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L’apollinien et le dyonisiaque

5.4 L’art musical pansonore

5.4.3 L’apollinien et le dyonisiaque

Les idées wyschnegradskiennes qui s’apparentent à l’esthétisme mystique, révèlent la nette in‡uence des idées développées par Oswald Splengler et Friedrich Nietzsche. La vision diachro- nique de l’évolution musicale de Wyschnegradsky emprunte des éléments de ré‡exion du Déclin de l’Occident. Le groupe faustien, qui n’est jamais nommé, semble bien délimité dans l’histoire de la musique présentée dans La loi de la pansonorité. L’idée qu’il existe une correspondance des arts et des sciences, que cette correspondance est marquée par des ruptures caractéristiques qui autorisent la délimitation de groupes d’arts bien ordonnés, que l’homme faustien doit “vaincre par l’art la réalité de l’espace in…ni ”2, et que le groupe faustien s’oppose au groupe apollinien sont des thèmes développés par Spengler que l’on retrouve chez Wyschnegradsky. De même, l’idée que la fugue et le style fugué qui se caractérisent par di¤ érenciation et intégration in…nies est un élément structurant de l’histoire universelle, qui trouve des résonances dans les dévelop- pements du calcul in…nitésimal, que “la métamorphose de la musique post-beethovénienne en une seconde peinture”soit un élément de cette morphologie historique et aussi l’idée développée par Spengler qu’avec le Tristan de Wagner disparaît le dernier des arts faustiens et que cette oeuvre est “la clé de voûte gigantesque de la musique faustienne” sont autant de points com- muns entre Spengler et Wyschnegradsky. C’est aussi la loi de l’expression des contraires et de la trinité dialectique qui est exprimée dans les trois systèmes physiques présentés par Spengler.

âme apollinienne magique faustienne

physique statique chimie dynamique

mathématiques géométrie euclidienne algèbre analyse supérieure

conception du mouvement mécanique des états des formes secrètes des processus

“La méthode chimique de style arabe est le signe d’une nouvelle conscience cosmique. Son invention se rattache au nom de cet énigmatique Hermes Trismegistos, qui doit avoir vécu à

Alexandrie en même temps que Plotin et Diophante, l’inventeur de l’algèbre. Tout d’un coup, la statique mécanique, science naturelle apollinienne, touche à sa …n”3. L’idée qu’un objet n’est pas

seulement au repos (statique) ou en mouvement (dynamique), mais qu’il puisse être sublimé (chimie) est séduisante. Mais elle se charge de connotations alchmiques, qui ne s’accordent pas avec la rigueur scienti…que de notre siècle. Wyschnegradsky ne suit, d’ailleurs, pas cette organisation tripartite. Il rejette l’image irrationnelle “des formes secrètes” placée sous l’égide d’Hermès Trismegiste, mais accepte volontiers l’idée de la conscience cosmique et d’une troisième voie synthétique, comme expression du pansonore et conserve cette opposition entre l’apollinien et le faustien qu’il étend à la divinité dionysiaque, empruntant à La naissance de la tragédie de Nietzsche quelques unes de ses idées centrales.

En premier lieu, il y a cette idée que la musique est l’essence de toute création artistique, qui est une notion shopenhauerienne qui sera reprise par Nietzsche. “...en faisant appel au langage des scolastiques : on dirait que les concepts abstraits sont les universalia post rem, que la musique révèle les universalia ante rem, et que la réalité fournit les universalia in re.”4 La musique est donc une généralisation des concepts, une metathéorie de l’abstraction pure. Elle est aux concepts ce que les concepts sont aux choses. Elle permet d’exprimer tous les sentiments par le nombre in…ni de ses mélodies et sa puissance d’engendrement conceptuel est in…nie. C’est pourquoi “la musique est le noyau des choses, l’essence intime des phénomènes”.

Wyschnegradsky emprunte à Nietzsche et à Schopenhauer l’opposition de l’art plastique (apollinien) et de l’art musical (dionysiaque). “A l’inverse, dit Nietzsche, de ceux qui s’em- pressent de faire dériver les arts d’un principe unique, pris comme la source nécessaire de toute oeuvre d’art, je tiendrai mon regard …xé sur les deux divinités grecques de l’art, Apollon et Dio- nysos, en qui je reconnaîtrai les vivants représentants à l’évidence, de deux mondes distincts de l’art - et distincts dans leur essence la plus profonde comme dans leurs buts les plus élevés. Apollon, lui, se dresse à mes yeux comme le génie trans…gurateur du principium individuationis, par qui seul peut se produire la délivrance dans l’apparence - alors qu’à l’appel jeté par Dionysos dans la jubilation mystique, les frontières de l’individuation volent en éclats, frayant ainsi la voie qui mène jusqu’aux Mères de l’être, jusqu’au tréfonds le plus intime des choses.”5 Dans la

3

Ibid., p 365-366.

4F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, p 99. 5

mythologie grecque, le …ls de Zeus et de Sénélé, mis en pièces par les Titans, renaît sous la forme du Dieu Dionysos, symbole de l’éternel retour, pour inaugurer le règne de l’Unité. Les mystères d’Eleusis et les grandes dionysies commémorent la réincarnation du Dieu. La foule revit la mort et la résurrection de Dionysos en mangeant des viandes crues, amène la statue de Dionysos dans l’enclos sacré du théâtre où commence le concours de dithyrambes. C’est là que se situe la naissance de la tragédie, qui est née de la musique, du dithyrambe choral. En célébrant le Dieu et en communiant par les viandes, le choeur s’identi…e au Dieu réincarné. Ainsi le partage entre les vivants et les Dieux s’estompe dans les dionysies. Au plus profond d’elle-même, la musique incarne la connaissance dionysiaque, car elle est le miroir de la volonté universelle. “Notre dé- veloppement musical est l’irruption de l’instinct dionysiaque” dit Nietzsche dans les Fragments posthumes. Chez Nietzsche comme chez Wyschnegradsky, l’apogée est la réunion de Dionysos et d’Apollon, qui s’e¤ectue grâce à la musique et qui est dans la pensée wyschnegradskienne l’expression de la pansonorité.

Chapitre 6

Le continuum sonore

La di¤érence essentielle entre la conscience musicale tonale et la conscience musicale moderne est que la première conçoit l’espace musical de manière discrète comme un ensemble de sons ou de fréquences isolés et la seconde comme une suite continue de fréquences. Pour la conscience tonale, l’espace entre deux sons est un vacuum absolu, pour la conscience moderne une plénitude riche d’événements sonores. Pour Wyschnegradsky, la conscience classique “ignore le concept de l’espace musical comme une entité”, car elle refuse la réalité du phénomène acoustique du son emplissant l’espace de manière continue. “Par contre, pour la conscience atonale, c’est l’espace qui est une donnée, une réalité. Il existe indépendamment des sons musicaux qui le remplissent et ces derniers ne sont que des points de repères qui le subdivisent et dont le rôle est de …xer notre attention sur tel ou tel endroit de cet espace.” La tâche du compositeur est donc de se focaliser sur des régions de l’espace. Cette territorialité implique chez Wyschnegrasky la nécessité d’une étude analytique des continuums. Cette opposition du vide et du plein fonde la dé…nition du principe pansonore.

6.1

Le continu et le discontinu

Le milieu pansonore est l’incarnation parfaite de la continuité, alors que l’univers des sons musicaux …xes est, de par son caractère discret, l’illustration exacte de la discontinuité. Cette opposition du continu et du discontinu ne peut se concevoir que dans l’espace musical, dont Wyschnegradsky justi…e l’existence par analogie avec l’espace-temps euclidien.

Wyschnegradsky relève deux besoins primordiaux. L’un est le besoin de la continuité qui est celui du moi synthétique et qui tend à se confondre avec tout ce qui l’entoure, à s’élargir indé…niment en absorbant en soi tout l’univers, à étreindre l’univers dans un unique Amour. La réalisation suprême de cette tendance consisterait dans une résolution, dans un Tout illi- mité, dans une conscience “omniprésente” ou les bornes du moi individuel serait abolie (ce qui constitue justement le fond du “besoin pansonore”). L’autre besoin, diamétralement opposé au premier, celui de la discontinuité, de limites, de bornes, de points d’appui est le besoin de l’intellect, et la réalisation suprême de cette tendance dans l’homme consisterait dans sa trans- formation en une machine vivante dont le monde intérieur serait dénué de tout élément de sentiment et ne serait rien d’autre que calcul, critique, raisonnement, comparaison, etc. [LP, 1936, p. 433].

Le besoin de continuité est, selon Wyschnegradsky, inhérent à la nature humaine. Il relie l’homme à la vie animale et végétale et à toute l’histoire de la vie organique de notre planète. Il est l’expression de la loi entropique pansonore et s’exprime dans le tissu ténu des univers microtempérés. Le besoin de discontinuité n’est pas un besoin naturel. Il apparaît de manière singulière dans de rares structures naturelles et est surtout l’expression de la raison humaine, qui égrène des éléments découpés car elle ne peut appréhender l’incommensurabilité d’une totalité in…nie.

La limite de perception de l’oreille détermine la limite entre le continu et le discontinu. Wyschengradsky estime que le système des douzièmes de ton correspond à peu près à cette limite. L’intervalle de douzième de ton est dit-il presque imperceptible à l’oreille humaine. “Mais du point de vue de la relativité psychologique qui à certains degrés de condensation spatiale perçoit la continuité là où il y a discontinuité, on peut dire que le système des douzièmes de ton se trouve à la limite entre le continu et le discontinu” [LP, 1953, p. 112].

Le continuum primitif correspond donc à la continuité de l’espace sonore. Les sons et les systèmes sonores s’apparentent à la discontinuité de l’espace. Continuité et discontinuité de l’espace sonore sont deux propriétés, qui mises en opposition, forment dans la pensée de Wy- schnegradsky un binôme. L’évolution de ce binôme est soumis à la loi dialectique pansonore, et l’état …nal du con‡it qui oppose les deux composantes de ce binôme s’exprime dans la synthèse de ce couple antinomique, qui sera mis en application dans l’ultrachromatisme. La continuité

de l’espace est aussi l’expression de l’équilibre pansonore absolu.

“L’équilibre pansonore absolu se réalise dans ce que nous appelons le continuum, dont nous avons déjà parlé à plusieurs reprises précédemment, et qui est la simultanéité de tous les sons de l’instrument musical (en s’opposant à l’équilibre relatif, qui est la simultanéité de tous les sons du système musical - le redoublement du son à distance d’une ou plusieurs octaves étant considéré comme le même son)” [LP, 1936, p. 507].

La continuité de l’espace s’obtient aussi par la simultanéité de tous les sons, qui est précisé- ment la dé…nition du continuum sonore, ce qui fait dire à Wyschnegradsky que “le continuum, est l’espace musical devenu sonorité.” [LP, 1953, p. 109].