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Vers une approche pragmatique des activités médiatiques prises dans des formes de multi-activité

L'APPROPRIATION DES SERVICES MULTIMÉDIA EN SITUATION DE MOBILITÉ

II. Vers une approche pragmatique des activités médiatiques prises dans des formes de multi-activité

A travers ce dispositif méthodologique, nous cherchons à décrire comment les usages des supports médiatiques, notamment ceux de la Mobile TV, peuvent être indexés sur la configuration des situations. Nous défendons donc l’hypothèse que la propension à activer les pratiques médiatiques est à appréhender de manière endogène entre l'horizon intentionnel des individus, soit les buts qu’ils visent à travers leurs activités médiatiques, et la configuration des situations quotidiennes.

David Morley a posé les bases d’une telle approche en s’intéressant tout d’abord au « contexte d’écoute » de la télévision dans la cellule familiale282, puis en abordant l’inscription des supports d’information et de communication dans les foyers283. S’il s’est intéressé à la dimension des routines quotidiennes qui cadrent les « contextes d’écoute », il a avant tout fondé ses analyses sur les interactions développées par les membres de la famille autour du petit écran. Si ces deux dimensions restent incontournables pour développer une approche ethnographique sur les contextes de réception de la télévision, elles s’appliquent plus difficilement aux usages des autres supports médiatiques. En effet, dans la plupart des cas, la réception se fait en silence quand le récepteur est seul. Si l’on croise les diverses confrontations aux discours journalistiques, il apparaît qu’elles se déroulent souvent au sein d’interactions d’« inattention civile »284 non fondées sur des activités communicationnelles. Dès lors, même s’il est pertinent de chercher à reconstituer les modes de réception et l’ancrage contextuel des usages autour des échanges verbaux entre les co-récepteurs285, il n'est pas possible d'adopter ici cette entrée contrairement à ce qui peut être réalisé autour de la réception télévisuelle domiciliaire286.

Pour aborder ces usages solitaires et silencieux, il est intéressant de s’appuyer sur les théories de l’action située. Elles permettent tout d’abord d’assimiler les plans d’action, telles que les stratégies de recherche d’information, à de simples ressources287 orientant les usages. Elles donnent également la possibilité de référer l’activation des usages et leur

282 Morley, 1986. 283 Morley, Silverstone, 1990. 284 Licoppe, Inada, 2005. 285 Relieu, Olszewska, 2004. 286

Crabtree, Rodden, 2004 ; Relieu, Zouinar, La Valle, 2007.

déroulement aux multiples prises locales288, et notamment aux agencements spatiaux289, sur lesquels les individus prennent appui. Dans cette optique, nous allons proposer une lecture pragmatique de l’activité de réception des informations en montrant comment les différentes phases qui la composent, que ce soit l'intention d'utiliser un support, le choix de ce support et les usages qui en sont faits, sont co-déterminées par l’individu et les prises des situations quotidiennes. Ces prises sont formées par l’environnement ambiant et par les médias à disposition, mais aussi par les activités réalisées en parallèle des usages (se déplacer,…) et par les individus en présence (passagers,…). Nous tenterons de montrer comment, au cours des différentes phases de l’activité de réception, ces prises sont saisies comme pertinentes pour en orienter et en structurer la conduite.

Si les entretiens nous ont permis de recueillir l'expression de la réflexivité des utilisateurs, ils les installent dans une abstraction leur permettant difficilement de rendre compte des prises, des attaches situées qui se distribuent au niveau préréflexif de leur activité. Comme il leur est difficile de saisir certaines des incitations situées qui les invitent à activer leurs usages, il s'est avéré pertinent de recourir à un dispositif d'enregistrements vidéo. A l'aide de ces vidéos, il devient possible de voir émerger les usages des supports médiatiques, et notamment des téléphones multimédia, au cours des différentes phases de la mobilité, en fonction du faisceau d'activité dans lequel les individus sont engagés. Il s'agit maintenant de préciser notre utilisation des lunettes caméra pour ouvrir le débat sur le traitement des données vidéo qui sera réalisé. Nous allons notamment préciser comment la méthode de l’autoconfrontation290 va nous permettre de redonner la parole à ceux dont les usages silencieux ont été filmés.

a) Contourner l'intrusivité du dispositif d'enregistrement par l'implication des

participants

Pour comprendre notre291 usage des lunettes caméra, il convient de commencer par

comprendre ce qu'elles médiatisent. Ce dispositif d'enregistrement vidéo292, tel que nous nous le sommes approprié, offre un double avantage. Il est d'une part embarqué par le

288Quéré, 1999.

289 Conein, Jacopin, 1994 ; Kirsh, 1995.

290 Theureau, 2000, 2004.

291 Je remercie ici Julien Morel qui m’a aidé à mettre en place ce dispositif avant de m’aider à analyser les enregistrements vidéo ainsi recueillis.

participant sans que la présence d'un observateur extérieur soit nécessaire. On voit par exemple, à travers la capture d'écran d'une prise de vue contextuelle (cf. ci-dessous), que le participant embarque avec lui les lunettes caméra. Il peut les utiliser seul et lancer de lui-même l'enregistrement en suivant les recommandations fournies, c'est-à-dire avant de quitter son domicile pour le couper avant d'arriver sur son lieu de travail.

On peut donc percevoir l'autre avantage de ce dispositif. Comme le participant en gère seul l'utilisation, il peut à tout moment contourner les règles d'usage prescrites. Il peut déchausser les lunettes quand bon lui semble, comme cela a pu arriver lors des contrôles par les agents RATP. Et, il peut couper l'enregistrement quand bon lui semble, comme cela a pu arriver quand une participante est tombée sur une amie avec qui elle a discuté durant son temps de transport. De plus, comme le participant collectionne jour après jour les cassettes Mini-DV de ses enregistrements, il a le loisir de conserver celles qu'il juge trop intrusives. Cette possibilité, que nous leur avons clairement exprimée, a été saisie à quelques reprises. Elle est très importante car, lorsqu'une personne reçoit un appel, a fortiori un appel visiophonique, elle n'a pas forcément envie que l'indiscrétion du sociologue se glisse, en différé, dans son intimité.

Nous insistons sur la liberté accordée aux participants pour plusieurs raisons. Tout d'abord, en raison du fait qu'un tel dispositif peut être potentiellement intrusif. Pour inciter des utilisateurs à participer à cette étude, malgré le caractère intrusif des enregistrements vidéo, nous les avons rémunérés. Mais, une telle rémunération ne saurait en aucun cas suffire. Pour que cette méthode fonctionne, il faut qu'elle amuse les participants. S'ils n'éprouvent aucune sorte de plaisir ou ne serait-ce qu'un brin de curiosité, ils désinvestissent leur participation. Ce détail est très important. Il explique en partie

Photo 5 : Prise de vue contextuelle Photo 4 : Prise de vue subjective

pourquoi notre échantillon est composé de jeunes hommes technophiles car ils sont les plus disposés à être amusés par ces lunettes. Dès lors, nous nous sommes efforcé d’amener les participants à investir cette démarche, à en retirer un certain plaisir, à en faire la critique le cas échéant.

C'est pourquoi, après en avoir fait l'expérience, nous avons pris le parti de ne pas suivre les participants durant leur déplacement. Une telle intrusivité est insoutenable par chacun des partis. En effet, lorsqu'ils sont dans les transports en commun, les participants s'évertuent à rechercher une place assise. Très bien, mais que fait l'observateur dans ces cas là ? Se poste-t-il en face du participant, avec son calepin en main, au risque d’être au centre de l’attention de ce dernier ? S'assoit-il à côté de lui au risque de dénaturer l'objet de son observation ? S'assoit-t-il à distance au risque de se limiter à observer le parfait agencement des sièges qui accueille le participant ? Le recours aux lunettes caméra permet de colmater certains biais des observations ethnographiques, leur intrusivité n'étant en rien comparable à celle du regard de l'observateur équipé d'un calepin. Ceci est d'autant plus vrai que le participant peut à tout moment couper l'enregistrement, le visionner et, éventuellement, perdre malencontreusement la cassette Mini-DV. C'est en cela que nous nous sommes efforcé de déplacer la rigueur de l'intrusivité d'un observateur extérieur vers le jeu autour du dispositif d'enregistrement. L'empreinte de ce jeu dans la définition des situations d'observation nous semble de très loin préférable à celle de la présence de l'observateur.

Au-delà de cet aspect, le recours aux enregistrements permet de visionner à l’infini une même scène293. Il permet ainsi de relever des appuis à la conduite des activités qu’un observateur pourra difficilement repérer aux premiers coups d’œil et qui seront, dans l’effervescence de la situation, difficiles à coucher sur un calepin. Le recours aux enregistrements vidéo offre également la possibilité de partager les observations avec d’autres personnes, en leur montrant concrètement ce sur quoi les analyses sont fondées, en leur ouvrant ainsi une voie royale pour critiquer les partis pris294. Comme nous allons maintenant le voir, c’est autour de cette possibilité que la méthode de l’autoconfrontation295 a été développée afin de faire participer les usagers, dont les usages ont été filmés, à la recomposition de l’organisation séquentielle de leur activité (cette

293

Atkinson, Heritage, 1984.

294 Sacks, 1984. Je remercie ici Christian Licoppe d’avoir exploité cette possibilité afin de m’aider à approfondir l’analyse des enregistrements vidéo.

recomposition est traduite en annexes sous la forme des retranscriptions de séquences vidéo, p. 390). C’est notamment pour cette raison que nous considérons les individus interrogés comme des « participants ».

b) L’observation de l’organisation séquentielle des activités

Les suivis ethnographiques ont donc été effectués à l'aide de lunettes caméra, portées par les participants, dans le but de recueillir l’entrelacement des activités médiatiques qu’ils développent durant leur déplacement. Ce dispositif méthodologique a été mis en place afin de recueillir les éléments situés sur lesquels ils prennent appui pour déployer leur usage de la Mobile TV et, plus généralement, pour bifurquer d’un support médiatique à l’autre. Ces éléments sont nombreux. On peut penser au rôle joué par la disponibilité du réseau téléphonique sur l’engagement dans la réception de la Mobile TV. De même, la promiscuité plus ou moins importante des transports en commun joue un rôle important puisqu’elle contraint les utilisateurs à adopter des postures corporelles spécifiques (se tenir debout ou être assis, être collé aux vitres ou s’accrocher à une barre de maintien, etc.). Dans cette optique, les enregistrements permettent de saisir comment la configuration des transports peut co-orienter la réception de la Mobile TV. En ce sens, il devient possible de décrire l’orientation de regard des utilisateurs par rapport à celle des co-présents. Orientent-ils leur engagement visuel dans la réception vers des « espaces neutres »296 (le sol, l’extérieur) ? Ou font-ils en sorte de conserver les interactants les plus proches dans leur champ de vision en restant vigilants sur ce qui se joue autour de l’écran des téléphones multimédia ?

Il n’y a pas lieu ici de proposer de manière abstraite un catalogue de ces éléments situés. Retenons simplement pour l’instant que les lunettes caméra permettent de substituer aux interprétations extérieures les opérations pratiques mises en œuvre par les participants297. Elles permettent dès lors de décrire comment les usages sont ancrés dans les déplacements et, plus précisément, comment ils viennent s’indexer sur les situations d’usage. A travers eux, il devient possible de retranscrire l’organisation séquentielle d’une activité en décrivant les phases qui la composent, les appuis dont elle procède, la finalité qu’elle vise. En tant qu’observateur extérieur, il nous est possible de retranscrire

296

Murtagh, 2002.

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