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Section I. L’autopsie du concept de l’« accès à la justice »

I.2. La notion de justice

I.1.2. La justice : essai de définition

Sans vouloir épuiser les multiples sens du mot justice178, il était important d’en aborder

quelques-uns, d’en expliciter certains pour en saisir le contenu et la portée, par cette démarche, les développements subséquents gagneront en précision et en rigueur.

La définition du mot justice qui sera retenue dans le cadre de l’étude ne peut pas concerner uniquement la vertu morale, elle ne peut non plus concerner uniquement les

dans l'exercice de sa fonction de régulation et partant dans la production des règles juridiques; la règle de droit elle-même est confrontée à une crise de rationalité suscitée par son incapacité croissante à rendre compte du réel et à le façonner ; enfin, l'outil juridique voit de ce fait sa légitimité contestée comme source de régulation sociale».

175 P. MAISANI et F. WIENER,préc., note 170, p.444. 176 Id., p.448.

177 Id., p.444 :« Il semble désormais qu'il faille prendre en considération une relativisation du droit, ce

qui revient à mettre radicalement en cause la conception de la règle juridique jusqu'ici communément acceptée».

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mécanismes et systèmes organisés pour la régulation des conflits sociaux, la « superstructure » mise en place pour rendre justice aux citoyens. Une définition de la justice qui exclurait l’un ou l’autre de ces sens serait forcément incomplète. L’étymologie du mot permet de l’affirmer, la justice ne concerne ni uniquement la vertu morale ni uniquement la structure organisationnelle chargée du règlement des litiges. La définition de la justice qui a été adoptée intéresse tout autant la justice en tant que vertu morale que l’appareil judiciaire institutionnel étatique et même les autres modes de régulation sociale participant à la justice.

Tenant compte des différents sens relevés du mot justice et du contexte de la recherche, il peut être formulé la définition suivante : « La justice est l’ensemble des mécanismes

de régulation sociale inspirés de la vertu morale, par laquelle l’on rend à chacun ce qui lui appartient, et qui tente de pacifier les relations entre les différents acteurs de la société ».

Cette définition de la « justice » élaborée par nos soins a été celle de référence de la thèse. Elle mérite à ce titre d’être explicitée.

La justice en tant qu’« ensemble des mécanismes de régulations sociales » est une vision tout à fait représentative du concept de justice de nos jours. Il faut la préférer à une vision monolithique de la justice, qui ne s’attacherait soit qu’à la « vertu morale », soit qu’aux mécanismes et systèmes organisés, la « superstructure » mise en place pour rendre la justice du droit179 et qui partant serait forcément incomplète. Cette expression

amène au cœur du rôle de la justice « extériorisée ». C’est à sa fonction de régulation sociale en même temps qu’à celle considérant la justice comme un état de l’âme, que la définition élaborée s’attache.

Il était essentiel que la définition retenue intègre l’idée de la justice entendue comme l’un des objectifs des mécanismes de régulation sociale. Pour illustrer cette fonction, l’image de la définition de la fonction de régulation en biologie est un excellent support. Ainsi les fonctions de régulation sont définies dans cette matière comme « les fonctions

179 Il s’agit d’une vision institutionnelle et étatique de la justice qui a dominé et est encore majoritaire

dans les réflexions sur la problématique de l’accès à la justice. Voir nos développements dans le Chapitre II. Une vision ambiguë : L’accès à la justice au Canada.

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qui maintiennent dans un état constant le milieu intérieur d’un organisme vivant »180. Il

est possible de saisir à travers cette définition à la fois la nature du conflit dans les sociétés humaines et le rôle de la régulation sur ceux-ci. Le conflit est une crise, une tension, un état par définition passager, que la régulation permet de contenir et d’apaiser. L’état normal d’une société n’est pas l’état de conflit ou de crise, mais les conflits sont inévitables dans tout groupe humain. Les conflits perturbent donc l’état constant du milieu ; la régulation consistera dans la gestion des crises, mais également dans leur prévention. Son objectif est de ramener le milieu troublé par le conflit/différend à son « état constant », de rétablir un équilibre perturbé ou prévenir tout différend en germe qui pourrait troubler le « milieu constant » que constitue la société. La justice dans ce sens contribue à apaiser ou à ramener le calme à tout le moins la société vers son état initial perturbé ou vers son meilleur état.

La justice ne se réduit pas à un mode de régulation, mais est aussi un « ensemble de mécanismes de régulation ». Ici, l’accent est mis sur le mot « ensemble » ; par ce terme transparaissent les prémices d’une approche renouvelée de la justice à laquelle des développements substantiels sont consacrés dans le chapitre III de la partie I de la thèse. C’est une approche qui ne la confine pas uniquement au juridictionnel ou judiciaire et, n’en fait pas uniquement une émanation et un monopole de l’État181. La justice s’entend

des mécanismes judiciaires182 de régulation sociale, mais comprend aussi d’autres

mécanismes étatiques non judiciaires183 de régulation sociale, et enfin des mécanismes

citoyens184 de régulation sociale, c’est-à-dire non étatiques et non judiciaires185.

La définition de référence de la « justice » retient que les « mécanismes de régulation des relations sociales » dont il est question doivent être inspirés de la « vertu morale ».

180 Médiadico, s.v. «régulation», en ligne : http://www.mediadico.com, (consulté le 27 mars 2017). 181 Voir partie I, Chapitre III. Proposition de contenu à l’accessibilité à la justice : la définition renouvelée

et contemporaine du concept d’accès à la justice.

182 Il faut entendre par là l’ensemble des juridictions relevant de la puissance publique : essentiellement

les Cours et tribunaux relevant du pouvoir judiciaire de l’État.

183 Nous songeons ici aux nombreux organismes administratifs indépendants auprès desquels les

administrés peuvent par exemple déposer des recours ou des plaintes. À titre d’illustration, en milieu scolaire on peut citer le protecteur de l’élève, en France il existe le médiateur de la république et dans les pays scandinaves il existe des ombudsmans.

184 Il s’agit ici de l’ensemble des organismes de médiation ou conciliation indépendants, des médiateurs

et des conciliateurs indépendants saisis conventionnellement.

185 Il s’agit des multiples modes de règlement des différends conventionnels, extrajudiciaires et

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Ceci est pleinement justifié, car comme cela a été abordé précédemment186, avant d’être un ensemble de mécanismes extériorisés, la justice est d’abord un état de l’âme, une disposition de l’esprit. Son organisation structurelle vient par la suite, et à cette organisation institutionnelle, il convient d’insuffler les qualités de la vertu morale187,

sans laquelle ses objectifs ne pourront pas être atteints. Les qualités de la « vertu morale » doivent se retrouver dans la justice, tant lorsqu’il s’agit des mécanismes étatiques que non étatiques de régulation sociale.

La définition de référence fait en dernier lieu mention aux objectifs de la justice, qui est la volonté de « rendre à chacun ce qui lui appartient et la pacification des relations sociales ». Ces deux objectifs évoquent encore la constitution ou le retour vers l’équilibre illégitimement rompu, le retour vers un état idéal d’harmonie, qui a été rompu, qu’il faut rétablir en rendant à chacun ce qui lui appartient. La justice ambitionne de pacifier les relations sociales, d’apaiser les dissensions par des modes de traitement appropriés. C’est aussi la constitution originelle de cet état d’harmonie, d’équilibre entre différentes parties. La rupture des relations peut donc être perçue comme un échec, le mieux serait leur maintien voire leur amélioration. Les différents modes qui permettent d’atteindre cet objectif participent tous à leur manière à la justice. La justice n’est pas qu’une vertu morale, ce n’est pas qu’une disposition de l’esprit, même si cette idée est souvent présente en filigrane dans les différentes acceptions de l’expression. Elle peut être entendue dans un sens instrumental, comme le moyen permettant de produire l’effet ou le résultat de justice. Dans cette acception instrumentale, la justice s’apparente à un service, tel que ce terme est entendu dans le système économique libéral188. Il sera question du service public de la justice, du

fonctionnement de la justice, des moyens matériels de la justice, de la réforme de la justice, du palais de justice, du ministère de la Justice, ces expressions évoquant l’administration au sens organique du terme, chargée de coordonner les modalités appliquées de la justice civile ou pénale traditionnelle rendue au justiciable par le

186 Voir ci-dessus I.1.1. Les facettes de la notion de justice

187 Pour un aperçu de ces qualités cf. ci-dessus I.1.1. Les facettes de la notion de justice

188 Le service est défini dans ce système comme les «avantages ou satisfactions fournis, à titre onéreux

ou gratuit, par les entreprises ou par l’État ; activités économiques qui ne produisent pas directement des biens concrets», dictionnaire Hachette, 2006, s.v. «service».

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système judiciaire canadien reposant sur une théorie générale du droit de la première modernité et de son offre de justice189.

En tant que telle, la justice est sujette à la disponibilité des ressources, son coût peut fluctuer en fonction de l’offre et de la demande, et elle subit les contraintes liées à une demande illimitée face à des ressources limitées. Ces raisons militent de première part pour qu’une étude approfondie sur le concept de justice s’intéresse aux aspects économiques de cette institution. De deuxième part, l’analyse de l’approche économique190 de la justice a le mérite de porter un regard critique sur les nombreuses

réformes du système de justice dans son acception structurelle et instrumentale. Ces réformes qui, pour la plupart, ont consisté en des actions et politiques économiques comme l’augmentation des moyens, tant matériels qu’en ressources humaines, justifient autrement des développements sur l’approche économique de la justice. On peut citer au titre des politiques économiques relativement à la justice l’augmentation des budgets de fonctionnement des services juridictionnels ou encore le recrutement de personnel supplémentaire191. Pour toutes ces raisons, l’analyse de la justice sous l’angle

économique est digne d’intérêt.

189 J.-G. BELLEY, préc., note 137.

190 Ejan MACKAAY et Stéphane ROUSSEAU, Analyse économique du droit. 2e édition, Montréal, Les

Éditions Thémis, 2008 ; Bruno DEFFAINS et Samuel FEREY, « L'économie du droit entre révolution cognitive et tournant réaliste » (2012) 4:27 Revue française d'économie 4, en ligne :

http://www.cairn.info/revue-francaise-d-economie-2012-4-page-45.htm (consulté le 15 août 2016) ; Bruno DEFFAINS, « Introduction à l'analyse économique des systèmes juridiques » (2007) 6:58 Revue

économique 1149, en ligne : http://www.cairn.info/revue-economique-2007-6-page-1149.htm (consulté le 15 août 2016) ; Bruno DEFFAINS et al., « Économie des procédures judiciaires » (2007) 6:58 Revue

économique 1265, en ligne : http://www.cairn.info/revue-economique-2007-6-page-1265.htm (consulté le 15 août 2016) ; Samuel FEREY et Bruno DEFFAINS « Théorie du droit et analyse économique » (2007) 1:45 Droits 223 ; Bruno DEFFAINS et Myriam DORIAT-DUBAN, « Équilibre et régulation du marché de la justice. Délais versus prix », (2001) 5:52 Revue économique 949 en ligne : http://www.cairn.info/revue- economique-2001-5-page-949.htm (consulté le 15 août 2016) ; Bruno DEFFAINS, « Introduction. Le droit comme facteur de développement économique » (2005) 1:129 Mondes en développement 7, en ligne :

http://www.cairn.info/revue-mondes-en-developpement-2005-1-page-7.htm (consulté le 15 août 2016). Voir infra, I.3. Une brève analyse économique de la justice.

191 On peut se référer par exemple en France l’adoption des procédures de Rationalisation des Choix

Budgétaires(RCB). La RCB peut se définir comme l’ensemble des procédures de calcul économique utilisées dans la gestion des finances publiques afin d’obtenir une efficacité optimale de la dépense publique sur l’application de critères d’efficacité et de rentabilité et notamment les analyses coût/efficacité et coût/avantages voir Véronique CHAMPEIL-DESPLATS et Danièle LOCHAK (dir.), À la

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