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Section I. L’état des lieux du droit positif canadien et de la doctrine sur l’accès à la

II.2. De quelques limites de l’appréhension de l’accès à la justice en droit positif

II.2.2. L’accès à la justice au Canada, un concept mou ?

L’état des lieux de l’appréhension de l’accès à la justice au Canada rassure-t-il sur sa consistance ? La nature, l’étendue ou la portée de l’accès à la justice sont-elles clairement établies ? Il est possible d’avancer sur une réponse négative à la question à cause de l’extrême dilution du concept au point de laisser l’impression d’un concept vague, sorte de « réceptacle multi-usage » pratique, mais à la fiabilité scientifique discutable. Le caractère évanescent du concept d’accès à la justice au Canada l’expose alors à la critique (1). D’autre part, sa communautarisation poussée à l’extrême pourrait faire peser sur lui le risque de fragmentation, et c’est l’autre critique qui peut lui être adressée (2).

II.2.2.1. L’accès à la justice au Canada, un concept évanescent

Quels seront les rebords, les limites de l’accès à la justice, qui devraient permettre d’en saisir le contenu et la portée lorsqu’est évoqué le concept ? La réponse à la question s’avère peu évidente si l’on porte un regard critique sur l’approche canadienne de l’accès à la justice. Le manque de définition de l’accès à justice, les multiples acceptions qui lui sont attribuées et son approche communautaire semblent susceptibles de conduire à sa dilution. Le terme dilution fait référence à une préparation dans laquelle une substance diluée se trouve à très faible dose521. Elle signifie aussi effacement,

disparition progressive d’une chose522. Ce qu’il convient d’entendre par dilution dans

ce contexte, c’est le fait qu’une étude de l’appréhension de l’accès à la justice en droit positif canadien laisse l’impression d’un concept vaporeux, insaisissable presque sans consistance et sans borne.

L’insaisissabilité du concept d’accès à la justice serait donc liée au fait qu’il n’y a pour l’heure aucune définition de droit positif ou même doctrinale qui fasse l’unanimité, à son emploi dans des contextes trop éloignés les uns des autres ou encore à ses acceptions trop fluctuantes. À telle enseigne qu’il serait justifié de se demander si ces éléments ne conduiraient pas à affubler l’approche actuelle de l’accès à la justice des tares du

521 CNRTL, s.v. «dilution», en ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/dilution 522 CNRTL, s.v. «dilution», en ligne : http://www.cnrtl.fr/definition/dilution

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« relativisme ». Le relativisme auquel il est fait référence ici est celui qui soutient que le sens et la valeur des croyances et des comportements humains n’ont pas de références absolues qui seraient transcendantes. Il a surtout prospéré en matière culturelle, affirmant que les normes et les valeurs sont propres à chaque « culture ou “sous-culture” et qu’elles ne peuvent par suite être considérées comme fondées objectivement »523.

Le propos mérite d’être précisé. Le sens de l’interrogation, à savoir si l’approche de droit positif canadien de l’accès à la justice ne le confine pas en un concept répercutant essentiellement les points négatifs du relativisme, revient à se demander s’il n’y a pas un risque de « laxisme », d’incohérence ou de contradiction dû à la multiplication des approches de l’accès à la justice qui à priori se valent toutes. Dit autrement, le fait de ne pas consacrer constitutionnellement le concept, de ne pas lui fournir de véritable assise légale ou jurisprudentielle, de ne pas en élaborer de définition précise, ne lui fait- il pas perdre en rigueur ce qu’il gagne en pragmatisme ou en opérationnalité ? En effet, l’approche canadienne de l’accès à la justice, ainsi que cela été démontré, a de nombreux intérêts, mais elle comporte l’inconvénient de ne pas favoriser la construction d’une conception rigoureuse, autonome et uniforme de l’accès à la justice.

La communautarisation de l’accès à la justice par exemple porte l’inconvénient de ne pas permettre de circonscrire le contenu, la portée et les enjeux de l’accès à la justice. Tout comme l’absence de définition du concept comporte l’avantage d’en favoriser la souplesse, la flexibilité et l’adaptabilité, mais recèle le désavantage de ne pas aider à sa précision.

À cause des lacunes relevées dans l’appréhension canadienne de l’accès à la justice, il peut y avoir confusions et approximations dans le sens qui lui est attribué dans ses divers emplois. L’étude de la littérature sur le sujet met en évidence des usages de l’expression qui vont d’un sens extrêmement étendu à un sens pouvant être très restreint.

523 Sylvie MESURE et Patrick SAVIDAN, «Relativisme», Dictionnaire des sciences humaines, Paris,

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D’autre part, l’imprécision du concept en droit positif n’est-elle pas porteuse des germes de conflits potentiels ? Si l’État et ses organes ont une idée de l’accès à la justice alors que les citoyens, une partie importante des citoyens ou des groupes communautaires en ont une ou plusieurs autres qui diffèrent de celles des premiers nommés, n’y a-t-il pas là des éléments conflictuels ? Il y aurait forcément dans cette situation frustration ou crispation d’un côté ou de l’autre source de tension sociale.

Il existe aussi le risque d’une trop grande fragmentation du concept pour cause d’imprécision et de communautarisation excessive, c’est aussi une des raisons qui contribuent à son manque de consistance.

II.2.2.2. L’imprécision du concept d’accès à la justice au Canada source potentielle de son excessive fragmentation

Faudrait-il avoir une définition de l’accès à la justice pour chaque groupe de citoyens, pour chaque communauté ? Si la réponse à cette question devait être positive, il y aurait à faire face à un concept qui serait tellement fragmenté qu’il serait quasiment impossible d’en avoir une compréhension globale. Ce risque prendrait corps dans une approche communautaire excessivement étendue de l’accès à la justice. Une des critiques de cette approche consisterait dans l’atomisation sociale des valeurs, qui concernent l’accès à la justice. C’est une des limites importantes que recèle l’approche communautaire qui prévaut au Canada de l’accès à la justice.

La réflexion peut être poussée plus loin ; faudra-t-il établir une hiérarchie entre les différentes conceptions de l’accès à la justice ? Dans l’affirmative, quels en seront le ou les critères ? Quelle conception aura la primauté sur les autres ? Sinon, comment se retrouver dans ce « magma conceptuel » relativement à l’accès à la justice fait d’une pluralité d’acceptions du même concept ? Une appréhension fragmentée de l’accès à la justice courrait aussi le reproche de concept destiné à la seule satisfaction des intérêts particuliers. Son éclatement en fragments de plus en plus minuscules rendrait le concept trop volatile.

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Mais cette critique doit être nuancée, l’adoption d’une approche communautaire concernant les réflexions sur l’accès à la justice, n’empêche pas d’éviter les inconvénients de sa trop grande fragmentation en privilégiant corrélativement les solutions holistiques524, en la considérant dans sa totalité et non de manière atomistique.

Cela induit que même en adoptant une approche communautaire, il ne faut pas se limiter à des réponses strictement communautaires. Il pourrait être possible d’avoir une

conception « modèle » ou « générale » de l’accès à la justice tout en prônant l’adaptation de ce « modèle » ou cette conception de référence selon les groupes sociaux ou communautaires en présence et leurs problèmes particuliers qu’il s’agira finalement de résoudre. Il faut considérer les liens qui unissent les causes et les conséquences du manque d’accès à la justice comme un tout qui peuvent être plus ou moins aiguës selon les groupes identifiés, mais qui ne peuvent se comprendre complètement que par les liens et les influences qu’ils exercent réciproquement les uns sur les autres.

Pour se figurer cette démarche, l’exemple du besoin de respect paraît approprié. Le besoin de respect transcende les différents groupes, il est présent dans les revendications des femmes, des autochtones, des immigrants ou des handicapés, ce même besoin est sous-jacent dans l’ensemble de la population sans devoir être propre ni réduit aux groupes précédemment énumérés.

524 Ab CURRIE, « Surfer sur la troisième vague – notes sur l’avenir de l’accès à la justice », dans CANADA,

MINISTÈRE DE LA JUSTICE, Compte rendu du symposium Élargir nos horizons, Redéfinir l’accès à la

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Conclusion

Au terme de l’examen de l’approche canadienne de l’accès à la justice, il peut y avoir accord sur trois points : un sujet d’intérêt, une source de confusion et un risque de fragmentation.

L’accès à la justice est assurément au Canada un sujet d’intérêt. De nombreuses initiatives525 sont prises ou envisagées pour son amélioration. Le concept ne dispose

malheureusement pas en droit positif de définition consacrée. Sa nature juridique est pour l’heure incertaine tout comme son contenu et sa portée.

Bien qu’il existe un besoin social d’une meilleure accessibilité à la justice pour les citoyens, que les législateurs fédéral et provinciaux semblent conscients que c’est un enjeu majeur dans une société démocratique fondée sur la primauté du droit et les praticiens ainsi que les chercheurs s’accordent pour le considérer comme un défi et un élément fondateur de la cohésion sociale, l’accès à la justice n’est pas encore érigé en priorité nationale au niveau des soins de santé ou même de l’éducation par exemple. Certes, on y accorde de l’intérêt, des rapports sont rédigés, des réformes sont réalisées, des mesures sont prises pour simplifier le système judiciaire, des recherches scientifiques sont menées pour mieux identifier les besoins et les attentes de justice des citoyens. L’on élabore des paramètres afin de mesurer les données relatives à l’accès à

525 CANADA,MINISTERE DE LA JUSTICE, préc., note 44; CANADA,FONDS DE RECHERCHE EN MATIERE DE

POLITIQUES DE CONDITION FEMININE CANADA, Rapports de recherche en matière de politiques, Un pied

dans la porte : Les femmes, l’aide juridique en matière civile et l’accès à la justice, préc., note 305;

BARREAU DU QUÉBEC, Mémoire du Barreau du Québec, Pour une politique sur l’accès et la diffusion de

l’information juridique, Comité sur l’information juridique diffusée aux membres du Barreau, 1996,

(Président : François LAJOIE); CANADA, FONDS DE RECHERCHE EN MATIERE DE POLITIQUES DE

CONDITION FEMININE CANADA, Rapports de recherche en matière de politiques, L’accès à la justice pour

des victimes de harcèlement sexuel : l’impact de la décision Béliveau-St-Jacques sur les droits des travailleuses à l’indemnisation pour les dommages, préc., note 305; CANADA,FONDS DE RECHERCHE EN MATIERE DE POLITIQUES DE CONDITION FEMININE CANADA, Rapports de recherche en matière de politiques, Une toile complexe : l’accès au système de justice pour les femmes immigrantes victimes de

violence au Nouveau-Brunswick, préc., note 305; CANADA,COMMISSION DU DROIT DU CANADA, La

justice réparatrice – Cadre de réflexion, préc., note 14; CANADA, Commission du droit du Canada, La

transformation des rapports humains par la justice participative, préc., note 12; CANADA,MINISTERE DE LA JUSTICE, Compte rendu du symposium Élargir nos horizons, Redéfinir l’accès à la justice au Canada, préc., note 12; QUEBEC,MINISTERE DE LA JUSTICE, Rapport du groupe de travail sur la révision du régime d’aide juridique au Québec, Pour une plus grande accessibilité à la justice, préc., note 42; CANADA, MINISTÈRE DE LA JUSTICE,BUREAU DU COMMISSAIRE AUX LANGUES OFFICIELLES, L’accès à la justice

dans les deux langues officielles, le français et l'anglais devant les tribunaux fédéraux : rapport final,

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la justice. Malgré ses multiples initiatives, force est cependant de constater que nonobstant cet intérêt, le concept ne bénéficie pas d’une reconnaissance légale formelle. En outre, son contenu est marqué d’incertitude et sa portée enferrée dans une acception restrictive qui a la vie dure. Indéniablement, un saut qualitatif reste à effectuer.

L’accès à la justice au Canada est encore l’objet de confusions. Les confusions sur la portée du concept sont notamment illustrées par la retenue de la Cour suprême à l’idée de la reconnaissance de l’accès à la justice comme un droit traduit par les hauts magistrats comme entre autres le droit à l’assistance d’un avocat dans les procédures juridictionnelles civiles ou administratives. Il semble qu’au fond, la Cour suprême du Canada craint l’engorgement des tribunaux par une reconnaissance explicite et sans équivoque d’un droit à l’accès à la justice et ses implications526. Ce faisant, elle adopte

la réception qu’en ont la majorité des approches de l’accès à la justice. Dans ces cas de figure, la réflexion tend à se polariser et analyser les perceptions concernant la possibilité d’obtenir un traitement équitable devant les tribunaux dans diverses situations hypothétiques. Elle se questionnera sur le fonctionnement de l’appareil judiciaire, l’image qu’il renvoie aux citoyens à travers ses décisions passées et son influence sur leur volonté d’y avoir recours. Finalement, elle se focalisera également sur l’évolution des perceptions à la suite de l’introduction de certaines mesures destinées à améliorer la qualité, l’accessibilité ou la célérité du processus judiciaire. Pour pertinentes qu’elles soient, ces démarches n’illustrent que l’approche restrictive et traditionnelle du concept. Plus encore, elles démontrent une confusion entre la qualification et la consécration d’un principe en droit ou en droit fondamental qui relève de la nature juridique dudit concept et les limitations inhérentes à tout droit qui relèvent de sa portée527.

Une interprétation a contrario de la décision Colombie-Britannique (Procureur

général) c. Christie528 admet la proposition d’une confusion regrettable entre nature

526 Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c. Bande indienne Okanagan, préc., note 283 ; Little Sisters Book and Art Emporium c. Canada (Commissaire des Douanes et du Revenu) 2007 CSC 2, préc.,

note 357, par. 35.

527 Une similitude pourrait être faite sur ce point avec le droit de propriété en France et les controverses

doctrinales qui ont émaillé l’érection de ce droit en un droit fondamental constitutionnellement protégé. La querelle se cristallisait sur les limitations qui pouvaient ou non être apportées au droit de propriété au moment de la construction des théories de l’abus de droit de propriété et du trouble anormal de voisinage.

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juridique du concept et sa portée. Il est en effet possible de comprendre à travers la position de la Cour suprême que celle-ci admet implicitement l’existence d’un droit à l’accès à la justice, à valeur constitutionnelle, fondé sur le principe de la primauté du droit, le préambule de la Constitution, et la Charte canadienne des droits et libertés, mais que ce droit n’est pas absolu et d’autant plus qu’il ne faut pas en déduire un droit général à caractère constitutionnel d’accès à la justice entendu comme l’accès au système judiciaire avec l’assistance d’un avocat lorsque des droits et obligations sont en jeu devant un tribunal judiciaire ou administratif529.

L’accès à la justice au Canada voit peser sur sa tête comme une épée de Damoclès le risque d’une trop grande fragmentation. En effet, le concept se singularise ici par une approche communautaire. L’approche communautaire qui le caractérise favorise l’adoption de mesures contextuelles pour son amélioration, mais porte en elle le risque, si l’on n’y prend pas garde, d’une extrême fragmentation. En effet, poussé à l’excès c’est le résultat que produirait le choix d’analyser l’accès à la justice uniquement en rapport aux intérêts de chaque groupe social. Le risque de fragmentation évoquée s’incarnerait dans un éclatement tel du concept qu’il deviendrait quasi impossible d’en avoir une acception précise et harmonisée. Toute chose qui ne participe pas non plus à une meilleure délimitation du contenu de l’accès à la justice. La tendance à la fragmentation de l’accès à la justice est bien réelle si l’on pousse trop loin la vision communautaire, en soulevant ce bémol l’idée n’est ni d’être alarmiste ni d’être pessimiste. La proposition est plutôt de trouver le point idoine où doit être mis le curseur. Soit une contextualisation de l’accès à la justice prenant en compte les problèmes spécifiques de certains groupes sociaux tels que le permet l’approche communautaire et une conception « modèle » de l’accès à la justice basée sur des principes fondamentaux communs qui favoriseraient une harmonisation nationale.

L’accès à la justice au Canada est un enjeu majeur qui connaît de multiples initiatives530.

Il demeure toutefois un problème et un défi complexes dont la conception mérite d’être précisée puis renouvelée. La construction d’une définition originale, contemporaine, à

529 Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, préc., note 43. 530 Voir le Nouveau Code de procédure civile du Québec.

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valeur théorique et pratique du concept nous sembleune étape nécessaire dans la bonne direction.

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Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la planche même sur laquelle ils s’étaient sauvés.

Charles de Secondat Montesquieu,

Œuvres complètes de Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des romains et leur décadence,

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