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Après avoir décrit différents aspects du LRJ, qu’il s’agisse de sa chronologie, de sa typologie ou de sa technologie, il est possible d’aborder le pro- blème de l’intégration dans ce complexe de l’indus- trie fournie par le niveau supérieur de Kostenki 8 (Telmanskaya), question qui a fait l’objet de points de vue contradictoires.

L’intégration de cet ensemble dans le LRJ est principalement basée sur la présence de pièces à re- touches bifaciales partielles, en particulier de pointes foliacées laminaires similaires aux pointes de Jerz- manowice. W. Chmielewski (1961 : 40) soulignait également la « similitude […] tout à fait surpre- nante » des procédés de débitage (débitage laminaire unipolaire et bipolaire), la commune absence des grattoirs, ainsi qu’une tendance à aménager certaines des pointes de Jerzmanowice par un pédoncule. Ain- si, selon lui, Kostenki 8-I se placerait dans la phase récente du Jerzmanowicien, équivalente à la couche 4 de la grotte Nietoperzowa, position chronologique récente en accord avec l’identification de tendance évolutive au sein du Jerzmanowicien : absence de pièces complètement bifaciales, « légèreté » des sup- ports, diminution de la retouche des pointes, ten- dance à la pédonculisation des pointes (Idem : 53- 54). Certains chercheurs reprirent et tentèrent d’é- tayer l’idée d’une intégration au Jerzmanowicien de Kostenki 8-I (Kozłowski, 1961 : 107-110 ; Smith, 1966 : 349 ; Kozłowski & Koz- łowski, 1979 : 37 ; 1981 : 152 ; 1996 : 57 ; Kozłow- ski, 1983 ; Desbrosse & Kozłowski, 1988 : 47-48). D’autres, par contre, refusèrent cette intégration, principalement en raison de la distance chronologi- que et géographique et en utilisant l’argument du phénomène de convergence (Anysiutkin & Grigo- riev, 1970 ; Praslov & Rogachev, 1982 : 99-100 ; Allsworth-Jones, 1986 : 179-180). L’idée d’associer cet ensemble au Jerzmanowicien n’a cependant pas disparu (Cohen & Stepanchuk, 2000-2001 : 114- 117), A. Sinitsyn (1999 : 146) utilisant l’expression « Jerzmanowicko-telmanskaia culture » pour dési- gner cet ensemble.

Pour aborder cette question, une révision du matériel de Kostenki 8-I conservé au Musée ethno- graphique Pierre-le-Grand de Saint-Pétersbourg a été menée. Le résultat de cette étude ne sera pas présenté en détail ici, mais fera l’objet d’une publication pro- pre (Flas, en préparation). On peut cependant résu- mer les différents arguments qui indiquent que Kos-

tenki 8-I ne peut être considéré comme un ensemble à rattacher au LRJ.

7.1. Arguments typologiques

Comme cela a été souligné par J. Kozłowski (1983 : 61), il n’est pas pertinent de comparer la composition de l’outillage de Kostenki 8-I avec celle des ensembles jerzmanowiciens en raison de la nature très différente des occupations (industrie ri- che d’un site d’habitat en plein air à Kostenki, en- sembles restreints correspondant à des haltes de chasse en grotte de l’autre). On ne peut donc rejeter une classification de Kostenki 8-I dans le LRJ sur la seule base de l’abondance dans cette collection de types d’outils (burins, pièces esquillées, racloirs, etc.) qu’on ne rencontre pas ou peu dans le LRJ. Cela vaut aussi pour la présence d’une industrie osseuse (poinçons, lissoirs) et d’éléments de parure (surtout des canines perforées) dans le site russe.

On peut cependant déjà infirmer l’observa- tion avancée par W. Chmielewski d’une commune absence des grattoirs. D’une part, s’il n’y a, en effet, pas de grattoirs dans les ensembles LRJ polonais, il y en a bien dans certains des autres sites rattachés à ce complexe (surtout à Beedings, ainsi qu’à Goyet, cf. supra). Et, d’autre part, il y a bien des grattoirs à Kostenki 8-I. Cette supposée absence de grattoirs était également affirmée par R. Klein (1969 : 143). Il semble que ce soit les classifications typologiques particulières utilisées par les fouilleurs de ce site qui aient laissé croire à une absence de ces pièces. Elles sont cependant bien présentes (39 exemplaires, 5,88 % de l’outillage) (Fig. 42.6).

En ce qui concerne les pièces à retouches bifaciales partielles, qui sont l’argument principal d’un rapprochement de Kostenki 8-I et du LRJ, plu- sieurs remarques peuvent être avancées. Il existe des pièces qui sont similaires aux pointes de Jerzmano- wice ; elles sont cependant peu nombreuses puis- qu’elles ne sont que 12, représentant 1,8 % de l’ou- tillage, et sont quatre fois moins nombreuses que les simples lames appointées (49 exemplaires).

De plus, certaines de ces pointes à retouche bifaciale partielle présentent des particularités qui les différencient sensiblement des pièces ren- contrées dans le LRJ. Ainsi, trois d’entre elles se démarquent-elles par une retouche ventrale extrême- ment limitée (Fig. 44.1, 5 et 6). En outre, quatre autres ont un pédoncule plus ou moins marqué (Fig. 43.2 et 3). Ces pièces pédonculées à retouche bifaciale partielle se retrouvent également en faible nombre dans d’autres catégories d’outils, comme les burins, les grattoirs ou les troncatures (Fig. 45.1 à 4) ; il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’anciennes pointes « recyclées ». Par ailleurs, plusieurs frag- ments (9) de lames relativement étroites (entre 1,3 et

2 cm de large), et portant des retouches bifaciales partielles, pourraient correspondre à des fragments de pédoncule.

Comme on l’a vu (cf. supra), la tendance à la pédonculisation identifiée par W. Chmielewski dans la couche 4 de la grotte Nietoperzowa ne se base que sur une seule pièce dont la provenance stratigraphi- que réelle est inconnue et pour laquelle l’identifica- tion même d’un pédoncule est sujette à caution (Fig. 37.3). Si certaines des pointes foliacées de Kos- tenki 8-I présentent bien cette particularité, il s’agit, en fait, d’une différence supplémentaire, et non d’une similitude, avec le LRJ.

Les autres pièces à retouche bifaciale partielle découvertes dans le niveau I de Kostenki 8 sont de types divers et ne peuvent être classées comme poin- tes de Jerzmanowice. Ces formes se rapprochent généralement plutôt de racloirs ou de couteaux (Fig. 45.5 à 7).

7.2. Arguments technologiques

L’étude technologique permet d’apporter des éléments neufs au débat touchant au rapprochement du LRJ et de l’industrie de Kostenki 8-I. En effet, les différentes caractéristiques observées dans la produc- tion laminaire de cette collection (sur la base de ca. 600 supports laminaires et deux nucléus) s’écartent fortement de ce qui a été reconnu dans les ensembles LRJ. Le débitage des lames à Kostenki 8-I se marque par l’utilisation quasi exclusive d’un procédé unipo- laire (les deux nucléus, 180 lames unipolaires pour 188 au sens de débitage lisible). Cette technique pro- duit des lames le plus souvent courbes et de format relativement léger. Cela contraste avec les lames du LRJ qui sont très majoritairement issues d’un débi- tage à deux plans de frappe opposés, rectilignes et de gabarit plus massif (largeur moyenne de 2,23 cm à Kostenki 8-I contre 2,88 cm pour Beedings et Nieto- perzowa ; épaisseur moyenne de 0,66 cm à Kostenki 8-I pour 0,97 cm dans les ensembles LRJ ; Graph. 10 et 11). En outre, la préparation du nucléus par des crêtes semble être moins courante à Kostenki 8-I, avec un nombre important de lames complètement ou partiellement corticales (75 pièces contre 48 la- mes à crête ou sous-crête). On peut également souli- gner d’autres différences secondaires, telles la pré- sence de lames avec un talon de type « lipped flake » et la pratique d’une abrasion du talon pouvant aller jusqu’à une sorte de polissage ; deux traits qui n’ont pas été observés dans les ensembles LRJ.

Par ailleurs, il n’y a pas de production systé- matique et indépendante de lamelles, les rares élé- ments lamellaires présents correspondant le plus probablement à des supports de petits formats obte- nus dans le cadre de la production laminaire. Il n’y a aucune sorte de nucléus à lamelles (ni prismatiques,

ni « couteaux de Kostenki », ni carénés). Il existe, en outre, une faible production d’éclats, soit au dé- pend de nucléus laminaire épuisés, soit de nucléus Kombewa.

7.3. Discussion

L’idée d’une intégration, ou en tout cas d’une continuité culturelle, entre Kostenki 8-I et le LRJ se base donc, en fait, uniquement sur la présence de quelques pièces similaires aux pointes de Jerzmano- wice. Ces pièces sont, au regard de la richesse de la collection, peu nombreuses et certaines d’entre elles présentent des particularités, telle la pédonculisa- tion, qui les distingue des pointes de Jerzmanowice de la plaine septentrionale. En outre, il faut rappeler que ce type de pointes apparaît en quelques exem- plaires dans d’autres industries chronologiquement proches de Kostenki 8-I et qui ne sont pas liées au LRJ. On en rencontre ainsi dans le Kostenkien (Kostenki 1-I ; Rogachev & Anikovich, 1984 : 256), ainsi que dans certaines industries du Gravettien autrichien et morave (Neugebauer-Maresch, 1999 : fig. 40 et 43 ; Svoboda, 1996 : 290-291 ; Oliva, 1988a : 111) et dans la « Culture du Prut » (Noiret, 2004 : 441). De plus, il ne faut pas perdre de vue la possibilité d’un développement de ce type de pièce par simple convergence (cf. supra).

Associées à la distance géographique (ca. 1.700 km ; carte 1) entre Kostenki 8-I et les ensem- bles LRJ les plus orientaux, ainsi qu’à l’écart chro- nologique entre ceux-ci7, les importantes différences

technologiques et la faiblesse des similitudes typolo- giques conduisent à considérer que le rapproche- ment de ces industries ne peut être retenu.

D’ailleurs, d’autres rapprochements ont été proposés pour briser l’isolement de la collection de Kostenki 8-I (avec Kostenki 5-II : Klein, 1969 : 145 ; avec Kostenki 11-III : Anikovich, 2000 : 42). Un classement de cette collection dans le Gravettien a également été avancé (Djindjian et al., 1999 : 430) ; il est cependant difficilement acceptable, pour des raisons typologiques (pas de pièces à dos, une seule pièce à cran) et technologique (débitage exclu- sivement unipolaire).

8. C

ONCLUSION

Les ensembles classés dans le LRJ sont en grande majorité des collections pauvres et au contexte stratigraphique mal établi. Cependant, une

7 Datations de 22.000 ± 160 B.P. (GIN-7988 ; côte de mam-

mouth) et 22.900 ± 120 B.P. (GIN-7997 ; dent de mammouth) pour Kostenki 8-I (Praslov & Soulerjytsky, 1997 ; Sinitsyn, 1999 : 146), pas plus tard que 30.000 B.P. pour le LRJ (cf. su-

49 La transition du Paléolithique moyen au supérieur dans la plaine septentrionale de l’Europe

révision critique des données disponibles, associée à une étude de la majorité des collections, permet de clarifier certains aspects et de construire l’image de ce complexe sur des bases plus solides.

Sans présager de l’attribution de certaines collections parfois rapportées au Bohunicien ou au Szélétien (grotte Mamutowa et sites tchèques, cf. infra) et en écartant les ensembles d’attributions trop douteuses, le LRJ comprend 40 sites qui tous peu- vent être considérés comme des haltes de chasse, à l’exception de Beedings. La majorité de ces sites sont concentrés dans les îles Britanniques (32 ensem- bles), les occupations « continentales » du bassin mosan (Spy et Goyet), des Pays-Bas (Aardjesberg), du Nord de l’Allemagne (Ranis 2 et Zwergloch) et du Jura cracovien (grotte Nietoperzowa, Koziarnia et Puchacza Skała) étant nettement moins nombreuses. Même en y ajoutant les occurrences tchèques de pointes de Jerzmanowice, la différence reste signifi- cative. Cette répartition différentielle ne peut être conçue comme une conséquence de l’histoire de la recherche.

Les ensembles LRJ sont présents dès 38.000 B.P., dans les environs de l’Interstade d’Hengelo (Ranis 2) ou juste après celui-ci (Nietoperzowa, cou- che 6). La fin de ce complexe est plus floue mais il pourrait éventuellement être présent jusqu’aux envi- rons de 30.000 B.P. (Nietoperzowa 5a et/ou 4, Glas- ton ?). La possibilité d’une continuité plus longue, après 30.000 B.P., semble très improbable, ne repo- sant uniquement que sur les incertitudes de l’âge de la couche 4 de la grotte Nietoperzowa, qui manque de données chronologiques, stratigraphiques et paléo-environnementales fiables.

La répartition géographique et chronologique de ces ensembles les place principalement dans un milieu ouvert (steppe-toundra), riche en herbivores de grande taille (mammouth, rhinocéros laineux, cheval, renne, bison). Durant les interstades, la partie méridionale de l’extension du LRJ (bassin mosan, Thuringe, Jura cracovien) connaissait un climat moins rigoureux et un milieu plus boisé comprenant une faune plus variée.

Malgré la variété typologique apparente des pièces, en particulier en ce qui concerne l’extension de la retouche qu’elles portent, il n’est pas possible de mettre en évidence une distinction géographique sur base de la variété sub-typologique des pointes de Jerzmanowice. Cette variabilité de l’extension de la retouche des pointes de Jerzmanowice ne s’explique pas non plus par une évolution, telle qu’elle était proposée par W. Chmielewski, impliquant une ré- duction de la retouche au cours du temps. La variabi- lité de ces pièces semble être plutôt liée à celle des caractéristiques secondaires des lames utilisées com- me supports (partiellement corticales ou non, plus ou

moins rectilignes ou courbes, dimensions) et, dans de rares cas, à un processus de ravivage des pièces.

Dans quelques cas, ces pointes présentent un type d’aménagement particulier de la base par des enlèvements lamellaires dorsaux longitudinaux, similaire à une « troncature Kostenki ». Leur fonc- tion de pointes de projectile n’est pas démontrable mais apparaît probable au vu des stigmates portés par certaines d’entre elles (en particulier dans la collection de Beedings ; Jacobi, 2007).

En raison de la nature des sites, et en dehors des pointes de Jerzmanowice qui sont le fossile di- recteur du complexe, les autres types d’outils sont peu représentés. On peut cependant noter la pré- sence de lames appointées et de lames retouchées, de grattoirs et de burins (dièdre, sur troncature ou sur cassure), quelques cas de troncatures, de per- çoirs et de pièces esquillées. Les pièces à connota- tion « archaïque » (racloirs, denticulés, encoches) sont présentes mais moins représentées que les piè- ces de type « paléolithique supérieur ».

S’il n’y a pas de différences régionales per- ceptibles dans la typologie des pointes de Jerzmano- wice, il y a également une homogénéité visible des modalités du débitage laminaire rencontrées dans les différents ensembles rattachés au LRJ. Le schéma opératoire le plus commun consiste en un débitage de lames à partir de nucléus à deux plans de frappe opposés, même si le débitage laminaire unipolaire, rarement convergent, peut également être utilisé.

Les lames produites sont principalement des supports relativement massifs (autour de 10 cm de longueur, voire plus, pour ca. 3 cm de largeur et 1 cm d’épaisseur) et, le plus souvent, rectilignes. Ce débitage s’effectue principalement à la percussion tendre et implique couramment un aménagement du nucléus par différentes crêtes, qu’il s’agisse d’une crête centrale d’initialisation du débitage ou de crê- tes latérales aménageant le dos du nucléus.

La question de la présence d’un débitage de lamelles est plus délicate. Seule la collection de Beedings, la plus riche, en a livré des traces. Il s’a- git, d’une part, de supports de format lamellaire obtenus à la fin de la chaîne opératoire de débitage des lames mais, d’autre part, d’un débitage de la- melles sur éclats massifs, ces derniers nucléus étant morphologiquement très proches des « couteaux de Kostenki » (sur lames) présents dans la même col- lection et qui pourraient être, eux aussi, perçus comme des nucléus à lamelles.

Cependant, aucune lamelle n’étant présente dans la collection et aucune étude tracéologique n’ayant été menée, le statut réel de ces « couteaux de Kostenki » n’est pas déterminable.

Il ne semble, par contre, pas y avoir de chaîne opératoire dédiée uniquement à la production d’é- clats. Ceux-ci, présents en faible nombre dans quel- ques-uns des ensembles, peuvent être simplement des « déchets » du débitage laminaire ou des éclats obtenus au détriment des nucléus laminaires épuisés.

Les arguments permettant de considérer l’in- dustrie de Kostenki 8-I comme un ensemble à ratta- cher au LRJ, ou qui représenterait une continuité du LRJ dans la plaine russe à la suite d’une migration depuis l’Ouest, sont trop faibles. L’étude technologi- que de cette collection montre des modalités de débi- tage laminaire différentes (unipolaire, donnant des lames courbes et plus légères que dans le LRJ), ce qui, associé à la faiblesse de la présence des pointes de Jerzmanowice, à certaines divergences typologi-

ques, telle la présence de pièces pédonculées, et à l’écart chronologique et géographique entre le site russe et les industries LRJ, ne permet pas de soute- nir cette hypothèse.

En elle-même, cette synthèse des données disponibles pour le LRJ n’apporte pas de réponse à la question de la signification de ce groupe d’ensem- bles et du statut à lui accorder (faciès fonctionnel ou économique d’un complexe plus large ou complexe technoculturel indépendant ?). Comme on l’a vu, cette question pose celle du rapport avec les autres industries « contemporaines », principalement l’Au- rignacien et le Szélétien. Il faut donc d’abord se pencher sur les données concernant ces deux com- plexes avant de pouvoir répondre à cette question.

51 La transition du Paléolithique moyen au supérieur dans la plaine septentrionale de l’Europe

Anthropologica et Præhistorica, 119, 2008, 51-92

L’Aurignacien dans la plaine septentrionale de l’Europe