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Les dépenses publiques, leurs composantes et leurs effets sur l’emploi L’analyse des effets budgétaires sur l’emploi a été introduite dans la littérature des finances

publiques au milieu des années trente grâce à la Théorie Générale de Keynes de 1936 qui a profondément bouleversé le thème central de la théorie budgétaire. Le sujet de discussion est passé de l’analyse des variations des ressources utilisées à leurs effets sur le niveau global de l’activité. L’emploi est de fait vu comme dépendant de la demande agrégée et de la politique budgétaire (une contributrice directe à l’emploi). La politique budgétaire devenait un déterminant crucial du niveau d’emploi100. La place de l’État est fortement présente chez Keynes, et mérite des éclaircissements puisqu'elle se démarque fortement de la conception traditionnelle.

En effet, dès février 1930, Keynes proposa au Comité Macmillan sept remèdes pour sortir de la crise de 1929, parmi lesquels101 des dépenses d'investissement public (politique de travaux

100 Musgrave R. (1985, p. 46)

101 Les sept remèdes soumis par Keynes le 28 février 1930 au comité Macmillan ((le rapport est publié en juin 1931) sont (par ordre croissant d’intérêt et d’efficacité) :

56 publics) financées par emprunt102. Il affirme ainsi que : « l’investissement réalisé par l’État brisera le cercle vicieux. Si on peut arriver à appliquer cette politique pendant une paire d’années, cela aura comme effet, si mon diagnostic est exact, de restaurer les profits des entreprises à un niveau normal, et l’entreprise privée repartira… » (CW XX, p. 120). Ce mécanisme de relance se fait via le mécanisme du multiplicateur sous l’hypothèse d’un certain degré de myopie des ménages.

Il rejette par la même occasion les critiques évoquées par le Trésor public (Treasury view) d'effet d'éviction103 puisque selon lui, les dépenses nouvelles provenant de cet investissement public contribueront à créer de l’activité104, donc à diminuer les dépenses imputables au chômage et à restaurer les marges de profit des entreprises. Ce faisant, les sommes générées permettront le remboursement de l’emprunt.

Toutefois, le traitement de la question des composantes des dépenses publiques reste moins explicite puisqu'il n’évoque que les dépenses sur fonds d’emprunt, même « quand elles sont inutiles » (c'est-à-dire, quand elles ne contribuent pas directement à l’augmentation de la richesse), peuvent enrichir la communauté. Keynes note en effet, avec une certaine ironie que l’opinion publique (dont les hommes politiques et les banquiers) préfère souvent des dépenses sur fond d’emprunt totalement inutiles, à des dépenses partiellement inutiles qui, n’étant pas totalement dépourvues d’utilité, sont jugées au regard de critères strictement économiques105.

(ii) une réduction générale des revenus nominaux qui s’appliquerait à tous les salaires, rémunérations et émoluments de quelque nature qu’ils soient,

(iii) des subventions aux entreprises en général ou à certains secteurs en particulier ; (iv) la rationalisation de l’industrie en cas de capacités de production excédentaires ; (v) le retour à un certain protectionnisme ;

(vi) la politique de travaux publics financés par emprunt ;

(vii) la concertation entre les grandes banques centrales, essentiellement pour stopper la baisse des prix mondiaux (Keynes, 1981, CW, XX, pp. 71-75).

102C'est d'ailleurs la première fois (et pour beaucoup aussi la dernière fois car dans la Théorie Générale, l’analyse de l’investissement public est à peu près passée sous silence) que l’analyse de l’investissement public est aussi approfondie dans l’œuvre de Keynes. Toutefois il faut signaler que dès 1928, Keynes, qui a pris la position d'économiste officiel du parti libéral, écrit avec Henderson « Can Lloyd George Do It ? » un texte destiné à soutenir le programme libéral de lutte contre le chômage, construit essentiellement autour de la politique de grands travaux. 103 « Le Trésor public refuse certaines mesures sous prétexte que ça va coûter de l’argent sans s’occuper de ce qu’il peut récupérer en allocations-chômage ou grâce à l’augmentation des revenus. C’est un cercle vicieux, on n’entreprend rien parce qu’on n’a pas d’argent, mais c’est précisément parce qu’on n’entreprend rien qu’on n’a pas l’argent » (Keynes, 1981, CW, XX, p. 120).

104 « Les dépenses sur fonds d’emprunt sont commodes pour désigner les emprunts nets de toutes sortes des autorités publiques, tant pour le compte capital que pour couvrir le déficit budgétaire. Les dépenses sur fonds d’emprunt de la première sorte agissent en accroissant la propension à consommer » (Keynes, 1939, CW, VII, p. 147).

57 Il en arrive ainsi à considérer que « la solution la plus acceptable de toutes les solutions consiste à creuser dans le sol des trous connus sous le nom de mines d’or, solution qui non seulement ne saurait ajouter quoi que ce soit à la richesse réelle du monde mais qui encore engendre du travail inutile» (Keynes, 1939, CW VII, p. 148).

Keynes évoque également la composition des dépenses publiques dans les « Treasury Memoranda » publiés durant la seconde guerre mondiale (en 1943-44) et qui constituent pour reprendre l'expression de J. Kregel ses « propositions politiques à long terme ». Keynes montre ainsi dans ses notes destinées au Trésor qu’il préfère nettement une action gouvernementale en faveur des dépenses d’investissement à des mesures destinées à la relance de la consommation106(telle qu'une réduction de l'impôt sur le revenu des contribuables ayant la propension marginale à consommer la plus forte ; une mesure préconisée par Meade J.A). Le premier type de politique budgétaire est, selon lui, d'une efficacité beaucoup plus grande afin d’atteindre le plein-emploi (même s'il fait une exception à une proposition de Meade concernant la mesure d'allégement des charges sociales réalisée de façon contra-cyclique107).

En outre, Keynes affirme que le programme de socialisation108 devrait être compris entre 7,5 % et 20 % du produit national brut (PNB). Il devrait combler les lacunes de l’investissement privé, c'est-à-dire son incapacité à assurer seul le plein-emploi ; il est donc déterminé par la différence entre le montant de l’investissement privé et celui de l’épargne qui serait disponible pour un niveau de revenu et d’emploi correspondant au plein-emploi. La question de l’impact des dépenses publiques et leur répartition sur l’activité, et plus précisément sur l’emploi, est un sujet de préoccupations majeures chez des économistes tels que Kalecki.

106« En premier lieu…une diminution de la pression fiscale sur laquelle les gens ne penseraient pouvoir compter que durant une période courte et non définie peut très bien n’avoir que des effets limités sur la stimulation de leur consommation. Et, si cela marche, il serait extrêmement difficile d’un point de vue politique de revenir à la pression fiscale antérieure lorsque la situation du chômage se sera améliorée…En second lieu, il n’est pratiquement pas plus facile politiquement de faire accepter à l’homme de la rue lesincitations à la consommation en période difficile que celles visant la dépense en capital » (Keynes J-M., 1980, CW, p. 319).

107« A ce sujet, Monsieur Meade va faire une proposition, qui, je pense, mérite d’être considérée, à savoir que le montant des contributions employeurs et salariés au Fonds de Sécurité Sociale devrait varier en fonction de la situation de l’emploi, augmentant lorsque le chômage passe en-dessous d’un niveau critique et diminuant quand il passe au-dessus. Il souligne que l’avantage de cette mesure est qu’elle n’est pas sujette au phénomène d’effet retard qui s’applique à la fiscalité directe, mais qu’elle peut être appliquée et avoir un effet très rapide » (Keynes J-M.,1980, CW, p. 278).

58 Suivant Kalecki, l’État à travers un accroissement de ses dépenses peut accroître directement et indirectement le niveau d’emploi. En effet, si l’État entreprend des dépenses d’investissement (construire des écoles, d’hôpitaux, des routes) ou subventionne la consommation de masse (allocations familiales, réduction des taxes indirectes, subventionner les biens de première nécessité) et de surcroît si les dépenses publiques sont financées par emprunt et non par taxation (qui pourrait impacter la consommation et l’investissement privés) alors la demande effective de biens et services pourrait hausser jusqu’à permettre la réalisation de l’objectif de plein-emploi. Les dépenses publiques, à travers la hausse de la production et de l’emploi, bénéficient non seulement aux travailleurs mais favorisent également l’accroissement des profits des entrepreneurs109 et d’autant qu’elles n’entraînent pas d’impôts supplémentaires110.

Kalecki expose l’importance des titres publics en réfutant l’idée selon laquelle les titres publics émis par l’État et achetés par les ménages freinent la consommation et l’investissement (l’effet d’éviction). Si l’État effectue des dépenses pour payer ses fournisseurs par exemple ; ces derniers en général n’épargneront pas cette somme mais la mettront en circulation via l’investissement ou par le biais de l’achat de biens et services. Finalement, les titres publics vont participer à l’enrichissement des personnes et des firmes et les détenteurs d’actifs bénéficieront des rendements de leurs avoirs. Si les citoyens ne souhaitent pas acheter l’ensemble des obligataires d’État, alors les autorités publiques se tourneront vers la Banque Centrale pour obtenir des liquidités. Si la banque accepte le prêt, alors le taux d’intérêt restera maintenu. Par contre, si la banque rejette ou refuse de racheter les titres publics, alors la valeur de ces derniers risque de chuter causant une hausse des taux d’intérêt et incitant en conséquence le public à détenir des obligations publiques. Pour Kalecki le niveau du taux d’intérêt dépend de l’attitude de la Banque Centrale111.

109 Kalecki ne comprenait pas le refus catégorique de grandes puissances telles que les États-Unis, la France, l’Allemagne d’utiliser la politique des dépenses publiques lors de la Grande Dépression des années trente. Il l’explique entre autres par :

(i) le soubassement de la doctrine de la « finance saine » qui imagine que le niveau d’emploi dépend de l’État de confiance ;

(ii) l’effet d’éviction sur l’investissement privé de la hausse des dépenses publiques ;

(iii) raisons politiques (la maintenance du plein emploi via les dépenses publiques pourrait créer des changements sociaux et politiques et en outre cette doctrine trouve normale la subsistance du chômage dans un système capitaliste) (Kalecki M., 1943, p. 3).

110 Kalecki M. (1943, p. 1-2)

59 Par ailleurs, Kalecki s’intéresse à l’impact du déficit public sur le profit des entrepreneurs à travers un modèle statique du type 𝑃 = 𝐶𝑘+ 𝐼 − 𝑆𝑤 + (𝐺 − 𝑇) + (𝑋 − 𝑀) avec P le profit total perçu par les capitalistes, 𝐶𝑘 la consommation des capitalistes, 𝑆𝑤 = 𝑊 − 𝐶𝑤 l’épargne nette des travailleurs, (𝐺 − 𝑇), le déficit public (solde budgétaire), (𝑋 − 𝑀) l’excédent commercial (solde extérieur).

Dans le cas d’une économe fermée, l’équation devient 𝑃 = 𝐶𝑘+ 𝐼 ; c'est-à-dire que les salariés dépensent ce qu’ils gagnent et les capitalistes gagnent ce qu’ils dépensent. À partir de cette équation, il détermine l’impact du déficit budgétaire et de l’excédent de la balance commerciale sur le profit total des entrepreneurs. Dès lors, un déficit budgétaire et un excédent commercial permettent aux capitalistes de percevoir des profits supérieurs à leur consommation de luxe et à leur investissement. L’effet positif de l’excédent commercial est dû à un gain de revenu national par rapport aux dépenses intérieures à cause du surplus d’exportations par rapport aux importations. De la même manière, un déficit public correspond à un excédent du secteur privé sur le gouvernement. En effet, le surplus de profits émane d’un gain de ressources sur les dépenses du secteur privé. Ces dernières seront financées en partie, grâce aux prêts de l’État induisant une hausse de la dette publique. Les achats publics peuvent ainsi être comparés à des exportations nettes entraînant l’obtention de créances nettes de la part des agents résidents non publics ; de même, le déficit budgétaire peut être considéré comme un excès d’exportation bien qu’artificiel112. Parmi les différentes méthodes de financement de ce déficit public, la monnaie y joue un rôle central dans la théorie keynésienne.