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Trois écoles : l’analyse multi-échelles des agroécosystèmes, l’agroécologie et la 2.3.1.

sociologie pragmatique

Je présente ces représentations "atypiques" du métabolisme multi-facettes et composites à travers trois exemples : (1) l'analyse multi-échelles des agroécosystèmes ; (2) l'agroécologie au sein des systèmes alimentaires et des paysages ; et (3) la sociologie pragmatique et l'écologie terrestre.

L’analyse multi-échelles des agroécosystèmes

Ce cadre est plus largement appelé Analyse intégrée à plusieurs échelles du métabolisme de la société et des écosystèmes (MuSIASEM). Il fournit une analyse des agroécosystèmes en matière de flux matériels et énergétiques ainsi que des fonds biophysiques et socio- économiques. Il offre également des outils théoriques et opérationnels pour la caractérisation des performances des activités socio-économiques à de multiples niveaux hiérarchiques (Giampietro et al., 2009). Par exemple, Serrano-Tovar & Giampietro, (2014) caractérisent les activités socio-économiques par une série d'indicateurs quantitatifs à différentes échelles (processus individuel, ménage, communauté), où la main-d'œuvre humaine et la terre sont représentées sous forme de fonds, tandis que les flux sont à la fois matériels et économiques.

L'objectif principal est l'évaluation des performances techniques et une meilleure prise en compte des contraintes biophysiques à la base de l'activité économique. La durabilité est évaluée en termes de viabilité (ressources utilisées et déchets produits à des taux compatibles avec ceux de l'environnement biophysique), la faisabilité (main-d'œuvre humaine disponible) et la désirabilité. L'objectif normatif est de préserver les fonds économiques et écologiques qui assurent le fonctionnement du métabolisme. En ce sens, MuSIASEM est en continuité directe avec les approches de Georgescu-Roegen.

Lorsqu'ils traitent de l'action, les articles théoriques de MuSIASEM font souvent référence aux sciences post-normales. Les sciences post-normales rassemblent une communauté de chercheurs qui développent une méthode qui se veut une réponse aux situations dans lesquelles « les faits [sont] incertains, les valeurs contestées, les enjeux élevés et les

décisions urgentes » Funtowicz & Ravetz, (1995). Les questions liées au métabolisme socio-

économique rentrent souvent dans ce cadre. Les chercheurs sont ainsi amenés à devoir partager les incertitudes de leurs résultats avec leurs partenaires, à reconnaitre l’existence de multiples valeurs, et donc de multiples représentations mutuellement irréductibles les unes aux autres et néanmoins pertinentes.

L’agroécologie à l’échelle des systèmes alimentaires et des territoires

L'agroécologie est « l'étude intégrative de l'écologie de l'ensemble du système alimentaire » (Francis et al., 2003). Elle met l'accent sur l'interdépendance de toutes les composantes des agroécosystèmes et sur la dynamique complexe des processus écologiques (Altieri, 2002) :

Chapitre.VI. Pluralisme des représentations du métabolisme socio-économique et des programmes d’écologisation associés

les analyses agronomiques et écologiques sont combinées avec des aspects sociaux ou culturels. Les processus métaboliques font l'objet d'une attention particulière (González de Molina & Guzmán Casado, 2017). Ces processus comprennent le cycle des nutriments, les interactions entre la culture et l'élevage (Bonaudo et al., 2014; Martin et al., 2016) et les flux de matières dans les systèmes alimentaires (Francis et al., 2003; Vaarst et al., 2018). Alors qu'elles étaient traditionnellement centrées sur l'échelle de l'exploitation et de la parcelle, les approches à l'échelle du paysage, de la communauté et à plusieurs échelles, font l'objet d'une attention croissante.

En termes d’objectifs normatifs, les chercheurs visent un système agricole plus durable, basé sur une forte dépendance aux processus ou services écologiques ainsi qu'à la justice sociale. La science et l'action sont alors considérées ensemble. L'agroécologie fournit les principes écologiques de base pour l'étude, la conception et la gestion des agroécosystèmes (Altieri, 2002), c'est à la fois une science, une pratique agricole et un mouvement politique (Wezel et al., 2009). En termes opérationnels, l'action est envisagée au sens large et implique la société civile, les ONG, les universitaires, les autorités locales, etc. Les agriculteurs sont intégrés à la construction des connaissances dans le cadre d'une recherche-action participative (Guzman & Gonzalez De Molina, 2015). Par exemple, Moraine et al., (2017) proposent un cadre pour réaliser une évaluation intégrée des systèmes de culture et d'élevage au niveau territorial, en combinant les systèmes écologiques (cultures, prairies et animaux) et sociaux (interactions entre les agriculteurs et les acteurs de la chaîne). Ce cadre est utilisé comme un objet intermédiaire avec les parties prenantes dans les approches de conception participative.

L’écologie de la sociologie pragmatique

La sociologie pragmatique présente une très grande diversité de courants, de nuances, inspirées de l’ethnométhodologie, de l’anthropologie de l’environnement, de l’étude des sciences et techniques. Elle ne présente pas un paysage unifié et elle est régulièrement présentée comme un « style » ou « une manière de » pratiquer la sociologie plutôt qu’une école de pensée à proprement parler. De manière générale, ces approches accordent une grande importance au discours des acteurs, qui constituent souvent le matériau de base de leurs études.

La sociologie pragmatique rassemble des approches constructivistes qui incluent des cadres tels que la théorie de l'acteur-réseau développée par Bruno Latour (2006) 27 ou les

économies de la grandeur de Boltanski et Thévenot (1991)28, deux théories « jumelles »

27 La théorie de l'acteur-réseau est aussi connue sous le nom de sociologie de l’acteur-réseau,

sociologie de la traduction ou ANT (Actor-Network Theory). Il s’agit d’une approche sociologique développée à partir des années 1980 par Michel Callon, Bruno Latour, Madeleine Akrich et d'autres chercheurs du Centre de sociologie de l'innovation de Mines ParisTech. Cette approche se distingue des théories sociologiques classiques parce qu'elle prend en compte dans son analyse, au-delà des humains, les objets (« non-humains ») et les discours. Ces derniers sont également considérés comme des « acteurs » ou des « actants ».

28 Les économies de la grandeur ou économie des conventions représente à la fois un courant

hétérodoxe de l’économie (la théorie des conventions), et une partie de la sociologie pragmatique. Ce programme de recherches soutient que l'on ne peut pas se coordonner sans se faire une idée du collectif que l'on forme avec l'autre. Il a été développé en France notamment sous l’impulsion de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot. Dans De la Justification (1991) les auteurs avancent

Chapitre.VI. Pluralisme des représentations du métabolisme socio-économique et des programmes d’écologisation associés

(Guggenheim & Potthast, 2012), qui pensent le changement social en intégrant les objets, et qui abordent de manière symétrique le social et le matériel.

Dans le cadre des systèmes agricoles, les études d’inspiration pragmatique mettent l'accent sur l'hybridité et le rôle des associations hétérogènes dans les réseaux complexes (Goodman 2001), et cherchent à comprendre ce qui se passe dans le processus de construction et de stabilisation des réseaux composées de multiples agents actifs, humains et non-humains (Callon, 1990). Les chercheurs suivent les acteurs dans les situations qu'ils rencontrent et fournissent des descriptions qualitatives des liens. Dans les études agro- alimentaires, cela implique de relier les flux de matières à des dispositifs techniques et idéels. Wegerif & Hebinck, (2016) utilisent une approche ethnométhodologique pour suivre les agents impliqués dans la chaîne alimentaire d'une ville, et retracer les interactions entre eux, en mettant en évidence les transformations des aliments, des personnes et des idées tout au long du processus29. Plumecocq et al. (2018) en s’appuyant sur les économies de la

grandeur décrivent les liens entre la pluralité des valeurs et le fonctionnement matériels des systèmes agricoles, décrits en fonction de leur dépendance à des flux d’intrants extérieurs ainsi que leur inclusion dans des filières globalisées.

En termes d’action, la sociologie pragmatique est porteuse d’un programme d’écologisation pluriel, avec comme point commun de relier les faits matériels et les valeurs.

- Dans le sillage des travaux sur l’acteur-réseau, Latour a développé une vision de l’écologisation30, qui consiste à prendre en compte du vivant en intégrant humains et

non-humains de manière symétrique et en tenant compte des multiples capacités d’agir et valeurs associées au vivant. L’écologisation consiste à cultiver des attachements avec le reste du vivant dans des systèmes d’engendrement plutôt que des systèmes de production.

- Dans les économies de la grandeur, l’écologisation est vue soit sous l’angle de l’émergence d’une nouvelle valeur écologique, soit comme un compromis entre une multiplicité des valeurs préexistantes, qui contribuent à donner une place aux vivants dans les échanges et la coordination entre les hommes31.

Dans le champ de l’agriculture ces cadres sont mobilisés par des chercheurs pour faire ressortir différentes visions du métabolisme durable (Onyas et al., 2018), de sa résilience (Wegerif & Hebinck, 2016) ou de ses transformations futures (Kristensen & Kjeldsen, 2016).

Des pistes de terrestrialisation qui réinterrogent plus profondément la 2.3.2.

modernisation et ses représentations

Les écoles de pensées de cette catégorie interrogent plus largement les modes de

qu’un nombre limité de valeurs sont mobilisées par les acteurs pour se coordonner : la valeur industrielle, marchande, civique, domestique, inspirée et l’opinion. Ces aspects sont développés dans le chapitre VIII. page100.

29 Le flux n'est pas seulement un flux, selon les termes de Georgescu-Roegen (1971), mais aussi un

véritable agent, qui transforme activement les autres agents autour de lui.

30 La notion de terrestre a déjà été introduite dans le chapitre II, page 30.

31 Différentes propositions concurrentes coexistent : voir à ce sujet les développements dans le

Chapitre.VI. Pluralisme des représentations du métabolisme socio-économique et des programmes d’écologisation associés

représentation et d’action propres à la modernisation.

Les flux et fonds décrits présentent une hybridité entre entités naturelles et culturelles. C’est ainsi que l’agroécologie applique une description écologique à la fois à l’environnement naturel et aux systèmes agricoles. En sociologie pragmatique, ce sont l’ensemble des humains et non-humains qui sont conjointement décrits. La question du local/global, et plus largement la question d’un focus sur une échelle préférentielle n’est pas centrale parmi ces écoles. En agroécologie, ce sont de multiples échelles fonctionnelles (parcelle, exploitation, food system) et leurs intrications, qui sont discutées. Dans l’approche MuSIASEM, la question du dépassement des échelles, est centrale, et les analyses cherchent souvent à représenter conjointement plusieurs niveaux hiérarchiques et leurs liens. La question des échelles est quant à elle largement éclipsée par la sociologie pragmatique.

En termes d’action, ce sont des objectifs moins normatifs et procéduraux qui sont avancés. La sociologie pragmatique donne une place importante au discours des acteurs et à la diversité de leurs représentations et de leurs objectifs. MuSIASEM donne une place importante à la discussion sur l’incertitude des résultats ainsi que sur les multiples valeurs des acteurs, dans le cadre d’une approche de science-normale. En agroécologie, une place importante est accordée aux représentations et objectifs propres des acteurs, et en particulier des paysans.

Conclusion : analyser le métabolisme des biomasses résiduaires par la