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Inscrire l’activité de réception dans le faisceau des activités sociales

environnement médiatique concurrentiel

3. Inscrire l’activité de réception dans le faisceau des activités sociales

En ciblant le moment de l'appropriation de la Mobile TV, nous serons particulièrement attentif aux conditions de la réception des contenus médiatiques et à l'inscription des acteurs dans les différents environnements d’usage. Seulement, en leur accordant toute notre attention, nous allons être amené à densifier l'activité de goûter. La relation aux contenus médiatiques n'est pas seulement dépendante des environnements, des circonstances pratiques et des dispositifs de la réception. Elle est également dépendante des activités développées en parallèle des usages.

Les études sur le goût d'Antoine Hennion et de ses collaborateurs ne prennent pas en compte cette dimension car la description des pratiques passionnées ne la rend pas pertinente. Le passionné va faire en sorte de créer un espace lui permettant de s'adonner pleinement à l'activité de dégustation. En revanche, pour comprendre en détail les arts de faire opportunistes, il est pertinent d'élargir le regard, de se détourner de l'activité de goûter pour l'articuler avec les activités périphériques sur lesquelles elle vient se greffer. Ceci est d'autant plus nécessaire lorsqu'on cible la relation aux informations journalistiques. Leur réception est souvent rendue pertinente par certaines activités : l'écoute de France Info est rendue pertinente par l'activité de conduite automobile, la consultation des sites d'information par l'activité de navigation ou par l'activité professionnelle autour du poste informatique, la lecture de la presse par l'activité de déplacement, etc. Les opportunistes exploitent ces activités permettant, et rendant même pertinente, l'activité de réception des news.

Nous avons jusqu'ici montré en quoi la pragmatique du goût nous paraît pertinente pour enrichir les études d'usage en permettant d'aborder l'appropriation des dispositifs médiatiques à travers les attachements aux contenus. Il s’agit maintenant d’ouvrir cette démarche en articulant les activités culturelles, qu’elle prend pour objet, avec les activités sociales au sein desquelles elles viennent s’encastrer. Pour cela, nous convoquons la pragmatique de l’usage des poussettes195 (cf. chapitre 2, p. 55) de Laurent Thévenot afin d'appréhender ces pratiques d’information opportunistes sous toute leur complexité.

A travers sa pragmatique de l'usage, Laurent Thévenot va dans le sens de la sociologie de l'appropriation en considérant que le moment ultime de l'appropriation est celui où les usagers contournent les modes d'emploi pour développer des logiques

d'usages en phase avec leurs attentes. Il montre que ces attentes sont situées localement et qu'elles émergent du faisceau d'activités dans lequel les utilisations fonctionnelles viennent s'encastrer. Il en va de même avec des objets-dispositifs plus complexes comme les téléphones multimédia. Il s'agit même d'un des principaux arguments de ventes des opérateurs : offrir l'accès à l'Internet mobile et à la Mobile TV, quel que soit l'endroit où se trouve l'abonné, quand il le veut, c'est-à-dire au moment même où son attente va émerger du faisceau d'activité dans lequel il est engagé. Par exemple, l'activité de déplacement dans un transport en commun va faire émerger l'attente d'un divertissement.

Il va de soi que l'attente formulée à l'égard des dispositifs médiatiques est difficilement comparable avec celle formulée à l'égard d'un dispositif aussi fonctionnel que les poussettes. Ce ne sont pas des moyens, au sens des théories de l'action, dans la mesure où ils ne permettent pas de réaliser des tâches simples comme déplacer un enfant. Ils constituent de réels « moyens » permettant à la fois de réaliser des tâches, comme coordonner une rencontre avec quelqu’un, et des activités à part entière, comme s'informer sur l’actualité du jour. Autrement dit, l'usager leur adresse des « buts » différents, ayant une finalité propre. Cette « finalité » n'est pas celle théorisée par les théories de l'action. C'est pour cette raison que Antoine Hennion et ses collaborateurs ont choisi de se détourner du langage de ces théories et de celui de la théories de l'acteur-réseau car « il s’agit toujours d’action – même si elle se trouve située-collective-distribuée-partagée avec des non-humains »196. L'activité de goûter ne renvoie pas à l'action des théories de l'action, dans la mesure où elle ne tend pas vers les mêmes buts. Elle recherche moins l’efficience que le plaisir. La structuration de son cours d’action, en tâches et en opérations, n’est pas tant polarisée vers l’optimisation que vers le déroulement aléatoire de la découverte opportuniste. Il n'y a dès lors plus lieu de se poser la question de l'agentivité, du « Qui agit ? » ou du « Qu'est-ce qui fait agir ? ».

« Le passage en cause se joue ici entre l’activité, ou plutôt « l’agency », la capacité à agir pleinement avec des intentions, des buts et des moyens, et la passivité, ou plutôt la « patience » si on lui redonne la force de son étymologie première, la capacité à ressentir, la disponibilité à être pris par quelque chose. Il ne s’agit pas de faire l’éloge de la passivité contre l’activité, on le voit, mais bien de montrer qu’elles sont les deux faces d’une même activité passionnelle, chacune étant le moteur et le support de l’autre, et le passage entre elles signant la réussite de leur effet commun, décrit comme un juste retour, mais un retour au centuple, pour lequel le passionné donnerait tout. »197

196

Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000, p. 176.

A travers sa théorie de la passion, inscrite au fondement de la pragmatique du goût, Hennion cherche à sortir de cette conception de l'action développée autour de la question de l'agentivité. L’étude des attachements aux objets culturels se démarque donc de l’étude de l’action car les causes de l’activité de goûter sont si nombreuses, à la fois humaines et non humaines, qu'il convient de se contenter d’observer ce qui est en train de se jouer en situation sans rechercher qui, des acteurs, des objets, des dispositifs ou des situations, tirent les ficelles. L'engagement dans une activité culturelle répond plutôt à « la disponibilité à être pris par quelque chose »198 que nous avons reprise à notre compte en la situant au cœur des arts de faire opportunistes.

Nous partageons cette conception de l'activité orientée vers les Objets culturels car, même si elle tend vers des buts moins efficients que ceux théorisés par les théories de l'action, elle ne constitue pas pour autant une activité « vide ».

« Activité au sens plein, donc, impliquant de façon ouverte, tentative, bien d'autres

éléments que les sons et les morceaux eux-mêmes: un cadre collectif, d'abord, une accumulation de façons de faire, d'entraînements ; et un ensemble de dispositifs matériaux, discursifs, de nombreux objets et supports sur lesquels l'appuyer; c'est enfin aussi un corps et un esprit qui, sur un mode parfois plus personnel, parfois plus collectif, se font peu à peu à la musique – ce qu'on appelle un goût, justement. »199

Seulement, nous sommes amenés à nous démarquer de cette conception pour permettre aux attachements opportunistes aux news de s'exprimer. En effet, pour les comprendre, il convient de croiser et de confronter les « buts » opportunistes des activités culturelles, ceux qui émergent des situations et du faisceau d'activité dans lequel l'usager est engagé, avec les « buts » clairement identifiables des activités périphériques. Cette superposition de ces deux registres de buts, nous permet de coller aux multiples activités que les individus gèrent de front. Par exemple, il convient de croiser la gestion de l'activité de déplacement, qui a pour but d’atteindre une destination, avec l'activité de réception des news qui tend vers un but indécis : se tenir informé sous un horizon d'attente relativement flou.

En mobilisant le langage des théories de l'action, nous allons chercher à décrire comment les individus enrichissent les buts rébarbatifs des tâches quotidiennes avec les buts indécis des activités culturelles. On peut par exemple observer que la lecture des activités culturelles réalisée à travers le prisme des théories de l'action, telle qu'elle est

198

Ibid.

opérée par certaines études sur les Human-computeur Interaction, revient à en faire des passe-temps, de purs divertissements sans buts, orientés vers des contenus substituables les uns aux autres, bref des formes de zapping occupationnel. Or, nous montrerons à l'inverse que les déplacements, en tant qu’activité orientée vers un but précis et mobilisant des moyens précis, ne prennent sens, et ne font sens aux yeux des individus, qu'à travers les activités culturelles développées en parallèle de leur conduite. C’est ainsi que les buts de cette activité de déplacement, et le sens qui lui est assigné, déborde nettement du cadre étroit des deux destinations à relier. Ces buts s’hybrident avec la finalité des activités culturelles. C’est ainsi que le fidèle lecteur du Monde peut s’identifier et se présenter comme tel car, jour après jour, il exploite ses temps de transport pour fidéliser ses lectures. Nous allons donc inscrire au cœur de notre démarche cette tentative de superposition, et de co-définition, des différents registres de « buts » poursuivis à travers la gestion conjointe des activités multiples.

II.Appréhender les activités de réception et de déplacement comme une

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