice de leur réflexivité189, soupeser leurs préférences, les revisiter et questionner ce qui les lie à leurs pratiques. Ils donnent ainsi sens et cohérence à leur trajectoire de consommation telle qu’elle est distribuée sur différents supports. C'est également à travers leur réflexivité qu'ils orientent leur consommation in situ, une fois engagés dans leurs usages.

« La notion clé est ici celle de la réflexivité, à la fois comme modalité centrale de

l’activité des amateurs eux-mêmes et comme méthode nécessaire pour en rendre compte pour le sociologue. Dire en effet que l’objet musical ou le goût du vin ne sont pas donnés, mais résultent d’une performance du goûteur, performance qui s’appuie sur des techniques, des entraînements corporels, des épreuves répétées, et

186 Ibid., p. 194.

187 Cochoy, 2004.

188

Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000, p. 194.

qui s’accomplit dans le temps, à la fois parce qu’elle suit un déroulement réglé et parce que sa réussite est hautement tributaire des moments, c’est renvoyer dans une large mesure la possibilité même d’une description au savoir-faire des amateurs. » 190

Nous prolongeons cette conception de la réflexivité en considérant que c'est à travers elle que les récepteurs vont donner sens et cohérence à leur relation au genre journalistique. Et ce, sur le long terme de la sédimentation des expériences comme au moment même de leur engagement dans l'activité de réception. C'est à travers elle qu'ils peuvent singulariser les liens qui les attachent aux différents supports médiatiques et aux différentes sources. C'est ainsi qu'ils vont donner sens à leur appropriation des services mobiles multimédia en qualifiant en quoi ils renouvellent leur relation aux informations. Dans la mesure où ce genre est diffusé par l'ensemble des supports médiatiques, il forme une prise pour s'approprier tout nouveau support. Cette prise permet aux individus interrogés, comme au sociologue, de saisir en quoi cette appropriation renouvelle la relation aux autres supports médiatiques et aux autres genres médiatiques.

Seulement, il y a tout un monde entre le fait d'affirmer que les individus donnent sens et cohérence à leur pratique d'information par l'exercice de leur réflexivité et le fait de dire qu'à travers l'exercice de cette réflexivité ils vont planifier, au sens instrumental, la distribution quotidienne de leur pratique d'information autour de différents médias. Par l'exercice de sa réflexivité, un individu peut expliquer pourquoi il écoute la radio en prenant son petit déjeuner, pourquoi il lit la presse dans le métro, pourquoi il va consulter les news de Yahoo sur son lieu de travail, pourquoi le soir il va regarder un JT en dinant en famille. Il peut ainsi donner sens et cohérence à cette fragmentation de sa pratique. Cela ne veut pas pour autant dire qu'il cherche à rationaliser ses usages ou qu'il les planifie. Il est opportuniste, le sens de ses usages est en partie contenu dans les circonstances, par exemple dans le temps mort des transports en commun.

Pour sonder la relation au genre journalistique, il convient donc de partir de la réflexivité telle qu'elle peut s'exprimer en situation d'entretien (cf. Les entretiens comme modalité d'expression de la réflexivité, p. 103). Seulement, cette expression de la réflexivité permet d'avoir un accès extrêmement partiel à ce que l'attachement opportuniste au genre journalistique fait faire à l'individu interrogé. Ce faire faire est enchâssé dans les situations, les dispositifs, les objets et les corps. Nous considérons qu'il

peut s'en saisir tout en ayant que peu de prises pour prendre conscience de leur force attachante.

Prenons un exemple. Lorsque nous avons demandé aux usagers d'expliquer pourquoi ils articulent la lecture des journaux gratuits avec la consultation des flashs infos, durant leur temps de transport, ils invoquent toute une variété de raisons, de préférences. Ensuite, lorsque nous les avons confrontés aux enregistrements vidéo de leur trajet, ils ont réalisé à quel point leur inscription corporelle dans les transports était centrale. Pour être caricatural, disons qu'ils lisent les quotidiens quand ils sont contraints de rester debout et consultent les services mobiles quand ils sont assis. Puisqu'ils recherchent continuellement des places assises, ils recherchent continuellement les conditions leur permettant de fermer leur quotidien pour activer leur téléphone. Autrement dit, ils ne maîtrisent pas, au sens fort, la distribution de leur pratique d'information autour de ces deux usages. Ils se laissent porter par les circonstances, la promiscuité et la disponibilité des places assises. Cela ne veut pas pour autant dire qu'ils sont déterminés par une force extérieure, par une forme de déterminisme que l'on pourrait qualifier d'écologique. Ils savent qu'ils se laissent porter par les circonstances et maîtrisent passivement cette ouverture opportuniste.

Le recours aux enregistrements vidéo est à ce titre très précieux car ils forment un support permettant de confronter les utilisateurs à ces prises situées, qu'ils exploitent autant qu'ils leur répondent, au quotidien. Sans ces enregistrements, il leur est très difficile, par la seule expression de la réflexivité en situation d'entretien, de les identifier et de restituer leur rôle dans la conduite de leur pratique. C'est pour cette raison que nous considérons que ces prises se distribuent essentiellement au niveau préréflexif.

Si nous considérons que les individus peuvent tout à la fois répondre à ces prises situées et se détacher de leur force attractive, nous montrerons comment elles peuplent les environnements quotidiens et comment elles se font discrètes pour rester silencieuses dans l'expression de la réflexivité. C'est pourquoi nous réaliserons des observations ethnographiques, couplées à des enregistrements vidéo, pour sonder les éléments qui se distribuent au niveau préréflexif, qui ne sont pas explicités lors des entretiens et qui échappent au regard de l'ethnographe sans le recours au retour sur image (cf. L'autoconfrontation comme modalité d'expression d'une réflexivité se conscientisant à travers ces attaches préréflexives, p. 192).

Avant de développer cet aspect, précisons comment nos analyses vont se démarquer des études du goût d'Antoine Hennion et de ses collaborateurs. Ils prennent le parti de renoncer au langage des théories de l'action pour permettre à la passion de s'exprimer191. Cette orientation, tout à fait légitime, laisse toutefois transparaître une limite que l'on peut lire dans la description de la figure de l'amateur opportuniste192. Les auteurs ont le mérite de reconnaître leur embarras face à ce type d'amateurisme. Nous souhaitons l'étoffer à travers nos analyses. Pour y parvenir, il est nécessaire de renouer avec le langage des théories de l'action.

Il apparaît dès lors à quel point notre rapprochement avec la pragmatique du goût est spécifique. Nous n'aurons de cesse de montrer comment les récepteurs se laissent guider par les circonstances, s’orientent vers les contenus qui s'offrent à eux et les réceptionnent en dilettante avec une attention distraite. Il va s'agir de prendre le contre-pied de l'amateur passionné pour montrer comment certains registres de goûts sont lâches, comment ils se laissent capter par les circonstances, par les « dispositifs de captation »193, par les « dispositifs passionnels »194. Nous montrerons que ces types de goût ne se construisent pas nécessairement dans l'affirmation positive. Ils se développent très souvent dans la négation, en réponse aux contraintes pécuniaires (« Avant je lisais Libé tous les jours mais c'est un vrai budget ! Alors maintenant je me contente de lire des gratuits »), aux contraintes d'usages (« Je préfère regarder des séries mais comme le réseau n'est pas toujours disponible, je lis des gratuits. Finalement, j'aime bien ça ! »), aux contraintes des situations d’usage (« Je préférerai regarder des programmes TV dans le métro mais j’ai peur de me faire voler mon téléphone. Du coup, je continue de lire Libé et j’attends d’arriver au travail pour regarder le flash info »), etc. Pour comprendre cette affirmation des attachements dans la négation, il nous paraît pertinent de renouer avec les théories de l'action en posant de nouveau la question des « buts » de ces activités culturelles.

191 Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000.

192 Ibid., p. 123-124.

193

Cochoy, 2004.

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