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III/ PROBLÉMATIQUE ET PLAN

A. L’ABSTENTION DÉLIMITÉE PAR LE TEMPS

29. La dimension temporelle de l’abstention. L’abstention est liée à la durée pendant laquelle une certaine liberté dans le choix de son comportement est reconnue au titulaire d’une prérogative vis-à-vis de celle-ci. Par principe, une prérogative étant facultative125, l’inaction volontaire de son titulaire ne devrait pas être sanctionnée dès lors qu’elle est conforme au laps de temps défini pour son éventuel exercice. C’est cette inaction volontaire qui est qualifiée d’abstention et cette réponse inappropriée du Droit à l’imprévisibilité de l’abstention qui est combattue.

30. Dimension temporelle de l’abstention et protection des intérêts. À l’intérieur du délai imparti, il y a, selon les situations, des moments plus propices à l’action que d’autres. Malheureusement, ces laps de temps épisodiques ne sont pas nécessairement les mêmes pour tous les protagonistes. Ils ne coïncident pas toujours pour permettre la satisfaction de tous les intérêts en présence, créant de nouveau un conflit de point de vue. Ainsi, l’abstention serait, contre toute

124 Ex : art. 1226 C. civ. notification par le créancier de la résolution unilatérale au débiteur

défaillant.

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apparence, un véritable outil de préservation de ses intérêts126 en permettant d’attendre le bon moment pour se décider. En conséquence, des dérives de cette stratégie sont possibles. La tentation de protéger ses intérêts à l’insu et parfois au détriment des autres est toutefois également présente chez le destinataire de l’abstention. Ce dernier essaie alors de se retrancher derrière la nécessité d’interpréter l’abstention pour faire prévaloir ses intérêts127, et ce avec parfois une évidente mauvaise foi128. L’abstention est alors source de différends, d’imprévisibilité et a fortiori d’insécurité juridique. Ceci dérange donc l’ordre établi, d’où le besoin de trouver une solution.

Cela dit, le titulaire du droit, tant qu’il agit dans le délai imparti, n’est pas en retard et n’agit normalement pas à contretemps. Ce qui suscite l’interrogation est le fait que l’abstention soit une inaction intervenant par la volonté du titulaire de la prérogative, pour protéger ses intérêts, à un moment particulier129 bien que le titulaire ne soit pas forcé d’agir, mais alors que ce peut être le moment opportun d’une action du titulaire de la prérogative pour autrui130. L’abstention représente ainsi en quelque sorte le refus d’exercer activement et, surtout, immédiatement la prérogative. Il est dès lors possible de rencontrer deux grands types d’abstention : l’abstention qui intervient à l’instant spécifiquement prévu pour l’action, telle l’abstention de l’associé de se présenter à l’assemblée générale et engendrant son absentéisme ou l’abstention de l’associé lors du vote, et l’abstention qui s’inscrit dans un délai comme l’abstention de l’héritier de se prononcer sur l’option successorale dans le délai légalement prévu. Cette typologie n’est pas surprenante compte tenu du fait que le temps est le support de l’abstention.

126 CA Paris 22ème ch. B, 18 mars 2008, n° 06/10079. Il est dans l’intérêt de l’associé de ne pas

aggraver la situation de la société d’où son abstention.

127 CA Besançon, 22 fév. 2012, n° 10/030491 : absence de réclamation du paiement de la taxe

foncière et d’une régularisation de loyer par indexation. Le preneur, pour s’opposer à la demande de la bailleresse après une période d’abstention de celle-ci, interprète le comportement de la bailleresse en une renonciation et en une modification du contrat. Néanmoins, la Cour ne suit pas ce raisonnement, l’« abstention constituant une tolérance exclusive de modification du bail ».

128 Cass. 3ème civ. 24 nov. 2004, no 03-15807, Bull. civ. III, no 208, p. 187, D. 2005, 12, obs. Y.

ROUQUET ; JCP G. 2004, Act., no 644 ; ibid. 2005, II, 10048, note G. KESSLER ; L.P.A. 2005,

no 52, p. 13, obs. S. RABY ; RTD civ. 2005, p. 779, note J. MESTRE et B. FAGES ; Contrats conc.

consom. 2005, n° 3, p. 16, note L. LEVENEUR.

129 CA Montpellier 4ème ch. soc. 4 nov. 2015, n° 14/06407, « cette abstention » « le titulaire du droit

à réintégration a délibérément tardé à demander sa réintégration » « par sa seule volonté ».

130 Celui-ci peut en effet se trouver bloqué à cause d’une abstention. Il est alors dans l’attente d’une

décision du titulaire de la prérogative pour que les effets de cette décision se produisent. V. par ex. sur le préjudice d’un créancier bloqué (jusqu’à son action oblique en liquidation du régime matrimonial) par l’abstention d’une épouse et des successibles de procéder à la liquidation du régime matrimonial (CA Toulouse 1ère ch. sect. 2, 18 juin 2015, n° 12/04457).

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31. Le temps. Il n’est pas envisageable d’évoquer cet élément sans penser à sa représentation sous la forme classique de « la flèche du temps, métaphore inventée par le physicien Arthur Stanley EDDINGTON, qui suit toujours la même trajectoire, du passé vers le futur »131. Le temps est donc continu et va, dans le réel, toujours dans le même sens, vers l’avenir. Il n’y a donc pas de retour en arrière possible. C’est d’ailleurs pourquoi le phénomène de rétroactivité n’est qu’une fiction juridique.

En outre, il ne faudrait pas oublier de préciser que le temps est aussi un sablier dont le contenu s’égrène petit à petit, lentement pour les uns, trop rapidement pour les autres. Il ne s’agit là en fait que d’un ressenti humain, puisque la seconde, unité de base du temps, est la même pour tous. Cette subjectivité dans l’appréciation du temps qui passe est liée aux intérêts sur lesquels se fixe le sujet. C’est pourquoi angoisse et frustration se retrouvent parfois présentes chez celui qui subit le temps trop long ou trop court de l’abstention. Ainsi, le temps, norme non juridique à l’origine, le devient parfois.

32. Le Droit et le temps. Il est dès lors utile de revenir aux rapports entre le Droit et le temps132. Il est vrai que le Droit se sert du temps. Madame OUTIN-ADAM explique la manière dont ceci s’effectue. Ainsi, « le droit mesure le temps. En le mesurant, il l’utilise. L’utilisant, il le modèle, le soumettant à des constructions et à des rythmes133 multiples »134. La Doctrine s’est de fait penchée sur ces problématiques. Le Doyen CARBONNIER nous rappelle ainsi sagement que cela est utile parce que « la dimension propre du droit, c’est le temps »135. Le Professeur HÉBRAUD ajoute que « par rapport au but essentiellement pratique du droit, qui consiste à composer les aspirations et les volontés individuelles ou collectives avec les données de la réalité objective, d’où le temps est issu, il

131 L. GAUDIN, La patience du créancier : Contribution à l’étude de l’effectivité du paiement

contractuel, Defrénois, Lextenso, coll. de thèses, Doctorat et notariat, t. 39, Préf. G. PIGNARRE,

2009, p. 5.

132 E. PUTMAN, « Le temps et le droit », Droit et patrimoine, n° 78, 1er janv. 2000, p. 43.

133 V. sur la question du rythme du temps J. KLEIN, « Le rythme juridique du temps », in Le temps

et le droit, Ass. H. CAPITANT, Journées nat. t. XVIII, Dalloz, Thèmes et commentaires, 2014, p.

67.

134 A. OUTIN-ADAM, Essai d’une théorie des délais en droit privé. Contribution à l’étude de la

mesure du temps par le droit, thèse, Paris 2, 1986, p. 258, n° 254.

135 J. CARBONNIER, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, LGDJ, 10ème éd.

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apparaît, dans son rôle d’intercesseur, à la fois comme un obstacle et comme une aide ; on le subit et on s’en sert. On peut ainsi envisager, d’une part, l’homme sous l’emprise du temps, qui apparaît surtout comme ce cadre, ce chemin parcouru par les événements selon un flux, tantôt régulier, tantôt varié ; d’autre part, l’emprise de l’homme sur le temps, qui apparaît alors, en partant de ce moment privilégié qu’est le présent, pour en aménager le rayonnement vers le passé et l’avenir »136 afin de démontrer le besoin viscéral du Droit de s’appuyer sur le temps. Plus récemment, Madame le Professeur Anne ETIENNEY est l’auteur d’une thèse, intitulée La durée de la prestation137, où elle établit une théorie juridique du temps

dans le contrat en distinguant chronologie et chronométrie138. Elle est ainsi à l’origine d’un régime du temps dans l’obligation. En revanche, le régime du temps de la prérogative est distinct et non traité, sinon par bribes. Cette absence de volonté des juristes de se saisir de l’abstention a laissé entière son imprévisibilité.

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