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La coïncidence des opposés

Pour Wyschnegradsky, la coïncidence des opposés est le grand principe philosophique auquel toute pensée doit se référer. C’est l’étape suprême de l’évolution de la conscience. “Quand on aborde le thème de la Conscience cosmique et les problèmes qu’elle pose, il ne faut pas oublier un seul instant que nous entrons dans le monde de la pensée binomique, où les “extrêmes opposés se touchent”, sans se confondre toutefois, mais s’amalgament en une unité suprême “irrationnelle” pour une pensée conceptuelle, unité dans laquelle les contraires tout en étant indissociablement unis conservent toute la pureté diamantine de leurs oppositions, poussées à l’extrême pour de- venir en quelque sorte des “pôles opposés”.(..) La di¤ érence entre la Conscience cosmique et la conscience personnelle est que dans cette dernière les opposés sont irréconciliables, tandis que dans la Conscience cosmique ils sont réconciliés, formant un binôme.”[Cahier “A méditer et à explorer”, n.p.].

4.7.1 Nicolas de Cues et la coincidentia oppositorum

C’est Nicolas de Cues (1401-1464) qui dans la conclusion à la Docte Ignorance en appelle à “s’élever jusqu’à cette simplicité où coïncident les contradictoires”. Chez le Cusain, comme chez Wyschnegradsky, la distinction des opposés qui est présentée selon les dialecticiens ou selon le carré logique aristotélicien, en contraires, contradictoires, subcontraires et subalternés,

ou selon la distinction de Ciceron3 en opposés (aduersa, la sagesse s’oppose à la sotise), en exclusifs (priunantia, construits avec un su¢ xe privatif comme humain et inhumain) et en antinomiques (negantia, exprimant des idées absolument opposées comme : un est un chi¤re, un est une lettre) n’est pas valable. Les contraires forment une classe générale qu’il est di¢ cile d’appréhender dans la mesure où le principe qui les fonde s’évanouit. Pour Nicolas de Cues, c’est une nouvelle mathématique qui est présentie dans laquelle le principe de contradiction n’est plus valable et qui distingue soigneusement mathématiques en dimension …nie des mathématiques en dimension in…nie.

C’est la loi de la transsomption des …gures (transsumptiva proportio), inventée par le Cusain, qui permet le passage à la limite dans un espace in…ni (on dirait aujourd’hui une homotopie). Ainsi une …gure coïncide avec son contraire. Le cercle, par exemple, de rayon in…ni coïncide avec la droite in…nie, car au fur et à mesure que son rayon augmente, sa courbure diminue, de sorte qu’il …nit par coïncider avec une droite. “Mais dans la région de l’intellect, dit le Cusain, qui voit que le nombre est enveloppé dans la monade, la ligne dans le point et le cercle dans le centre, on saisit dans une vision mentale sans processus discursif la coïncidence de l’unité avec la multiplicité, du point avec la ligne, du centre avec le cercle, comme tu as pu le constaté dans le livre des Conjectures, où j’ai démontré que Dieu est au-delà même de la coïncidence des contradictoires, puisque d’après Denys il est l’Opposition des Opposés”4.

Nicolas de Cues avait remarqué que toute la géométrie euclidienne était fondée sur le principe de contradiction, et qu’introduire le principe de contradiction était sortir des limites de la raison. C’est pourquoi le rapport du diamètre du cercle à sa circonférence est inattingible. Le recours à une nouvelle géométrie que Nicolas de Cues a essayé de développé, fondée sur la coïncidence des opposés permet de justi…er et d’expliquer ces phénomènes que la géométrie euclidienne ne peut expliquer comme la quadrature du cercle. “Or puisque le triangle in…ni est cercle in…ni, et le rectangle in…ni cercle in…ni et ainsi de suite, le cercle in…ni est donc la forme des formes ou la …gure des …gures. Il est l’idée du triangle, du rectangle, du pentagone, et l’égalité ontologique du triangle, du rectangle, et ainsi de suite. Il en découle que toutes les …gures sont ce qu’elles sont par suite de l’existence du cercle in…ni ”5.

3

Ciceron, Divisions de l’art oratoire. Topiques 47-49.

4.7.2 Le cercle et les motifs cycliques

Le cercle est donc la …gure la plus parfaite, car il joint l’unité de l’essence à l’égalité on- tologique. Il est donc “comparable à une Union ou une Synthèse. Car de l’Etre in…ni et de son Egalité procède la Synthèse, qui conjoint l’Egalité à l’Unité. Et par conséquent c’est en se contemplant lui-même que le Créateur crée l’Unité c’est-à-dire l’Etre ou bien le Centre, puis la Forme, c’est-à-dire l’Egalité de l’Etre, et en…n la Synthèse des deux ”6. Le schéma trinitaire de l’Unité, de l’Egalité et de la Synthèse que le Cusain emprunte aux Chartrains et à Alain de Lille, se retrouve dans la structure ternaire de la conscience telle qu’elle est présentée par Wyschnegradsky. L’idée du cercle comme forme parfaite est aussi très présent dans la pensée wyschnegradskienne autant dans les textes à caractère philopsophique, comme celui de la Jour- née de l’existence, que dans les écrits de théories musicales où on trouve par exemple la jonction des fréquences graves et aiguës par delà l’aire audible.

“Cette loi du cercle qui se manifeste au début dans la rotation des corps célestes est la loi de la vie même. Elle se manifeste plus tard dans les cycles biologiques (naissance, ‡oraison, mort), cycles historiques de l’humanité, cycles du développement intérieur de l’individu. Le cercle, voilà la forme parfaite, et toute la vie à tous ses degrés tend vers elle, vers le mouvement cyclique. En…n cette loi est également la loi du drame cosmique de la Journée de l’existence (le titre même de l’œuvre l’indique) qui se présente à nous comme le cycle suprême, englobant tout ce qui existe et n’a jamais existé, reliant l’un à l’autre le pôle initial du néant au pôle …nal du tout, en passant par tous les degrés de l’arc-en-ciel de l’Existence. Et ce cycle suprême dans son ensemble, est la forme la plus parfaite, à la recherche de laquelle toute la vie est tendue (orientée). Et c’est dans le réveil suprême de l’Esprit à la …n du cycle que cette forme sera accomplie. “Toi cercle divin, unique sou- e de la vie, Journée de l’existence, anneau de l’éternité, se consommant soi-même, se concevant soi-même - toi, forme parfaite, en…n par moi trouvée...” [JE, p. ]7

L’avènement de la conscience cosmique est désigné comme l’Etat …nal parfait. Cet état dans lequel “la dualité du sujet et de l’objet, de l’homme et du monde est supprimé” [PC, p. 147], opère la synthèse des éléments contradictoires. Lorsque Wyschnegradsky dit que la Conscience cosmique est un Etat …nal parfait, il faut comprendre que cet état est à la fois parfait et

6Ibid. p 106. 7

imparfait, selon la loi des contraires. Car si cet état n’était que parfait il ne serait que sclérose et immobilisme.

En fait, la Conscience cosmique est une conscience qui, en qualité de en-temps, perpétuelle- ment se dépasse elle-même. Toujours plus haut, toujours plus parfait, tel est l’élan qui l’anime. Autrement dit, l’autodépassement est le propre de la Conscience cosmique. Et en même temps, elle est bel et bien, en tant que hors-temps, un ETAT FINAL PARFAIT, justement en vertu de la faculté d’autodépassement qui la caractérise. Ce paradoxe peut être aiguisé à l’extrême si l’on adopte la dé…nition : la Conscience cosmique est caractérisée par une quête perpétuelle de soi-même. [Cahier “A méditer et à explorer”, n.p.].

La liberté est l’expression de l’Etat …nal parfait. Dénouant les contradictions, abolissant les contraires, le grande synthèse …nale est le terme de la voie de la délivrance, celle qui mène à un état de félicité parfait, dans lequel résonne l’exstase scriabienne. Au niveau de la conscience de la cosmique, l’homme accède à une connaissance intégrale et directe de toute réalité. La plénitude éprouvée est l’expression d’une liberté totale.

L’homme est seul dans toute sa plénitude débordante, indépendant de toute opinion, ayant besoin ni de soutien, ni d’encouragement, ni de compréhension, libre d’une liberté terri…ante. Et en même temps, il est paradoxalement lié avec tout et est lui-même le Tout. Ceci est une des formes de la “coincidentia oppositorum” [Cahier “A méditer et à explorer”, n.p.].