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C) Conséquences biologiques de la présence d’adduits du platine sur l’ADN

3. Induction de l’apoptose

Nous avons évoqué lors de la description de quelques dérivés du platine d’intérêt que le but premier de la formation de lésions sur l’ADN des cellules cancéreuses était l’induction de la mort cellulaire (Eastman, 1990). Il existe un seuil de tolérance des lésions, non précisement défini (Bagchi & Raychaudhuri, 2010), mais qui correspond au point où les capacités de réparation de la cellule sont dépassées par le trop grand nombre de dommages présents sur l’ADN. Une fois ce seuil franchi, la balance penche en faveur de l’activation de l’une des deux voies de mort cellulaire : apoptose ou bien nécrose (Fuertes et al., 2003). Les très hautes doses sont responsables de phénomènes nécrotiques, notamment par une hyperactivation des protéines de la famille PARP, qui en retour causent une déplétion en NAD+ et ATP, engendrant la nécrose (Wang & Lippard, 2005). Des doses plus faibles, au

contraire, entraînent la cellule vers une mort contrôlée et plus « propre », l’apoptose. Ce mécanisme joue ainsi un rôle de suppression de tumeur.

Les deux voies classiques d’activation des caspases semblent impliquées dans la réponse aux traitements par les dérivés du platine : la voie intrinsèque (dite aussi mitochondriale) induite par de nombreux agents endommageant l’ADN, mais également la voie extrinsèque (Figure 16). Nous verrons que les voies qui aboutissent à l’induction de l’apoptose ne passent pas toujours par les lésions de l’ADN mais également par une altération directe de la mitochondrie par les dérivés du platine. Les mécanismes biochimiques qui régulent ces voies sont extrêmement complexes et leurs enchaînements et interdépendances encore sujets à débat.

Figure 16 : La complexité des voies biochimiques d’enclenchement de l’apoptose

suite à la détection de dommages induits par le cisplatine sur l’ADN (adapté de Siddik, 2003).

 Voie intrinsèque

La voie intrinsèque est initiée par de nombreux génotoxiques dont les dérivés du platine. L’un de ses acteurs clefs est la protéine p53 qui peut être activée via différents

mécanismes suite à l’action de ces agents de chimiothérapie. Cette activation passe par exemple par une phosphorylation de p53 par l’intermédiaire de la kinase ATR ou par des éléments de la voie des MAPK (mitogen-activated protein kinases) tels que ERK (extracellular-regulated kinase).

Les différentes voies mettant p53 en jeu aboutissent notamment à l’induction de l’un ou l’autre de deux facteurs, ce qui a pour effet de décider du sort de la cellule. L’expression de p21 a pour effet de retarder l’entrée en phase S et explique que les cellules ne s’engagent plus vers l’apoptose : elles disposent au contraire d’un délai supplémentaire pour effectuer la réparation de l’ADN endommagé. À l’inverse, la protéine pro-apoptotique Bax peut elle-aussi être induite, passer du cytosol à l’intérieur de la mitochondrie et participer au relargage du cytochrome C en déstabilisant la membrane mitochondriale. Ceci a pour effet d’activer la voie des caspases et d’enclencher l’apoptose. Plus précisément, c’est le ratio entre Bax et une protéine proche mais au rôle antagoniste, Bcl-2, qui décide du basculement vers l’apoptose (Siddik, 2003).

 Voie extrinsèque

La voie extrinsèque caspase 8/caspase 3, quant à elle, peut être activée pour entraîner la cellule vers l’apoptose. Le récepteur transmembranaire Fas/CD95 forme avec son ligand FasL/CD95L le complexe DISC (Death-Inducing Signaling Complex) qui participe à l’activation de la caspase 8. Il a par exemple été démontré que le traitement de lignées cellulaires par le cisplatine était capable de provoquer une surexpression du marqueur CD95, susceptible d’activer cette voie extrinsèque (Fulda et al., 1998).

 Ciblage direct de la mitochondrie

Les dérivés du platine peuvent induire l’apoptose en touchant directement la mitochondrie. En effet, l’ADN génomique n’est certainement pas la seule cible déterminante du cisplatine, et les dommages à la mitochondrie commencent à faire l’objet de plusieurs projets de recherche pour étudier les voies contribuant à la libération du cytochrome. Les dommages à l’ADN mitochondrial peuvent être impliqués, puisqu’il s’y forme proportionnellement plus d’adduits que sur l’ADN génomique (Cullen et al., 2007). L’endommagement de l’ADN mitochondrial serait d’ailleurs responsable de certains effets secondaires du cisplatine (Devarajan et al., 2002; Park et al., 2002; Schwerdt et al., 2003). La réparation des adduits sur l’ADN mitochondrial reste à éclaircir car cette organelle est dépourvue du système de réparation par excision de nucléotides, mais disposerait de voies propres, incluant réparation par excision de base (BER), recombinaison homologue (HR) et suture des extrémités (non homologous end joining, NHEJ) (Liu & Demple, 2010). L’étude des effets du cisplatine sur des cellules privées de leurs noyaux (cytoplastes issus de lignées de cancers ORL) a apporté des éléments pertinents qui confirment l’existence de voies

apoptotiques indépendantes des dommages à l’ADN génomique. La sensibilité de ces cytoplastes reste en effet proportionnelle à la dose de cisplatine administrée, et la libération du cytochrome C est toujours observée. À l’inverse, priver les cellules de leur ADN mitochondrial leur confère une plus grande résistance au cisplatine (Yang et al., 2006).

Pour expliquer ce mécanisme, cette étude a suggéré l’influence de rôle de canaux ioniques voltage-dépendants, sur lesquels se lient les dérivés du platine. Exprimés dans les lignées de cancers ORL étudiées, ces canaux forment un complexe avec, entre autres, des membres de la famille Bax/Bcl-2 et pourraient favoriser la rupture de la membrane mitochondriale et le relargage du cytochrome C. De plus ces canaux sont aussi insérés dans la membrane plasmique, le reticulum endosplasmique (RE) et la membrane nucléaire, ce qui permet d’envisager un rôle dans l’induction de l’apoptose par la voie extrinsèque (Thinnes, 2009). Des travaux sur d’autres modèles de cellules tumorales permettront de confirmer que l’influence des mitochondries dans la toxicité du platine s’étend au-delà des seuls cancers ORL.

Très certainement, les dérivés du platine sont responsables de l’induction de l’apoptose par d’autres voies, indépendantes des dommages à l’ADN. Celles-ci restent à découvrir ou approfondir à partir des indices expérimentaux déjà existants. C’est notamment le cas pour la voie de réponse au stress du RE. Celle-ci est généralement enclenchée lorsque cette structure se trouve incapable d’effectuer un repliement correct des protéines nouvellement synthétisées, résultant en une pause dans la production de protéines, et l’activation des protéines de la cellular unfolded protein response. Cette voie peut à son tour enclencher un processus d’apoptose si la situation est trop critique, et c’est ce qui paraît se produire au sein de cytoplastes issus de cellules de tubules proximaux du rein après traitement au cisplatine (Mandic et al., 2003; Rabik & Dolan, 2007; Yu et al., 2008)

Nous avons donc constaté que la toxicité des dérivés du platine résulte de l’addition de plusieurs effets. La formation d’adduits inhibant réplication et transcription est peut-être le plus important de ces effets, mais l’influence des autres processus est loin d’être négligeable et est parfois déterminante, selon les types de cancers. Les phénomènes de résistance aux dérivés du platine, dont il va maintenant être question, touchent pour la plupart les étapes déjà évoquées lors de la description des voies de toxicité.