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L’importance de l’État via les impôts

Lors de la Seconde Guerre Mondiale, Keynes préconisait une hausse de la fiscalité pour financer la guerre (effort militaire) sans créer de l’inflation en augmentant l’impôt sur le revenu. À la suite, il préconisa également le remplacement de l’impôt sur le revenu par des cotisations à une caisse de sécurité sociale autonome et la mise en place d’un impôt sur la fortune.

Dans le même cadre, Kaldor (1955) a apporté également son expertise dans le domaine fiscal via des recommandations de politiques économiques auprès du gouvernement britannique de la période. Son objectif était la mise en place d’une fiscalité plus efficace, plus équitable et plus redistributive avec plus de justice sociale en ponctionnant davantage les plus riches. Il préconisa des taxes sur le capital, sur les donations, les héritages, les gains du capital et particulièrement sur les dépenses. Kaldor met en avant une idée déjà évoquée par Hobbes dans le passé, à savoir la possibilité de baser les taxes152 sur les dépenses en lieu et place d’une imposition sur le revenu153. Keynes considère que cette idée est théoriquement saine mais impossible à réaliser en pratique. Le premier argument évoqué par les détracteurs de l’impôt sur le revenu tels que John Stuart Mill154 est relatif au problème de la « double taxation » de l’épargne (les individus subissent une taxe supplémentaire sur un revenu net). Cette pratique risque de décourager

152 L’auteur distingue deux types de taxe : la taxe directe qui s’abat sur les individus (entités légales telles que les entreprises ou personnes physiques) et la taxe indirecte basée sur une transaction quelconque (Kaldor 1955, Chap. I, p. 21).

153 Kaldor N. (1955, p. 11)

154 Mill J-S. (1848), Principles of Political Economy with Some of their Applications to Social Philosophy, edited and abridged by Stephen Nathanson, Hackett Publishing Company, Inc, 2004.

72 l’épargne car plusieurs contribuables trouveront inéquitables cette méthode de taxation qui ne fait aucune distinction entre les ressources épargnées d’une part pour pallier les dépenses urgentes, à la retraite et d’autre part les revenus découlant de sources permanentes et sûres. Toutefois, ni Mill, ni les autres n’ont réussi à justifier pleinement l’imposition sur les dépenses en termes d’équité155. Pour Kaldor, le vrai problème du système de taxation n’est pas la comptabilisation de l’épargne dans le « revenu taxable » mais plutôt l’inadaptabilité du concept de « revenu » comme estimateur de la capacité financière taxable. Autrement dit, le système de taxation via le revenu est incapable de toucher la capacité dépensière des agents dont l’utilisation est effectuée par l’intermédiaire de la désépargne (dépenses en capital), des profits en capital et autres bénéfices de divers types. L’impôt sur le revenu introduit un biais en faveur des propriétaires de capital dont les capacités financières stables et taxables sont sous-estimées en comparaison des revenus issus du travail. Le risque de manipulation ou de transformation de revenus taxables en gains de capital par certains contribuables est non négligeable. L’État peut rendre l’impôt sur le revenu équitable en élargissant le revenu taxable par l’intégration des gains du capital, des autres ressources financières perçues et le remplacement de l’impôt sur le revenu par une taxation annuelle sur la propriété ou sur les biens. Cette dernière (taxation annuelle) aurait un effet sur l’épargne, la désépargne, la prise de risque, le découragement des salariés, le non consentement à l’impôt156. Ce système de taxation sur les dépenses offrirait de meilleurs instruments pour mieux contrôler la stabilité et la croissance économique en comparaison au système de taxation sur le revenu qui est indubitablement progressif et par conséquent conflictuel. Globalement, une taxation sur les dépenses encouragerait l’épargne qui à son tour favoriserait le progrès technologique, la croissance de la productivité, la hausse des revenus et en fin de compte une hausse plus consistante de l’épargne. Cette politique fiscale soutiendrait le secteur manufacturier en raison d’une croissance substantielle de la productivité. Cette dernière entraînerait à la suite une progression de la productivité globale et du revenu qui impliqueraient à leur tour un accroissement des biens manufacturiers et par un cercle vertueux, faciliteraient les conditions de vie157.

Dans la pratique, Kaldor avait réussi à convaincre en 1965 le gouvernement de mettre en place une taxe sur les gains en capital et un impôt sur les profits des sociétés (taux de 40 %). En 1966,

155 Kaldor N. (1955, p. 13)

156 Ibid., p. 14

73 une nouvelle fiscalité a été adoptée par l’intermédiaire du « Selective Employment Tax »

(SET)158. Cet impôt « sélectif », discriminatoire ambitionnait de taxer l’emploi dans le secteur des services qui est en sureffectif et, en contrepartie, de subventionner l’emploi dans le secteur industriel. L’objectif étant de rediriger le travail vers l’industrie, réduisant de fait les coûts de ce secteur et rendant les exportations plus compétitives (Kaldor 1980)159.

Hansen(1949), quant à lui, aborde la question de l’impact de l’impôt sur l’activité via le mode de financement. Il distingue une multitude de manière d’augmenter d’une unité le revenu national. Celui-ci peut être augmenté en faisant varier les prélèvements, les dépenses, le déficit ou encore en modifiant la structure de dépenses et/ou de revenus. Toutefois, en dépit de ses préconisations d’utilisations des dépenses publiques pour soutenir l’activité économique, Hansen mettait en garde contre la dette excessive en ces termes « Au-delà d’une certaine limite (relative), la dette publique peut affecter la maniabilité160 de l’économie »161. Par ailleurs, Hansen attire également l’attention contre l’amalgame entre la politique budgétaire et le financement du déficit (deux termes n’ayant absolument pas la même signification)162. En effet, un accroissement des dépenses publiques tend à accroître le flux du revenu national quelle que soit la méthode de financement mais l’effet varie en fonction de la méthode de financement utilisée163. Si la hausse des dépenses publiques est financée par emprunt bancaire alors la quantité de monnaie augmentera. En admettant que le financement se réalise auprès des citoyens, alors les dépôts déjà existants seront dépensés. Dans le cas où elles sont financées par un impôt progressif (contribution plus importante chez les plus riches), alors il en résultera une baisse de l’épargne sur la richesse sans porter significativement atteinte à la consommation. Au cas où le financement se réalise via un prélèvement régressif (contribution semblable que l’on soit pauvre ou riche : TVA par exemple), alors la production pourrait augmenter du montant des dépenses engagées mais pas d’une manière exorbitante. Il va dans le même sens que Keynes qui justement pense qu’une hausse des dépenses publiques financée par un impôt progressif serait plus à même d’accroître la production et l’emploi. Toutefois, il affirme qu’en dehors d’un

158 Appliqué en 1966, il est remplacé par la TVA en 1973.

159 Llorca M. (2016)

160 Dans le sens d’une allocation efficace des ressources

161 Hansen A-H. (1941) dans Hansen (1945, p. 400)

162 Hansen A-H. (1949, p. 167)

163 Il distingue quatre méthodes de financement : emprunt auprès des banques, emprunt auprès du public, financement via un système de taxation progressive et celui via une taxation régressive (Hansen, 1949, p. 167).

74 financement des dépenses par une imposition progressive, une hausse des dépenses publiques financée par une taxation régressive ou financée par prêt peut être expansionniste (Hansen, 1945, p. 382)164.

Hansen (1949) estime que si le montant reçu (particulièrement les recettes fiscales) des citoyens est supérieur au montant perçu par ces derniers alors ce surplus causera une baisse des dépenses privées165. Cela sera d’autant plus vrai que l’impôt sur le revenu est largement collecté auprès des ménages à forte propension à consommer. Néanmoins, si ce surplus est utilisé pour retirer les bons du Trésor détenus par les banques commerciales alors il s’en ensuivra une baisse de la demande de dépôts et une restriction des offres de crédit des banques. Il critique dans le même registre le Comité pour le Développement Economique (CED)166 qui proposait une politique budgétaire de stabilisation (« stabilizing budget policy »). Autrement dit, en période de boum économique, les prélèvements fiscaux devront être supérieurs aux dépenses publiques ; pendant les années de dépression, les dépenses devront excéder les impôts prélevés aux citoyens en contribuant par conséquent à la fluidité des dépenses publiques et privées. Pour lui, ce programme politique ne fera qu’augmenter le taux de chômage et précipiter drastiquement le déclin de l’activité et de l’emploi167.

Harrod (1970) aborde le principe de « central paradox » sur la politique budgétaire et formule qu’un accroissement du ratio déficit par rapport au PIB (politique budgétaire expansionniste) favorise le taux de croissance réel (ou effectif) mais abaisse le taux de croissance garantie168. Pour relever ce dernier, Harrod suggère l’adoption d’un fort taux de taxation pour stimuler

164 (i)Si le taux de taxation était faible, un changement de la structure d’imposition est tel que le pouvoir d’achat de la grande masse de consommateurs soit touchée alors cela causera une forte baisse de la consommation. Par contre, si un changement de structure d’imposition touche particulièrement les hauts revenus (imposition progressive) c’est alors l’épargne qui déclinera grandement et la consommation demeura stable. Quand le changement de structure d’imposition touche l’ensemble des deux catégories alors l’épargne et la consommation sont réduites vu que le revenu est stimulé par la profusion de dépenses publiques. (ii) Dans le cas d’un financement des dépenses publiques par prêt, l’épargne et la consommation évolue au même rythme que le revenu car le taux d’imposition reste inchangé. (iii) Si le taux d’imposition est drastiquement réduit alors du pouvoir d’achat est libéré pour la consommation et l’épargne. Ainsi les dépenses publiques, les dépenses privées et le revenu national augmentent mais c’est également le cas du déficit public. Par ailleurs, l’impact sera d’autant plus important sur la consommation que la baisse concerne les impôts régressifs alors qu’une réduction des impôts progressifs favorisera une augmentation de l’épargne (Hansen 1945, p. 384-386).

165 Hansen (1949, p. 165)

166 Créée en 1942, cette organisation de recherche a pour but de proposer des solutions à la nation américaine.

167 Hansen (1949, p. 176-177)

168 C’est le taux de croissance pour lequel l’investissement anticipé par les entrepreneurs coïncide avec le désir d’épargne des consommateurs.

75 l’épargne nationale et une intensification des investissements publics. Néanmoins, il reconnaît qu’un fort taux d’imposition pourrait freiner les investisseurs privés.

En outre, l’État aurait besoin de poursuivre une politique expansionniste (voire creuser ses déficits) à travers une réduction des impôts quand l’économie fait face à un excès d’épargne (détenue par les citoyens et les entreprises) et si le taux de croissance avoisine celui de plein-emploi (taux de croissance garantie proche du taux de croissance naturelle). Pour lui, le point de vue général de « l’homme de la rue » à savoir mettre un pied sur l’accélérateur (politique de relance) quand l’économie est en situation de récession et de chômage important semble naturel et plausible mais il est faux en réalité. Il faudrait mettre un pied sur l’accélérateur quand le chômage est à son minimum. L’État ne doit aucunement hésiter à creuser le déficit pour soutenir l’économie. Moudud émet des réserves sur certaines idées d’Harrod telles que concilier une hausse des impôts et augmenter les investissements ; concilier les probables effets néfastes d’un fort taux de taxation (ou d’un creusement des déficits) sur l’épargne et par conséquent sur le taux de croissance garantie d’Harrod. Le taux de croissance de long terme s’ajustera au taux de croissance garantie en baisse (quand l’épargne chute). Les effets négatifs du déficit public de long terme risquent de l’emporter sur les effets positifs de court terme de celui-ci169. J.Robinson lui rétorque que rien n’indique que le taux de croissance réel s’alignera sur le taux de croissance garantie d’Harrod170. Cet impératif d’une présence significative de l’État dans l’activité économique est également analysé sous l’angle des différentes fonctions de celui-ci.