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Face aux limites de la modernisation, qui apparaît de moins en moins comme un avenir désirable, Bruno Latour propose un nouvel horizon, une nouvelle manière de penser l’écologisation.

Dépasser l’opposition entre nature et culture en pensant ensemble humains et non-humains

L’opposition entre nature et culture est puissante dans le discours commun, notamment parmi les non-scientifiques. La nature est souvent décrite comme obéissant à des « lois universelles ». Elle représente un tout unifié, désanimé (mu uniquement par des relations de causes et de conséquences). Le savoir sur la nature (scientifique) est perçu comme indiscutable. Latour montre que la réalité du fonctionnement de la science est tout autre. Son travail d’enquête a révélé que les scientifiques passent leur temps à mélanger ce qui est de l’ordre du naturel et du culturel dans leurs pratiques et dans leurs discours. Cette opposition nature/culture ne serait qu’une construction a posteriori qui ne reflète pas la réalité de nos savoirs et de nos représentations. C’est ce qui fait dire à Latour que Nous n’avons jamais été

modernes (1991).

Latour propose de dépasser cette opposition, qui suranime certains acteurs et en désanime d’autres : « Quand on prétend qu’il y a, d’une part, un monde naturel et, de l’autre, un monde,

humain, on a simplement proposé de dire après coup qu’une portion arbitraire des acteurs sera dénuée de toute action et qu’une autre portion, également arbitraire, des mêmes acteurs, sera dotée d’une âme (ou d’une conscience). » (Latour, 2015)

L’alternative consiste à penser ensemble et de manière symétrique les humains et non- humains, sans chercher à opposer ce qui serait des « êtres de nature » d’un côté, ou des « êtres de culture » de l’autre. Dans cette perspective hybride, l’action est vue comme résultante d’une multiplicité d’entités, à la fois humaines et non-humaines.

Se rendre attentif aux multiples capacités d’agir du vivant en multipliant les modes d’enquêtes et les savoirs

La prise en compte conjointe des humains et non-humains représente un changement de regard posé sur les problèmes écologiques, qui concernent l’interaction entre les humains et le reste du vivant. En suivant la proposition de Latour, les entités terrestres, préalablement considérées comme naturelles, par exemple les êtres vivants, les écosystèmes, le climat12,

sont considérées comme des agents actifs, dotés d’une puissance d’agir qui leur est propre.

12 Latour décrit l’ensemble de ces entités comme appartenant à la zone critique, la mince pellicule

superficielle de la Terre qui est le lieu des interactions entre l’atmosphère, l’hydrosphère, les sols, les roches et les écosystèmes. Cette zone est aussi critique en vue des enjeux qui y prennent place car s’y concentrent la vie, les activités humaines, et leurs ressources.

Chapitre.II. La question de l’écologisation de la gestion des biomasses résiduaires à la croisée des chemins entre « modernisation écologique » et « terrestrialisation » La Terre n’est plus un substrat, à l’arrière-plan des actions humaines, mais elle agit, et réagit aux actions des humains. Dans ces conditions, il est difficile de prévoir, ou de répartir à l’avance, qui agit, ou qui n’agit pas, et de définir une bonne fois pour toute quelles sont les entités agissantes : « pour comprendre ce que peut signifier l’idée d’une Terre qui rétroagirait

à nos actions, il devient clair qu’il ne faut pas simplifier d’avance la répartition des puissances d’agir entre acteurs dits humains et non-humains » (Latour, 2015).

La répartition des puissances d’agir n’est pas quelque chose de donné, mais plutôt un questionnement qui appelle une enquête. Les scientifiques participent à multiplier les puissances d’agir dans leurs travaux de recherche : les articles scientifiques décrivent sans cesse de nouvelles entités agissantes. Ils le font en décrivant le fonctionnement de multiples entités vivantes. Par exemple, des écologues vont décrire le fonctionnement des écosystèmes et leurs rythmes propres, des climatologues vont exposer le fonctionnement du climat, des sociologues vont dépeindre des classes ou des groupes sociaux. Ce sont ces multiples savoirs qui laissent ouverte la question de la liste des agissants et font proliférer de nouvelles entités.

Prendre en compte de multiples valeurs, au-delà du seul utilitarisme économique

Valoriser ces multiples savoir, de multiples manières de mener l’enquête, c’est se débarrasser en particulier d’une vision réductionniste, « l’économisation, cette vue de Sirus

projetée sur la Terre » limitant la capacité d’agir à un nombre réduit d’agents économiques,

mus par un très petit nombre de valeurs, la rationalité, l’efficacité technique et la compétitivité économique. Moderniser impliquait de se détacher de toute autre valeur, ou de sources de savoirs : abandonner les traditions, les attachements au sol, au local, aux croyances (Latour, 2017).

A l’inverse, la terrestrialisation consiste à réancrer les sociétés humaines dans « un sol », « un terrain de vie », « un territoire » :13 « [ Il s’agit de ] définir les terrains de vie comme ce

dont un terrestre dépend pour sa survie et en se demandant quels sont les autres terrestres qui se trouvent dans sa dépendance […] c’est l’ensemble des animés14 – éloignés ou

proches – dont on a repéré, par enquête, par expérience, par habitude, par culture, que leur présence était indispensable à la survie d’un terrestre. » (Latour, 2017)

Dans le cadre de l’étude de l’agriculture, terrestrialiser, cela implique de ne pas se limiter aux seules sciences de l’ingénieur ou aux sciences économiques, qui donnent une place importante aux facteurs de production industriels et à la rationalité économique, mais aussi

13 Latour multiplie les termes, ce qui peut porter parfois à confusion. A mon sens, il cherche à exclure

une mauvaise interprétation : la notion de sol comporte le risque d’être perçue comme un substrat ; la notion de terrain de vie inclut une notion spatiale, qui n’est pas ici mise en exergue ; la notion de territoire a une connotation administrative, légale, qui n’est pas non plus l’objet de son discours. D’autres auteurs préfèrent la notion « d’habitat » (Morizot et al., 2020) ou s’expriment par périphrase « ce à quoi nous tenons » (Hache, 2011).

14 La notion d’ « animé » est aussi une notion non définie in extenso par Latour. Elle est parfois

utilisée comme synonyme d’entité agissante, d’agissant, etc. L’idée principale étant de saisir que dans la pensée latourienne, la capacité d’agir est distribuée et qu’aucune entité n’en est

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aux connaissances écologiques, sociologiques. C’est aussi prendre au sérieux d’autres formes de savoirs (les savoirs traditionnels et professionnels par exemple). Ce sont ces multiples modes d’enquêtes, disciplines ou pratiques qui contribuent à enrichir la liste des possibles agissants. Il s’agit de reconnaître la multiplicité des « mondes » (Boltanski et Thevenot, 1991) dans lesquels s’inscrivent les pratiques agricoles, qui débordent des mondes industriels et marchands. Les agriculteurs ont de « bonnes raisons de faire ce qu’ils

font » (Sebillotte & Papy, 2010), même lorsque leurs pratiques ne s’inscrivent pas dans une

recherche d’efficacité technique ou économique. Les agriculteurs présentent des rationalités multiples : ils ne sont pas attachés uniquement à l’optimisation ou à la compétitivité, mais sont aussi pétris d’attachements à des traditions, à des croyances, des valeurs civiques (Thévenet et al., 2006)15.

Cultiver des attachements avec le reste du vivant dans des systèmes d’engendrement plutôt que des systèmes de production

Concrètement, la proposition de Latour implique un changement du regard porté sur les processus économiques. L’analyse des systèmes de production, au cœur du regard de l’ingénieur agronome s’avère, à cet égard problématique. En abandonnant le dualisme nature/culture et en pensant ensemble humains et non-humains il devient plus difficile de distinguer a priori des humains agissants d’un côté, et des ressources inertes de l’autre. Plutôt que de parler de système de production, Latour préfère parler de « système d’engendrement ».

« [Dans un système de production] il y avait l’idée que la liberté des humains se déploierait dans un cadre naturel où il serait possible de reconnaître à chaque

propriété des limites précises. Le système d’engendrement met aux prises des agents, des acteurs, des animés qui ont tous des capacités de réaction distinctes. » (Latour, 2017).

Cela implique un changement du regard porté sur la valeur accordée au processus économique :

« Le système d’engendrement ne procède pas de la même conception de la matérialité, n’a pas la même épistémologie et ne mène pas aux mêmes politiques. C’est qu’il ne s’intéresse pas à produire pour les humains des biens à partir de ressources, mais à engendrer les terrestres – tous les terrestres, et pas seulement des humains. Il est fondé sur l’idée de cultiver des attachements, opérations d’autant plus difficiles que les animés ne sont pas limités par des frontières et ne cessent de se superposer, de s’intriquer les uns dans les autres » (Latour, 2017)

Autrement dit, les agissants, dont les vivants, ont des capacités d’agir qui dépassent des limites du système de production. Le rôle ne peut être limité à leur fonction dans un système productif.

15 Boltanski et Thévenot ont par exemple décrit la diversité des valeurs auxquelles se réfèrent les

acteurs pour justifier leurs pratiques : au côté des mondes industriels et marchands, figurent aussi les mondes civiques, domestiques, inspirés et de l’opinion. C’est d’ailleurs ce modèle que

j’applique sur mon terrain d’étude, au sein d’un essai d’économies de la grandeur (page147). Je développe une présentation théorique du modèle des mondes dans le chapitre VIII., page 100.

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En termes d’échelles et de niveaux, l’opposition local/global, congruente à la modernisation, n’est plus ici particulièrement pertinente. Ce sont plutôt les interdépendances, et le niveau d’interdépendance (fort ou faible), qui joue un rôle important : « Définir un terrain de vie, pour un terrestre, c’est lister ce

dont il a besoin pour sa subsistance, et par conséquence, ce qu’il est prêt à défendre, au besoin par sa propre vie. Cela vaut pour un loup comme pour une bactérie, pour une entreprise comme pour une forêt, pour une divinité comme pour une famille. Ce qu’il faut documenter, ce sont les propriétés d’un terrestre […] par quoi il est possédé et ce dont il dépend. Au point, s’il en était privé, de disparaître » (Latour, 2017).

Conclusion : comment prendre en charge le pluralisme des voies