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I. Ouverture au sujet de recherche

I.2. Les confusions conceptuelles et les enjeux de l’accès à la justice pour

Que recouvre le concept d’accès à la justice ? Une revue de la littérature scientifique pertinente relative au sujet permet de constater que l’expression « accès à la justice » est polysémique. Elle peut être utilisée dans divers contextes et beaucoup de personnes l’emploient sans lui attribuer un sens précis38. En même temps qu’il existe un véritable

besoin d’accès à la justice coïncide une absence de définition de droit positif ou de définition généralement admise du concept39. L’accès à la justice est pourtant considéré comme l’un des défis majeurs auxquels doit faire face la société canadienne40. C’est

une des expressions les plus usitées dans les sphères juridiques canadiennes et l’un des principaux axes de réformes du système judiciaire et plus largement de la procédure

38 Certains caractérisent l’accès à la justice de problème tenace à cause de sa complexité. Voir CANADA,

ASSOCIATION DU BARREAU CANADIEN, Rapport du Comité de l’accès à la justice, Atteindre l’égalité

devant la justice : une invitation à l’imagination et à l’action, 2013 (Melina BUCKLEY – Présidente), p. 142-143 :

«Dans le domaine de la prise de décisions, les problèmes très complexes sont considérés comme tenaces du fait qu’ils sont hautement résistants à une solution. Dans un rapport de 2007, Tackling Wicked Problems: A Public Policy Perspective, l’Australian Public Service Commission décrit les caractéristiques des problèmes tenaces :

• ils sont difficiles à définir clairement : la nature et la portée du problème semblent varier selon la personne à laquelle on s’adresse; différents intervenants perçoivent le problème différemment;

• ils sont souvent interdépendants ou ils coexistent avec d’autres problèmes, et les facteurs de causalité sont multiples;

• ils dépassent la capacité de toute organisation, seule, de les comprendre et de les régler; • ils suscitent souvent des désaccords quant à leurs causes et au meilleur moyen de les régler;

• d’habitude, la solution des problèmes tenaces exige entre autres de changer le comportement de certains groupes ou de l’ensemble des membres de la société [note omise]»

39 R. A. MACDONALD, préc., note 6, p.23 ; Liz CURRAN, Literature Review: examining the literature on how to measure the ‘successful outcomes’: quality, effectiveness and efficiency of Legal Assistance Services (Australie : février 2012), p. 3, citée dans ASSOCIATION DU BARREAU CANADIEN, Rapport du Comité permanent de l’accès à la justice, Mesure de l’accès à la justice. Un document de discussion,

Nouveau regard sur l’égalité devant la justice (Melina BUCKLEY – Présidente), 2013 à la p. 2.

40 CANADA,MINISTERE DE LA JUSTICE, Compte rendu du symposium Élargir nos horizons, Redéfinir l’accès à la justice au Canada, préc., note 12.

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civile. Cette absence de définition consacrée contribue au manque de rigueur relevé dans ses divers emplois. Il est possible d’identifier entre autres un sens symbolique, économique ou institutionnel dans les emplois de l’expression41.

Lorsque le concept d’accès à la justice est évoqué dans les textes gouvernementaux, les projets de réforme de la procédure civile ou devant les tribunaux, il fait aussi référence à l’aide juridique42, aux provisions pour frais43 ou encore à l’accès aux juges44 et aux

tribunaux45. Cette multiplicité d’acceptions du concept conduit à son usage souvent

approximatif et peu rigoureux. S’il faut s’appuyer sur le renouvellement de ce concept comme moyen de faire évoluer la procédure civile ainsi que le suggère la thèse, il est opportun dans un premier temps d’en proposer une définition et d’en préciser le sens.

La justice46 est l’un des besoins fondamentaux des individus et de tout groupe social. La vie en société ne pouvant se concevoir sans conflits, il est indispensable de trouver des modes de régulation sociale légitimes et admis par les composantes de la communauté. Le besoin de justice pose donc directement la question de la régulation sociale. Ce qui donne la légitimité aux modes de régulation sociale, c’est l’application de la justice qu’ils incarnent, la perception de justice qu’ils peuvent dégager, l’adhésion aux valeurs qui les fondent ou le niveau d’implication des acteurs dans le processus. Le constat du besoin de justice induit dans une certaine mesure celui de son accessibilité.

41 Voir Partie I, Chapitre I, II.1. La diversité de sens du concept d’accès à la justice.

42 CANADA,MINISTERE DE LA JUSTICE, Compte rendu du symposium Élargir nos horizons, Redéfinir l’accès à la justice au Canada, préc., note 12, p.2; SERVICE D’INFORMATION ET DE RECHERCHE PARLEMENTAIRES, L’aide juridique au Canada, Bibliothèque du Parlement, 2004 (Auteurs du rapport : Karen HINDLE et Philip ROSEN); QUEBEC,MINISTERE DE LA JUSTICE, Rapport du groupe de travail sur la révision du régime d’aide juridique au Québec, Pour une plus grande accessibilité à la justice, Direction des communications du ministère de la Justice, 2005, (Président : Pierre MOREAU).

43 Voir Colombie-Britannique (Procureur général) c. Christie, 2007 CSC 21, [2007] 1 R.C.S. 873. 44 CANADA,DEPARTMENT OF JUSTICE CANADA, Social, Economic and Health Problems Associated with a Lack of Access to the Courts, préc., note 12; CANADA,MINISTERE DE LA JUSTICE, Rapports de recherche sur vulgarisation de l’éducation et de l’information juridique, Accès à la justice. Notes de recherche, Direction générale de la recherche et du développement, Section de la politique, des programmes et de la recherche, 1989.

45 CANADA, Aide juridique – La voie du progrès Recherche sur les besoins actuels et les approches innovatrices, Rapport pour l’Association du Barreau canadien, 2010 (Auteure : Melina BUCKLEY); Ontario, Projet de réforme du système de justice civile. Résumé des conclusions et des recommandations, L’honorable Coulter A. Osborne, Q.C., 2007.

46 Le terme «justice» est lui-même polymorphe et n’est pas toujours évident à cerner. Il n’est donc pas

étranger à la difficulté qu’il y a à définir l’expression accès à la justice. Notre thèse en précise quelques- uns des entendements les plus usités. Voir Partie I, Chapitre I, I.2.

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Bien souvent, dans une forme de relation logique, l’identification d’un besoin aura pour finalité ou objectif sa satisfaction, du moins des tentatives d’y répondre. Il apparaîtrait incongru de relever le besoin de justice présent dans la sphère sociétale sans songer à en permettre la satisfaction par des processus appropriés et l’accessibilité à des modes de régulation sociale incarnant la justice. La procédure civile devrait en permanence s’adapter aux besoins de justice des citoyens pour fonder sa légitimité sur leur adhésion aux processus qu’elle met en place pour la satisfaction de leurs besoins de justice. Il s’agit là de la voie d’évolution préconisée pour la procédure civile et ses principes fondamentaux.

Quelle est la vision dominante de l’accès à la justice ? L’hypertrophie de la conception institutionnelle47 caractérise encore dans une certaine mesure l’approche majoritaire du concept d’accès à la justice. Cette appréhension de l’accès à la justice semble poser les enjeux les plus importants dont les principaux sont explorés dans le cadre de ces travaux.

Quel est le sens de cette approche ? Selon la conception institutionnelle ou positiviste étatique48 du droit49, l’accès à la justice renvoie aux modalités appliquées de la justice civile ou pénale traditionnelle rendue au justiciable par le système judiciaire canadien, reposant sur une théorie générale du droit de la première modernité et de son offre de justice50 et aux mesures en facilitant l’accessibilité.

47 Voir Partie I, Chapitre III, Section I. L’exposé critique de l’approche institutionnelle de l’accès à la

justice.

48 Hans KELSEN, Pure Theory of Law, Berkeley, University of California Press aux pp. 116, 517; Paul

ROUBIER, Théorie générale du droit, 2e éd. revue et augmentée, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1951,

p.51 et suiv.; Henri ROLAND et Laurent BOYER, Introduction au droit, coll. Traités, Paris, Litec, 2002, p.156 et suiv.

49 Par commodité de langage, les mots droit, normativité juridique et ordre juridique seront employés

comme des synonymes bien que nous soyons conscients des nuances qui existent entre ces différentes expressions et du caractère approximatif de cet usage. Lorsque nous utiliserons l’un de ces termes dans un sens spécifique, l’acception à laquelle nous renvoyons sera alors précisée.

50 Jean-Guy BELLEY, « Une justice de la seconde modernité : proposition de principes généraux pour le

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L’amélioration de l’accessibilité à la justice est un problème de société qui pose la question de la régulation dans une société démocratique et multiculturelle. Continuer à le penser selon les critères de la théorie républicaine classique51, est de plus en plus remis en cause52. La diversité sociodémographique qui caractérise la population du Canada actuel invite à penser autrement l’accès à la justice. De manière plus concrète se pose la question de la pérennité du système judiciaire. Si l’on continue à se référer à l’institution judiciaire étatique comme le seul mode de règlement des différends, il y a le risque d’insatisfaction, de frustration des justiciables53 et d’atteinte à la légitimité du

système judiciaire si les solutions et les réponses offertes ne sont pas en adéquation avec les besoins et attentes des citoyens. De même, les ressources à consacrer au système judiciaire ne sont pas illimitées ainsi que l’enseigne l’économie. Plus de litiges ne produisent pas forcément plus de justice54 ni un meilleur accès à la justice. Permettre un large et meilleur accès aux institutions de règlement des différends étatiques telles qu’elles sont conçues aujourd’hui ne permettra pas forcément un meilleur accès à la justice. Il y a une limite certaine au recours aux processus juridictionnels comme modes de règlement des différends55.

Il est possible de relever encore l’inadéquation du recours juridictionnel dans la résolution de certains contentieux56. Le juge, le droit la conception positiviste étatique57,

51 Cette expression est utilisée ici dans le sens défini par le professeur Roderick A. MACDONALD et qui

peut être rapproché de la «conception positiviste-étatique» précédemment évoquée. Cet auteur affirme en effet : «Cette perspective [Ndr : la théorie républicaine classique] veut que le droit soit exclusivement rattaché à l’État politique, qu'il soit un assemblage systémique de règles de conduite générales, abstraites et objectives, et que seuls les tribunaux juridictionnels officiels qui tranchent les litiges soient les garants de son intégrité», dans R. A. MACDONALD, « L’hypothèse du pluralisme juridique dans les sociétés démocratiques avancées », préc., note 122, n°6.

52 J.-G. BELLEY, « Une justice de la seconde modernité : proposition de principes généraux pour le

prochain code de procédure civile », préc., note 12, p. 360 et suiv.

53 Songeons au danger que constitue le «décrochage» judiciaire dû aux contraintes du système processuel

(coûts prohibitifs, délais déraisonnables, manque d’adhésion des justiciables au processus judiciaire, etc.).

54 H. ARTHURS, préc., note 16, p.293.

55 De nombreuses réformes de la procédure civile n’avaient que pour objectif d’augmenter la capacité

des tribunaux à traiter le plus grand volume de litiges. Force est de se rendre compte de nos jours qu’une telle approche est vaine et qu’il faut sans doute penser l’intervention du juge comme l’ultime recours quand les autres modes de règlement des différends ont échoué. Dans une allocution lors de la Table ronde sur la justice participative du Barreau de Montréal le 10 novembre 2015, le juge en chef Jacques Fournier de la Cour supérieure du Québec affirmait d’ailleurs que les tribunaux doivent être vus comme l’alternative lorsque les mécanismes de justice participative n’ont pas permis un règlement du différend.

56 Voir Partie I, Chapitre III, Section I, I.1.2.2. Les limites qualitatives du système judiciaire. 57 Préc., note 24.

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se révèlent incapables de trouver des solutions adéquates à certains différends. L’identification des deux fonctions essentielles d’une décision judiciaire à savoir la fonction instrumentale de résolution des conflits à travers son dispositif et la fonction symbolique de dire le droit, de préciser la compréhension publique des normes et valeurs officielles à travers sa motivation58 corrobore ce fait. Ces deux fonctions sont

souhaitées, recherchées et nécessaires dans une société démocratique qui accorde la primauté au droit comme mode de règlement privilégié des différends. Ces fonctions, si elles sont nécessaires et primordiales pour certains litiges, sont dans d’autres cas, inappropriées.

L’inadéquation du recours juridictionnel dans le règlement de certains différends se traduit encore par la remise en cause du modèle processuel classique et par la désacralisation59 de la fonction judiciaire et du juge60 ainsi qu’il est analysé dans la thèse61.

La confusion qui entoure le concept d’accès à la justice et les différents enjeux évoqués sont des éléments majeurs à cerner et à intégrer pour repenser l’accès à la justice. Dans cette perspective quelle pourrait être la contribution des modes de PRD ?